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Marcel Gauchet : le néolibéralisme face au risque de la liberté sans puissance

10/05/2018 | par Hocine Rahli | dans Politique | 9 commentaires

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GRAND ENTRETIEN : C’est une révolution invisible aux effets cataclysmiques, prévient Marcel Gauchet. Dans ce « nouveau monde » néolibéral, où l’Etat-nation a été supplanté par un espace global, ce qui nous reliait à l’hétéronomie religieuse des temps anciens a été liquidé. Mais l’autonomie n’est pas complète : il y a un hiatus car « la maîtrise effective du monde par ses acteurs est de moins en moins assurée ». Nous remercions vivement Hocine Rahli, diplômé de Sciences Po Paris et professeur agrégé de philosophie, d’avoir conduit cet entretien qui explore les contours et les doutes de ce « nouveau monde ».


Marcel Gauchet est un philosophe et historien né en 1946. Il est directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard), qu’il a fondée avec Pierre Nora en 1980. Certains de ses ouvrages sont devenus des « classiques », comme Le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985) ou La Révolution des droits de l’homme (Gallimard, 1989). L’Avènement de la démocratie est une somme, dont les deux premiers tomes (La Révolution moderne et La crise du libéralisme) ont été publiés en 2007 chez Gallimard. Le troisième, Le Nouveau monde, est paru en 2017. 


iPHILO. – Qu’entendez-vous par «dominance néo­libérale » ? Dans votre dernier ouvrage, vous dites que la révolution néolibérale est une «révolution silencieuse », qu’elle se fait sans heurts, et que c’est en raison de ce silence qu’elle est plus dangereuse que les révolutions tonitruantes du passé. Pourriez-vous préciser ce point ?

Marcel GAUCHET. – Séparons tout d’abord dominance et néolibéralisme. La «dominance» relève d’une grille de lecture du phénomène idéologique : ce concept est destiné à remédier aux défauts flagrants de la catégorie d’«idéologie dominante» – idéologie que je définis comme discours politique succédant au discours religieux.

A mon sens, il n’y a pas d’«idéologie dominante de la classe dominante», mais il y a dominance relative et conjoncturelle de certaines idéologies. L’idéologie est par essence plurielle – par exemple, malgré la dominance néolibérale, il y a toujours à l’heure actuelle des socialistes, des conservateurs et des libéraux classiques. S’il se trouve qu’une des idéologies surclasse les autres dans cet espace concurrentiel, c’est en fonction de l’appui qu’elle trouve dans les données d’une conjoncture historique précise, en fonction d’un critère qui n’est autre que sa plus grande plausibilité. Elle est celle qui paraît le plus crédible au regard de la marche du monde. Depuis le tournant des années 1970, le néolibéralisme s’est imposé comme le discours le plus en phase avec la manière dont se présente le fonctionnement des sociétés.

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Venons-en donc au néolibéralisme, qui n’a rien à voir avec «l’ultralibéralisme». On peut le définir ainsi : c’est l’application des principes du libéralisme classique à la situation créée par la globalisation économique et politique. Le libéralisme classique comportait un impensé. L’espace des libertés individuelles qu’il voulait protéger des empiétements du pouvoir politique s’inscrivait d’évidence, pour lui, à l’intérieur des Etats-nations. C’est ce présupposé que fait sauter le néolibéralisme. Il sort la sphère des contrats et des droits individuels de l’espace stato-national pour en faire la norme d’un espace global homogène. Cela change tout du point de vue des conséquences. Les libertés échappent aux cadres politiques. Les principes de base sont les mêmes, mais le champ d’application est différent. Si le tournant qui a déterminé cette réorientation de la marche des sociétés mérite d’être qualifié de révolution, c’est par l’ampleur de ses retombées. L’originalité de cette révolution est de ne pas avoir procédé d’un projet conscient et ne pas être passée par une rupture violente. Elle a été insensible sur l’instant, ce pourquoi je la dis «silencieuse» ou «invisible». Elle est née de l’effacement de ce qui subsistait de structuration religieuse dans le mécanisme collectif. Cette présence était devenue indiscernable. Elle n’en était pas moins forte, nous le mesurons avec le recul. Le cœur de la «révolution de 1975» se situe  dans la dissolution de ces attaches qui continuaient de relier nos sociétés à l’ancien monde religieux. Ce «restant» s’est évanoui sans bruit, mais d’une façon si rapide, si inattendue, qu’il en est résulté des effets cataclysmiques à l’échelle du globe ! En quelques années, nous sommes passés du monde de la volonté politique au monde de l’automatisme social. Au monde de la volonté matérialisée dans des organisations, a succédé la régulation automatique de marchés bâtis autour de la capacité des acteurs à nouer des accords indépendamment de tout cadre collectif.

