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Umberto Eco et la publicité comme univers de signes

12/09/2017 | par Geneviève Dubord | dans Art & Société | 6 commentaires

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ANALYSE : Pour Umberto Eco, la publicité est un univers de signes accessible, simple et persuasif. La « réclame » est loin d’être un lieu de signification palpitant et créatif pour l’herméneute qui sommeille en nous, explique Geneviève Dubord. En la matière, nul besoin de chercher le sens caché, il vient à nous sans effort, d’un pas très rassurant. 


Doctorante en philosophie pratique à l’Université de Sherbrooke, Geneviève Dubord enseigne au Centre d’études collégiales de Lac-Mégantic au Québec.


Pour Umberto Eco, le grand romancier et sémioticien du 20ème et du début du 21ème siècles, l’homme vit dans une réalité remplie de signes à interpréter. On pense bien sûr au langage parlé et écrit, où chaque mot et expression possède un sens littéral comme un sens métalinguistique, mais aussi aux œuvres d’art, à la musique, aux éléments architecturaux ou aux objets en général, qui sont tous des signes porteurs d’une signification. C’est dans La structure absente, traduction française de 1972 [1], qu’Eco va consacrer un chapitre à la publicité.

La publicité est certes un univers de signes mais ce n’est pas le plus important, selon lui. En effet, une publicité nous informe, brièvement, sur un sujet ou un objet précis : «La communication publicitaire, liée à la nécessité de recourir au déjà acquis, se sert, en général, de solutions déjà codifiées» [2]. Ce qui laisse peu de place à la coopération du destinataire qui est pourtant centrale chez Eco. Le lecteur d’un roman, par exemple, est appelé à participer activement à l’interprétation d’un texte. L’auteur, par sa stratégie textuelle, donne des indices qui guident l’interprète. En lisant Le Nom de la rose, le lecteur est amené à proposer différentes issues à l’histoire. Qui est le meurtrier? Quel est son but? Le personnage de Guillaume nous invite à analyser les indices et à éliminer les suspects. Le lecteur reçoit une tonne d’informations qu’il doit filtrer.

En revanche, la publicité implique une coopération momentanée du destinataire, ce qui fait que cet univers de signes est moins intéressant, selon Eco. Le roman divertit, l’essai nous informe, le poème nous émeut et la publicité persuade. Cette persuasion a pour but d’inciter à la consommation, et ce, au profit des entreprises. Quoique que le penseur ne soit pas friand de ce type de communication, il n’en demeure pas moins que la publicité fait partie de notre réalité et nous invite à interpréter les signes visuels et verbaux qu’elle propose.

La publicité, classique ou originale   

Selon Eco, il existe deux types de publicité, selon qu’elle est soit classique, soit originale. Une affiche, faisant la promotion d’un restaurant italien, peut nous présenter un plat de pâtes fumantes et garnies qui donne envie de le déguster. Il s’agit d’une publicité qu’Eco qualifie de «classique». Rien d’original, certes, mais le message remplit son rôle, celui de répondre aux attentes du public. Ces attentes sont en fait des codes inscrits dans notre culture, dans ce qu’Eco appelle «notre encyclopédie». Cette dernière désigne les conventions généralement admises dans une culture donnée et sur lesquelles nous nous référons pour interpréter les différents signes qui parsèment notre réalité. Ainsi, il est conventionnel, pour une publicité contemporaine occidentale de vêtement féminin, de voir une jeune femme en dessous du «poids santé», grande et caucasienne. Nous interprétons la minceur comme étant une caractéristique de la beauté. Tout dépend bien sûr des époques. Dans les années 60, une jolie femme devait avoir une silhouette avec des courbes rondes et proportionnées sans être nécessairement grande. L’actrice américaine Marilyn Monroe en est un bon exemple. Ainsi, les publicités codifient les normes acceptables du corps féminin. Les adolescentes d’aujourd’hui croient qu’il faut ressembler à ces mannequins pour être «normales». On oublie souvent que ces photos ont été transformées par des logiciels tels Photoshop. Un mouvement publicitaire est né en réaction contre ces stéréotypes. La compagnie Dove, propose des publicités qu’Eco classerait dans la catégorie «originale». On y voit des femmes de toutes les formes, couleurs et rondeurs afin de montrer que la beauté naturelle doit primer sur celle artificielle. Ceci attire l’attention du lecteur en contournant les normes de communication qui sont acquises. On s’attend à voir une femme parfaitement mince et élancée mais voilà qu’une femme rondelette se présente en sous-vêtement et semble bien dans son corps. Notre système d’attente rhétorique se trouve bouleversé. Ce bouleversement est nécessaire pour que le message passe.

