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La philosophie avec les enfants : entre éducation et signification

29/03/2018 | par Michel Sasseville | dans Art & Société | 1 commentaire

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ANALYSE : Une soixantaine de pays, dont le Canada, ont déjà introduit, au moins partiellement, la philosophie dans leur curriculum scolaire. Une nouvelle heureuse selon le philosophe québécois qui explique dans iPhilo les raisons de l’utilité d’un tel enseignement. 


Docteur en Philosophie (1993), Michel Sasseville est professeur à l’Université de Laval, au Québec, depuis 1995. Membre de l’Institut d’éthique appliquée, il a notamment publié La pratique de la philosophie avec les enfants (Presses de l’Université Laval, 2007) et Êve. Enquête philosophique sur la sexualité et l’amour (Presses de l’Université Laval, 2012). 


La pratique de la philosophie avec les enfants n’a pas d’âge.  Que l’on ait trois ans ou treize ans, la quête de sens est importante.  Dans ces conditions, la recherche philosophique peut être très utile, efficace et agréable. En outre, elle peut se pratiquer dès le scolaire, mais aussi dès le préscolaire, en fait dès l’instant où l’éducation est définie en fonction de la signification qu’elle permet de découvrir ou de créer.  Dans les paragraphes qui suivent, je vais essayer de dégager quelques présupposés entourant la pratique de la philosophie avec les enfants (telle qu’imaginée par M. Lipman et A. M. Sharp) en me concentrant sur les rapports pouvant exister entre l’éducation et la quête de sens.  Par là, j’espère pouvoir susciter la curiosité et l’envie de voir comment la pratique de la philosophie avec les enfants peut se réaliser dès le préscolaire.

Éducation et signification

On peut être tenté de définir la nature de l’éducation par la nature de l’école, mais je pense, comme Matthew Lipman (philosophe à l’origine du programme de philosophie pour les enfants) qu’il faut procéder à l’inverse et définir l’école par la nature de l’éducation.  Au lieu d’insister pour dire que l’éducation est une forme spéciale d’expérience que l’école seulement peut fournir, nous devrions plutôt dire que tout ce qui peut aider à la découverte de ce qui est significatif dans une vie est éducatif et que l’école est éducative aussi longtemps qu’elle facilite une telle découverte [1]. Ainsi,  là où il y a accroissement de signification, il y a éducation.  Cela peut apparaître à l’école, à la maison, à l’église, au terrain de jeu, à la garderie, etc.

Mais la signification, ce qui est significatif pour l’enfant, ne peut être donné ou distribué à l’enfant.  Ce qui est significatif doit être acquis.  Pour ce faire, nous devons trouver les conditions et les opportunités qui permettront à l’enfant, avec sa curiosité naturelle et son appétit pour ce qui est significatif, de saisir les signes appropriés qui donneront un sens aux choses de son univers.

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On croit généralement que la lecture et le calcul sont des activités par excellence pour exercer les enfants à découvrir ce qui est significatif dans leur univers.  Mais qu’on le veuille ou non, la lecture ou le calcul ne peuvent pas être plus performants que les habiletés de penser qui les sous-tendent.

Il est fort probable que la lecture développera la capacité des enfants à trouver ce qui est significatif à condition que cette lecture leur permette de développer les habiletés qu’ils possèdent pour découvrir ce sens. Car il ne s’agit pas seulement de lire des mots ou de les dire.  Il faut aussi être en mesure de saisir le sens des mots, des phrases dans le contexte où ils apparaissent. Mais la découverte de ce qui est significatif n’implique pas seulement que les enfants soient capables d’exprimer ce qu’une phrase veut dire. Ils doivent aussi être en mesure de voir ce qu’elle suggère et ce qu’elle implique.

Savoir produire des inférences

La découverte de ce qui est significatif dans un passage écrit suppose que les enfants sont non seulement sensibles au sens mais qu’ils soient aussi capables d’inférer quelque chose à partir de ce qu’ils lisent. L’inférence est un procédé logique qui permet à la pensée de partir de ce qui est donné pour aller vers ce qui est suggéré ou impliqué. Plus les enfants seront prêts à produire des inférences plus ils sont capables d’extraire du sens de ce qu’ils lisent. En retour, ceci peut rendre leur lecture plus satisfaisante et plus elle sera satisfaisante plus il est probable qu’ils continueront à lire.

En outre, on doit aussi leur donner la possibilité de rentrer en relation avec les autres, non seulement par le moyen de la proximité mais aussi – et peut-être surtout – par celui d’un dialogue significatif qu’ils entretiendront entre-eux.  Pour que ce dialogue soit significatif, deux choses doivent être présentes:

  1. que le sujet du dialogue soit significatif pour les enfants;
  2. que le dialogue lui-même soit significatif pour chacun des participants.