Vous parlez de «la» démocratie. Ne pensez-vous pas qu’il faille introduire des nuances, notamment entre le modèle anglo-saxon, plus libéral ; et le modèle français, plus républicain ?

Tout dépend du niveau d’analyse où vous vous situez ! Lorsque je parle d’avènement de «la» démocratie, j’ai en tête le phénomène général qui se caractérise par l’autonomie structurelle des sociétés, qui en fait des sociétés capables de s’organiser de part en part selon des règles de raison, dont les sociétaires sont maîtres. A cet égard, il y a bien une identité foncière du fait démocratique.

Après avoir dit cela, il faut bien sûr redescendre au niveau des variantes de ce phénomène global. Vous avez tout à fait raison : il y a une originalité américaine très importante, ainsi qu’une spécificité européenne ; et à l’intérieur de cette spécificité européenne, il y a une concurrence entre le modèle anglais – sous l’égide, depuis le XVIIème siècle de Hobbes et de Locke – et le modèle français qu’incarne, pour le meilleur et pour le pire, Rousseau. D’un mot : la Glorieuse Révolution de 1688  et la Révolution française de 1789. Nous pouvons résumer ces distinctions dans les termes simples que vous avez utilisés : d’une part, l’accent sur la liberté individuelle et sa protection, le modèle lockéen, et d’autre part  l’accent sur la souveraineté populaire et la volonté générale, le modèle rousseauiste.

Mais au-delà de ces trois grands modèles– américain, anglais et français –, nous pouvons encore descendre un cran en dessous, particulariser davantage. Au fond, il y a autant de concepts de liberté que de démocraties concrètes : chaque culture particulière modèle à sa manière le concept de liberté. La démarche philosophique, justement, cherche à articuler ces niveaux ! Il s’agit de faire tenir ensemble le singulier et le général.

Malgré cette révolution, l’autonomie achevée est en réalité, dites-vous, « tronquée » ; et de « solution », elle est devenue un « problème », car nous sommes passés d’un pouvoir liberticide à une liberté sans puissance.« L’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté commence ». Pourriez-vous revenir sur ce paradoxe ?

Précisons tout d’abord ce que j’entends par «autonomie». Elle n’est pas qu’un fait de conscience et de pensée ; elle est d’abord un fait d’organisation des communautés humaines. Ce pourquoi je parle d’«autonomie structurelle». Le concept désigne les articulations fondamentales de cette organisation du monde collectif : la forme politique ; le principe de légitimité ; l’orientation temporelle. En l’occurrence : la forme Etat-nation, les droits fondamentaux, la production de l’avenir. Mais l’autonomie structurelle – politique, juridique et historique – ne définit pas le tout de l’autonomie : aussi s’accommode-t-elle d’une «hétéronomie fonctionnelle». C’est ce hiatus qui autorise un regard critique sur le monde dans lequel nous sommes. Nous ne doutons pas que le monde social où nous vivons est notre œuvre collective. Pour autant, la maîtrise effective de ses rouages par ses acteurs est de moins en moins assurée – cette dépossession nous donne l’impression de moins en moins gouverner ce monde… que pourtant nous faisons. Nos démocraties ne sont pas pleinement épanouies – c’est le moins que l’on puisse dire ! Voilà pourquoi il nous reste à passer de «l’autonomie structurelle» à «l’autonomie substantielle». La modernité a été une lutte constante contre l’hétéronomie, tant substantielle que fonctionnelle – contre la subordination à des pouvoirs inquestionnables, contre les inégalités des droits et statuts, contre l’obéissance à une tradition irrationnelle. En cela, ce fut  l’âge de la «libération».Mais ce que nous sommes en train de découvrir, une fois qu’il s’achève, c’est que la «liberté» reste à accomplir.

Une fois le principe de la démocratie acquis, nous devons apprendre à la faire fonctionner, elle qui est encore dans l’enfance. C’est une tâche nouvelle : non plus critiquer des dominations antidémocratiques, des aliénations extérieures, mais notre propre incapacité à faire fonctionner la démocratie.