Même si cette catégorie de publicité est dite «originale», Eco conçoit qu’elle répond tout même aux attentes du public. Ainsi, la compagnie Dove, en présentant une publicité non-conventionnelle, soulève une problématique sociale qui est déjà connue. Les problèmes d’anorexie et de boulimie chez les jeunes adolescentes sont abordés fréquemment. Dans un article paru en mai 2012 dans Le Figaro, l’expert psychiatre Jean-Pierre Benoît affirme : «Pour nous psychiatres, nous ne pensons pas que les magazines font l’anorexie mais ils y contribuent, en désignant la silhouette idéale et comment il faut être. Les jeunes filles en manque de repères intérieurs vont alors les chercher à l’extérieur» [3]. Il existe donc un désir de dénonciation, un mouvement de solidarité féminine, un besoin de changement. La campagne publicitaire de Dove répond à ce désir et véhiculant des valeurs que plusieurs veulent défendre : la beauté naturelle, le respect des différences et l’estime de soi. Donc, même les publicités « originales » se fondent sur des idées qui existent ou qui se développent dans une culture donnée. C’est pour cette raison qu’Eco prétend que la publicité à une fonction « rassurante » auprès du public car elle utilise des images et des prémisses que le consommateur connaît et souhaite.

Les différents types de codes utilisés par la publicité

Eco prétend que la publicité utilise plusieurs types de codes. Celui iconographique est le plus fréquemment utilisé. Il s’agit de l’image. Ce qui attire l’attention du destinataire ce sont les couleurs, les figures. Une publicité réussie est souvent celle qui procure un effet agréable ou percutant. Si le meilleur pub [restaurant de type anglo-saxon] propose une affiche terne, aux lettres petites et sans image précise sur la fonction du commerce et qu’un pub de moindre qualité mais dont la publicité offre des énoncés clairs, des couleurs attrayantes et une photo d’un verre de bière bien froid et moussant, le second aura beaucoup plus de clients. Peu importe la qualité réelle de l’établissement : la qualité des publicités influence ainsi le choix des consommateurs.

D’autres types de codes, comme ceux du goût, chevauchent ceux de nature iconographique. Il semble évident que le verre de bière glacé et moussant correspond davantage au goût des consommateurs qu’un petit verre de bière tiède et plat.

Les codes rhétoriques concernent quant à eux les prémisses, les arguments textuels ou oraux utilisés. Une publicité automobile télévisée pourrait présenter de magnifiques images mais si le narrateur n’est pas convaincant et semble hésitant, les autres codes perdent de leur effet.

D’autres publicités misent sur les codes de la sensibilité. Le gouvernement québécois investit dans des publicités dont le but est de sensibiliser les automobilistes aux risques que représente l’utilisation des téléphones cellulaires au volant. On voit une jeune fille conduire, prendre son téléphone et répondre à un texto. Elle dévie un peu de la route et percute un véhicule lourd. On voit le pare-brise fracassé et la jeune fille inerte. Le message est clair : textoter en conduisant peut mener à la mort. Ce type de publicité a pour but d’ébranler le destinataire pour que celui-ci prenne conscience des conséquences que peuvent avoir ses actes.

La publicité et les six fonctions du discours

Eco ajoute que l’ensemble de ces codes permet de remplir six fonctions du discours inspirées par celles que propose Roman Jakobson [4]. Ce dernier considère que les deux fonctions les plus importantes sont l’émotion et l’esthétique. Si la publicité n’atteint pas la sensibilité des individus, elle n’aura aucun impact. Il est certain qu’il existe différents degrés de sensibilité. L’annonce publicitaire qui dénonce l’utilisation des téléphones portables au volant fait preuve d’un discours fortement émotif. Il peut aussi s’agir d’une publicité de produits pour nourrisson où l’on voit une maman pleine de tendresse envers son enfant ou une annonce de chaussures de sport Puma dans laquelle le coureur remporte un marathon. Sans discours émotionnel, l’effet serait beaucoup moindre. Si une publicité pour une paire de chaussures Puma expliquait techniquement leur fabrication, le public serait perdu. Le fier coureur qui gagne une course a plus d’impact. Nous ne sommes donc pas dans un univers de significations où la valeur de vérité est primordiale comme le serait un essai scientifique ou un discours sur les effets de la pollution. Il nous est tous arrivé d’être emballé par un produit nouveau, mais une fois acquis, nous en sommes parfois déçus. C’est la fonction esthétique du discours publicitaire qui joue sur l’impression de performance d’un produit. Cela n’implique pas que toutes les publicités partagent des fausses informations, mais seulement que plusieurs produits ou services sont surestimés par l’aspect esthétique de la publicité. Là encore, nous savons tous la nécessité d’être critique face aux publicités, mais la tentation est là. C’est que la fonction esthétique du discours publicitaire a bien rempli son rôle.