Pour que la première condition soit présente, l’un des moyens à utiliser sera de prendre un sujet de discussion que les enfants eux-mêmes ont choisi plutôt que d’en imposer un directement. Pour que la deuxième condition soit remplie, il importe que les enfants suivent une certaine méthode qui leur permettra de distinguer ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas dans ce qu’ils disent ou ce que les autres disent.

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Si, par exemple, nous avons l’habitude de répondre quand quelqu’un nous pose la question « Pourquoi penses-tu cela? » :Je n’ai pas de raison, c’est simplement un sentiment et je n’ai pas de raison à te donner, il viendra un temps où ce que l’on dira ne sera plus considéré comme plausible par nos pairs.  Pour qu’un dialogue soit significatif, que ce soit celui des enfants ou des adultes, chacun doit à un moment ou à un autre être en mesure non seulement de répondre mais surtout de demander des raisons, des bonnes raisons, de chercher à être clair. Pour que les idées que l’on pense soient partagées, il ne suffit pas de simplement les penser, encore faut-il le faire de manière à ce que les autres nous comprennent et voient la valeur de ce qu’on avance.

Conditions pour un dialogue significatif

Or, il est fort probable qu’un enfant incapable d’établir les bonnes relations, incapable de faire les bonnes distinctions, incapable de bien définir et de classifier, d’accéder à  une information concernant les faits de manière objective et critique, incapable de regarder de manière réfléchie la relation entre des faits et des valeurs, incapable de différencier ses croyances et ce qui est vrai de ce qui est logiquement possible, sera aussi incapable de saisir ce qui est significatif dans le discours de l’autre.  Plus ces habilités seront développées, plus l’enfant entrera dans un dialogue significatif pour lui et ses pairs.  En outre, ces habilités particulières aideront l’enfant à mieux écouter, à étudier mieux, à apprendre mieux, et à s’exprimer mieux.  Ces habilités sont donc utiles dans tous les domaines académiques.

De telles conditions ne sont pas réalisées si on fournit aux enfants des connaissances d’adultes.  On doit leur enseigner à penser et en particulier à penser par eux-mêmes.  Penser est l’habileté par excellence qui permet à l’enfant d’acquérir quelque chose de significatif pour lui.

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Certes, penser est un processus aussi naturel que respirer ou digérer. Ce processus naturel nous invite à croire que rien ne peut être fait pour augmenter notre capacité de penser.  Nous inférons que ce que l’on fait quand on pense est le mieux qu’on puisse faire, un peu comme pour la digestion ou la respiration.  Mais voilà : ce n’est pas le cas.  Penser est un pouvoir naturel que tout être humain, dans des conditions normales, possède. Mais c’est un pouvoir qui peut être perfectionné.  Il y a des manières plus ou moins efficaces de penser.  Et il est facile de dire cela puisque nous avons des critères pour distinguer l’habileté plus ou moins grande à penser. Ces critères sont les principes de la logique.  Par le moyen des règles que cette discipline fournit, nous pouvons dire par exemple ce qui fait une inférence valide ou non.

Le problème pédagogique est de transformer l’enfant qui pense en un enfant qui pense correctement.  Mais penser correctement ne veut pas dire simplement que l’enfant sera capable de résoudre des problèmes ou prendre une décision.  Le but d’enseigner les habilités de penser aux enfants n’est pas de faire d’eux des philosophes ou des gens qui prennent des décisions, mais de les aider à devenir plus réfléchis, plus raisonnables.

Encourager l’imaginaire de l’enfant

En outre, cela ne veut pas dire non plus qu’il faut simplement les encourager à penser de manière rigoureuse. Il faut aussi encourager l’imaginaire de l’enfant qui, nous le savons, est extrêmement riche. Il faut inviter les enfants non seulement à tenter de voir comment les choses sont mais aussi comment elles pourraient être si certaines conditions venaient à apparaître ou à disparaître. Il faut éviter de donner à l’enfant l’impression que les choses ne peuvent pas être autrement que ce qu’elles sont présentement.

Cette dernière phrase nous invite à souligner aussi l’importance d’éviter tout endoctrinement chez l’enfant. Car l’endoctrinement aurait pour effet d’empêcher l’enfant de penser par lui-même. En effet, n’ayant qu’à reprendre ce qui doit être dit et à taire ce qui ne doit pas être dit, l’enfant pensera mais ce ne sera pas lui qui le penserait. L’endoctrinement empêche aussi toute pensée critique. Tout effort de réflexion devient vaine puisqu’il n’y a qu’une seule possibilité d’avoir raison.