Vous dites que nous avons entrepris une «sortie de la religion». Qu’entendez-vous exactement par religion ? Et comment accordez-vous ce constat avec la persistance du fait religieux dans le monde ? Le plus étonnant est votre affirmation selon laquelle le XXe siècle n’était pas sorti de la religion, alors que ses idéologies – communisme et nazisme, notamment – étaient des athéismes.

Des athéismes… en apparence seulement ! Disons, des athéismes revendiqués, mais qui n’empêchaient nullement la mobilisation inconsciente d’un fond religieux ! Entre ce que les gens croient penser et ce qu’ils pensent réellement, il y a parfois un gouffre. Il a été particulièrement profond dans le cas de ces «anti-religions religieuses», comme j’ai proposé de les appeler du moment totalitaire.

Si nous prenons le concept de «religion» dans son acception philosophique rigoureuse, abstraction faite des religions particulières, elle désigne l’attribution, par l’humanité, de la causalité de son monde à un principe extérieur et supérieur. La religion, c’est le rapport de l’humanité à elle-même par lequel elle se dépossède de la responsabilité de l’ordre selon lequel elle vit au profit d’un fondement qui la dépasse. Cela se concrétise dans une organisation des communautés humaines, dans un mode de structuration des sociétés qu’il est justifié de nommer «hétéronome». La religion ne saurait se réduire à un système de croyances, à un contenu spirituel particulier. C’est pour nous qu’elle est devenue cela, sous l’effet, justement, de la sortie de la religion. Historiquement, le mode d’organisation paraît avoir compté bien davantage que le  contenu spirituel.

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Quand je parle de sortie de la religion, je ne parle pas de «fin» de la religion : la religion survivra à la sortie de la structuration religieuse. Simplement, elle change de sens : la religion était la chose collective par excellence, elle assurait une fonction sociale clé ; tandis qu’aujourd’hui, elle devient la chose individuelle par excellence. Elle survit, certes, mais à l’échelle des individus, qui ne croient plus en sa prétention de jadis à structurer la société. De ce point de vue, nous ne sommes pas au bout de nos surprises ! Le sens de la religion continuera à se transformer, en faisant toujours davantage le départ avec la politique, pour entrer dans le monde personnel, dans l’intimité des individus.

Maintenant, la diffusion du phénomène est très inégale selon les aires culturelles. Il a sa pointe avancée en Europe occidentale, mais par exemple, l’Amérique reste plus religieuse que l’Europe, même si, sur notre continent, il y a aussi des nuances à établir – la Pologne et l’Irlande, par exemple, ne sont ni la Tchéquie, ni la France. Si les Américains font encore place au religieux, c’est en raison de leur histoire. Les conditions de fondation des Etats-Unis ont permis une alliance entre la religion et la liberté, ce qu’a très bien noté Tocqueville. Les Européens, au contraire, y ont vu deux ordres antagonistes.

Le fait qui crée la confusion, aujourd’hui, en créant l’illusion d’un «retour du religieux»,  est l’activation de divers fondamentalismes, plus ou moins agressifs, dans toutes les traditions religieuses, et spécialement dans l’islam. En réalité, il s’agit d’un choc en retour de la diffusion de la sortie de la religion à la faveur de la mondialisation. Il n’y a rien de très extraordinaire à ce que la pénétration des données de la structuration autonome dans des sociétés encore largement pétries d’hétéronomie traditionnelle provoque en réaction des effervescences religieuses dont les fondamentalismes sont la manifestation la plus radicale. Ce sont en fait beaucoup plus des réaffirmations identitaires que des mouvements spirituels ou des retours vers la structuration hétéronome.

Comment expliquez-vous que le monde arabo-musulman se soit autant islamisé, alors qu’à l’époque de la «révolution de 1975» [expression utilisée par Marcel Gauchet pour qualifier le début du moment néolibéral] , une telle radicalité religieuse était tout bonnement impensable : tancée d’archaïsme, elle était mise au rancart de l’histoire. L’esprit du temps était encore celui du panarabisme, du socialisme arabe.

L’illusion a été de croire à une synchronisation des histoires sous le signe de la construction d’un avenir socialiste. Le «socialisme arabe» a été un échec total. Plus largement, le marxisme tiers-mondiste a fait long feu. Ce fiasco de la projection dans le futur a ramené la référence au passé religieux. De ce point de vue, la révolution islamique en Iran de 1979 a été le signal du basculement.