D’autres fonctions du discours s’entremêlent avec l’émotion et l’esthétique. Eco nomme « phatique » la fonction du discours qui sert à s’assurer que le destinataire demeure bien connecté au message. Une publicité trop ambiguë, qui exige une attention et une analyse assez importante de la part du destinataire, risque de ne pas atteindre son but. Une affiche ou une annonce télévisuelle doit présenter des indices assez clairs du produit en question. La plupart des produits populaires utilisent le discours référentiel afin de remplir la fonction phatique. Comme par exemple, la colombe des produits Dove ou la fameuse pomme des produits Apple. Le consommateur, sans même avoir vu ou entendu d’autres images sait qu’un téléphone cellulaire avec une pomme est de marque Apple. D’autres produits misent plutôt sur la fonction impérative du discours comme : « Buvez Coca-Cola! » ou « Ici, c’est Pepsi. ». Finalement, en ce qui concerne la fonction métalinguistique du discours, on joue avec les mots pour créer un effet stylistique ou métaphorique tel que le slogan de la Banque Populaire : « Banque et populaire à la fois. » ou bien celui de Canal + : « Et tellement + encore. ». De telles tournures de phrases sont facilement mémorisables, ce qui fait que le public ne l’oublie pas de sitôt.

Que le message publicitaire soit vrai ou faux, il n’en demeure pas moins construit sur la base d’attentes générales. L’analyse d’une publicité ne doit pas se faire en fonction de sa valeur de vérité mais plutôt en fonction de son potentiel de persuasion. Or, cette persuasion, se fait à partir d’une rhétorique très conventionnelle. On pourrait supposer que celui qui produit une publicité utilise un langage nouveau afin d’attirer l’attention du public mais Eco croit, comme nous l’avons vu, que la communication publicitaire a une vocation « rassurante ». En matière de goûts et de besoins, le public aime se reconnaître dans une publicité. Dépensant beaucoup, les entreprises rivalisent quant à la beauté graphique ou à l’originalité du message. Que l’on pense ainsi aux publicités télévisuelles présentées pendant le Super Bowl américain. Selon Anaïs Brasier, dans son article L’incontournable Super Bowl : quelques chiffres [5], un espace publicitaire de trente secondes coûtait cinq millions de dollars US en janvier 2017. Les entreprises telles que Nintendo, Audi et Mercedes n’ont pas hésité à payer le gros prix pour être vu par des millions de téléspectateurs. Dans la perspective d’Eco, nous pourrions prétendre que ces publicités onéreuses n’ont pas pour but de mettre au jour des informations innovantes et parfaitement nouvelles. Elles présentent exactement ce que le public attend : des jeux divertissants ou de magnifiques voitures de luxe. La publicité est un univers de signes accessible, simple et persuasif. Loin d’être pour Eco un lieu de signification palpitant et créatif pour l’herméneute qui sommeille en nous. Nul besoin de chercher le sens caché, il vient à nous sans effort, d’un pas très rassurant.

[1] ECO, Umberto, La structure absente, Paris, Éditions Mercure de France, 1972, 448 pages.
[2] ibid., p.257.
[3] PIQUET, Caroline, «Les magazines ne font pas l’anorexie mais y contribuent», Le Figaro.fr (mai 2012),
[4] Linguiste russe du 20ème siècle et fondateur de la phonologie moderne, forme souple du structuralisme. Il est l’auteur, entre autres, des ouvrages suivants : Essais de linguistique générale et La Charpente phonique du langage.
[5] BRASIER, Anaïs, «L’incontournable Super Bowl : quelques chiffres», Infopresse (janvier 2016),

 

Geneviève Dubord

Doctorante en philosophie pratique à l'Université de Sherbrooke, Geneviève Dubord enseigne au Centre d'études collégiales de Lac-Mégantic au Québec.