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C’est sans doute à tout ceci et plus encore que Matthew Lipman pensait vers la fin des années soixante lorsqu’il entreprit de mettre sur pied un enseignement de la philosophie pour les enfants. Ses objectifs étaient peut-être différents de ceux que nous venons de voir mais il ne fait aucun doute que la méthode qu’il a mise sur pied rencontre les suivants :

  • augmenter les habilités de l’enfant à raisonner, à réaliser des inférences valides;
  • aider l’enfant à voir les liens entre différents domaines et à faire des distinctions;
  • développer les habilités créatives et logiques;
  • aider les enfants à découvrir et inventer d’autres mondes, d’autres points de vue, à découvrir le besoin d’objectivité et de cohérence et l’importance de fournir les raisons qui les incitent à croire quelque chose.

Si ces objectifs sont bien orchestrés, ils débouchent sur l’atteinte du but que nous poursuivons en pratiquant la philosophie avec les enfants : leur donner l’occasion d’apprendre à penser par et pour eux-mêmes. En outre, cette activité leur offre la possibilité de développer une qualité très recherchée chez tout être humain : un jugement raisonnable. Ainsi, la pratique de la philosophie n’est pas une fin en soi, mais un moyen conduisant au développement de certaines dispositions indispensables à une vie qualitativement meilleure, plus riche au plan de la signification, surtout lorsque les situations sont importantes aux yeux des enfants.

Une exploration scolaire

Notons au passage que ces dispositions et habiletés ne se présentent au préscolaire et primaire qu’à la condition de pouvoir distinguer le développement mental observé dans des conditions d’intervention minimale de celui qui résulte d’efforts délibérés pour stimuler et accélérer la croissance mentale de l’enfant.  La pratique de la philosophie avec les enfants explore ce qui est à l’intérieur des limites de possibilités naturelles des enfants, mais aussi ce qui est à l’intérieur de ces limites dans des circonstances qui sont les plus heureuses et les plus intellectuellement provocantes.

Ainsi, cette pratique présuppose que l’enfant apprend en étant activement engagé avec ses pairs dans un processus d’exploration.  La connaissance ne se résume pas à quelque chose qu’on apprend par cœur. Elle est plutôt quelque chose qui est maîtrisée dans l’interaction avec l’environnement et dans la solution des problèmes qui apparaissent importants aux enfants.

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Dans ces conditions, il est étonnant de constater l’absence de la philosophie dans les programmes du préscolaire, du primaire et du secondaire, étant donné qu’elle propose tout de même ce qu’aucune autre discipline ne peut offrir :  une connaissance et une pratique structurée des habiletés intellectuelles de base, antérieures, sinon chronologiquement, du moins logiquement, à l’acquisition des habiletés dites fondamentales tel que la lecture, l’écriture et le calcul, lesquelles sont indispensables pour pouvoir penser dans n’importe quelle discipline.   Néanmoins, cette absence n’est pas généralisée puisqu’une soixantaine de pays, dont le Canada et en particulier le Québec depuis 1982, ont déjà introduit, au moins partiellement, la philosophie dans leur curriculum scolaire. En somme, et fort heureusement, il semble maintenant trop tard pour revenir en arrière.

Cet article est paru initialement sur son blog, Philoenfant.org

[1] . Pour cet article, je m’inspire librement des écrits de Lipman et Sharp, en particulier de leur premier livre portant sur la pratique de la philosophie pour les enfants, LIPMAN et SHARP, Philosophy in the Classroom, Philadelphie, Temple University Press, 1980.

 

Michel Sasseville

Docteur en Philosophie (1993), Michel Sasseville est professeur à l’Université de Laval, au Québec, depuis 1995. Membre de l’Institut d’éthique appliquée, il a notamment publié La pratique de la philosophie avec les enfants (Presses de l’Université Laval, 2007) et Êve. Enquête philosophique sur la sexualité et l’amour (Presses de l’Université Laval, 2012).

 

 

Commentaires

Apprendre suppose accepter l’effort. Accepter l’effort suppose une volonté pour résister à la tentation. Apprendre suppose une continuité, une répétition, le doute, le découragement, l’ennui, le dégoût, le vidage de soi, une sorte de somnolence pour parer à la souffrance du rien….une sorte de suicide, de renoncement, de volonté arc-boutée sur un mirage, à l’horizon et qui, finalement, disparaîtra pour laisser place à l’autre, au regard énamouré de l’autre qui suffira et tiendra lieu de l’existence, qui soutiendra le désir de produire dans les règles de l’art et même d’inover, de faire plus que tout le monde.

par Gérard - le 31 mars, 2018



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