En dépit de ces considérations, ne pensez-vous pas que les démocraties, et notamment la démocratie américaine, reconduisent la notion de sacré autrement, en le sécularisant ? Je pense aux travaux de Régis Debray, qui montrent que la force des Etats-Unis sur l’Union européenne tient en leur sacré divin, plus enthousiasmant que le juridicisme européen. La nation ne reconduit-elle pas l’Un-sacral ?

La nation a pu être pénétrée  de religiosité, en Europe, jusque dans les années 1970. Ce n’est plus le cas. Cela reste vrai, en revanche, aux Etats-Unis, où le schéma de la «nation élue», avec sa «destinée manifeste», continue de jouer un rôle essentiel. Je ne suis pas d’accord cependant avec la manière extensive dont Régis Debray manie le concept de «sacré». Elle me semble plus analogique que rigoureuse. Il y a «sacré», au sens strict, là où il y a matérialisation de l’au-delà dans l’ici-bas. Il y a en ce sens des lieux sacrés, des objets sacrés, des personnes sacrées. Ce qui les fait tels, c’est d’être  habités par une présence tangible du surnaturel dépassant leur réalité naturelle. Mais toute réalité supérieure qui vient s’incarner dans un lieu, un objet ou une personne n’est pas forcément d’ordre religieux. On ne peut pas ne pas être saisi sur le site de Verdun par la mémoire de ce qui s’est joué là de terrible. C’est vrai a fortiori du site d’Auschwitz. Cela ne fait pas de cette présence spirituelle très spéciale une présence religieuse. Après, la confusion vient du télescopage entre cette sacralité et la disposition humaine au sacrifice. Serait «sacré» tout ce pourquoi on est prêt à se sacrifier. De nouveau, c’est un abus de mots : il y a des sacrifices qui n’ont rien de sacré, qui se produisent  en dehors de toute justification hétéronome – nous pouvons nous sacrifier pour notre pays, pour nos proches, tout en sachant que notre adhésion est purement rationnelle ou subjective. L’abnégation sacrificielle peut être religieuse comme elle peut être «laïque». Au lieu d’user du concept de sacré de manière indiscriminée, parlons d’une disposition humaine générale à préférer autre chose à soi-même, dont le religieux a été un véhicule majeur, mais qui est indépendante de lui et qui est destinée à lui survivre.

Justement, quel sort faites-vous exactement à la notion de «crise» ? D’une part, vous le dites, elle est épuisée, éculée, et d’autre part, la crise doit désigner un phénomène ponctuel : or, nous n’en sommes toujours pas véritablement sorti.

Revenons à son sens premier : la crise désigne un état de déséquilibre entre des composantes qui doivent, habituellement, fonctionner de façon harmonique. Dans le contexte économique, c’est relativement clair : s’il y a surproduction par rapport à la consommation, il y a crise.

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Dans le reste des phénomènes sociaux et politiques, l’usage devient plus complexe et soulève un problème de méthode. Si je l’emploie, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas d’autre mot disponible : les concepts ne s’inventent pas à volonté, malheureusement pour moi ! J’aurais pu puiser dans le dictionnaire étymologique pour créer un néologisme, mais j’aurais sans doute perdu en lisibilité pour le lecteur. L’exigence minimale, quand on recourt au terme, est de préciser : crise de quoi ?  En quoi et pourquoi ? Il y a crise de la démocratie quand il y a discordance entre les attentes des citoyens et le fonctionnement du système politique. Nous y sommes, à n’en pas douter. J’essaie d’en éclaircir les raisons.

Vous annoncez, dans le sillage de Fukuyama, « la fin de la guerre » et la fin des récits téléologiques, la fin des fins de l’histoire. Pourriez-vous précisez votre position vis-à-vis de la fin de l’histoire ?

La thèse de Fukuyama mérite mieux que les sarcasmes stupides qui croient la réfuter en lui objectant les guerres en Afghanistan, en Irak, en Lybie ou en Syrie : Fukuyama n’a jamais voulu dire qu’il n’y aurait plus d’évènements ou de conflits après «la fin de l’histoire». Son idée est que le monde tend, dans son ensemble, vers la démocratie libérale et l’économie de marché comme les seules formes d’organisation sociale et politique acceptables. Je le dirais autrement, mais je pense que sur ce point de fond, il a raison. C’est ce que j’explique de mon côté en parlant du dégagement complet de l’autonomie structurelle.