 

 

Commentaires

[…] Globaïa. Apprentissage : le cerveau est comme une forêt! Le bouc emissaire. Umberto Eco et la publicité comme univers de signes. […]

par À trier - alg29 | Pearltrees - le 12 septembre, 2017


Souvenirs, souvenirs… ça fait un bail que j’ai plongé studieusement mais douloureusement dans « La structure absente » lors de mes études de linguistique…il ne m’en reste que des lambeaux.
Ce qui me frappe dans la bonne présentation qui en est faite ci-dessus, c’est l’omniprésence de certains mots, comme « signe », « code », « fonction », « information ».
J’ai eu la chance de travailler Eco avec Jacques Lacan à côté, qui complétait avec la théorie du.. « signifiant ». Un signifiant ouvre la possibilité à l’ambiguïté, à l’incompréhension, au ratage dans notre bas monde si obsédé par la perfection de l’information. Un monde où on a le loisir de rater est un monde où on peut respirer et pardonner, pendant qu’on y est.
Ce qui me frappe dans la pensée d’Eco, c’est comment cette linguistique parvient à empailler le Verbe, en le mettant sous la loupe pour analyser à mort jusqu’aux effets produits.
Il y en a un autre qui a été formidablement doué pour opérer cette analyse, et qui l’a mis à très grand profit : il s’agit d’Adolf Hitler dans son chapitre sur la propagande dans « Mein Kampf ».
Le moins qu’on puisse dire, c’est que « Mein Kampf » n’est pas politiquement correcte, mais Adolf Hitler a toute la maîtrise d’un… vrai publicitaire pour analyser les effets de son rhétorique, et ce qu’il escomptait produire sur son auditoire.
Je crois qu’on peut dire qu’il n’est pas… bon ? bien ? d’être conscient à ce point de ce qu’on fait, et ce qu’on veut faire.
Comme quoi… la conscience volontaire n’est pas de tout bénéf.
Nous le savons… confusément.. QUELQUE PART, de toute façon…

Je me souviens d’une pub que Kookaï avait fait il y a quelque temps où l’on voyait une… Kookaïette (!!!!!) jeune, maigre, et caucasienne, assise dans un fauteuil crade avec un jeune homme imberbe drapé sur ses genoux, et plusieurs boites de pizza vides autour d’elle, dans un intérieur banal, morne, triste, en somme… moderne. C’était une parodie de la Piéta de Michelangelo…
Quand j’ai envoyé une lettre protestataire au service marketing, on m’a répondu avec une sincérité très naïve et touchante, en dévoilant le message qu’ils voulaient délivrer sur la kookaïette… moderne.
C’était pathétique.
Ce qui était cocasse, c’était de constater à quel point le langage/la langue continue à échapper au contrôle.. même des publicitaires (et les linguistes) les plus sincères, et convaincus du bien fondé de leurs entreprises…
Longue vie au Verbe, pour qu’il puisse continuer à nous surprendre, pour le meilleur, et forcément, pour le pire aussi, puisque l’un n’arrive pas sans l’autre…

par Debra - le 13 septembre, 2017


[…] Institut du monde arabe. Bénédicte Shawky-Milcent : A quoi bon lire au lycée ? Umberto Eco et la publicité comme univers de signes. […]

par Plaisir de lire | Pearltrees - le 17 septembre, 2017


[…] Le portail relaie l’ensemble des annonces disponibles sur les sites des très nombreux acteurs, publics ou non, intervenant dans ce domaine. Sur le site de la BnF : bnf.fr > Collections et services > Aides à la recherche documentaire > Portails et guides thématiques > Portail Métiers du livre Ou à l’adresse suivante : Umberto Eco et la publicité comme univers de signes. […]

par Rosefee | Pearltrees - le 20 septembre, 2017


Le moins qu’on puisse dire, c’est que le matériau publicitaire est un témoignage sociologique par excellence qui, des décennies plus tard révèle le système de valeurs de l’époque. C’est parce qu’il doit à la fois surprendre pour attirer l’attention, entrer en résonance avec l’air du temps et séduire sans détour qu’il devient ce que décrit Eco. On peut refuser d’être un consommateur récepteur passif et profiter justement de la pause publicitaire pour analyser ce que ce miroir nous renvoie. Certaines pubs interpellent : n’hésitons pas…
http://voustombezpile.com/category/philo-pub/

par @Hemmapil - le 24 septembre, 2017


[…] soit la poule aux œufs d’or de la publicité et ce depuis ses débuts. Pour paraphraser Umberto Eco, la publicité ne fait que répéter le déjà là et c’est pourquoi elle est […]

par Un temps parfait pour être nostalgique – French painter and philosophy enthousiast-I tell stories around culture, science and technology - le 13 septembre, 2023



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