En revanche, je me distingue de lui par ma distinction entre une «autonomie structurelle» et une «autonomie substantielle». Ce n’est pas parce  que nous pouvons nous entendre sur les règles générales de la démocratie libérale et de l’économie de marché que nous avons la recette pour les faire fonctionner de manière satisfaisante, il s’en faut de beaucoup. Tout reste à penser et à faire dans ce cadre. Nous avons devant nous une tâche historique qui ouvre un horizon sans précédent. Aucune «fin» n’est en vue. Une histoire s’achève, une autre commence.

Qu’il s’agisse du Brexit, de Trump, des populismes européens ou des «hommes forts» (Recep Erdogan, Xi Jinping ou Vladimir Poutine), on peut lire dans ces événements la validation de la thèse développée par Christopher Lasch dans La révolte des élites, voilà un quart de siècle. Comment vous situez-vous par rapport à cette thèse ? Pensez-vous que la perte de sens vient de ce qu’il y a divergence d’intérêts entre la classe élitaire du «nouveau monde», libérale-libertaire, et la classe populaire, attachée à l’«ancien monde» ?

La thèse de Lasch est très intéressante, encore qu’il n’avait pas anticipé la révolte des peuples consécutive à la révolte des élites ! Il y a une grande vérité dans sa thèse, qui suit la vérité de la mondialisation. Les élites sont plutôt du côté du mondial, tandis que les peuples sont plutôt du côté du local et du national. De manière générale, le  problème de fond de nos sociétés est devenu celui de l’articulation entre la sphère globale et les communautés nationales. C’est autour de ce foyer de tensions que nous avons à définir un nouveau compromis historique, après celui qu’a représenté l’Etat-providence d’après 1945 – compromis entre le capital et le travail, aujourd’hui dépassé. Nous devons trouver le compromis de notre présent, entre, d’une part, l’élitisme  apolitique des élites ; et d’autre part la surpolitisation des peuples, la foi naïve que la politique nationale, ou que le patron de la boîte locale peut tout – alors qu’aujourd’hui, le patron n’a plus besoin de passer des compromis avec les travailleurs, il lui suffit de délocaliser l’usine. Tant que nous oscillons entre la démagogie surpolitique et l’apolitisme élitiste, nous n’arriverons à rien. Notre première tâche, c’est d’éclairer cette contradiction, pour définir ensuite un compromis acceptable entre ouverture et protection.

Vous évoquez l’utopie qui consisterait en une «auto-production du monde humain», en un «technocosme suffisant». Pensez-vous au transhumanisme, et si oui, quel rôle, en tant que mythologie, et en tant qu’éventuelle réalité, vous semble-t-il jouer ?

Le transhumanisme relève d’une dimension presque mécanique : dès que s’ouvrent de nouveaux possibles, l’humanité y projette un nouvel imaginaire. Cependant, la production littéraire est très inégale en la matière : ce n’est pas parce qu’un livre est écrit sous une forme scientifique que son contenu suit. Prenez Homo Deus, de Harari : c’est Jules Verne appliqué au numérique ! Chez les deux, vous trouvez à la fois des absurdités et de pénétrantes prospectives. L’histoire jugera.

Le transhumanisme n’en est pas moins porté par un désir dangereux : la constitution de surhumains – et, en toute logique – bien que les transhumanistes s’en défendent –, de sous-humains, sinon de sous-hommes. Comme toutes les idéologies, le transhumanisme se fait une idée de ce que l’homme doit être. En cela, les Californiens n’ont rien de rassurant ! Ils participent de la dynamique qui met en branle nos sociétés : pousser à l’extrême l’artificialisation du monde humain. Artificialisation d’autant plus efficace qu’elle est silencieuse, d’autant plus pernicieuse qu’elle est automatique : elle n’est pas l’effet d’un grand projet totalitaire et volontaire, mais d’initiatives décentralisées, à l’échelle individuelle. Cet imaginaire me semble tourner le dos à une vérité essentielle : ce monde, pour être le nôtre, doit être voulu comme humain, et adapté à la pluralité de ses acteurs.

Bouclons la boucle de cet entretien en revenant au titre de ce dernier tome, «Le nouveau monde ». Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, d’aucuns glosent sur l’opposition entre l’ancien et le nouveau monde. N’y voyez-vous qu’une homonymie amusante, ou bien une synonymie profonde ?

Disons que j’y entends une certaine résonance harmonique, même si les expressions ne jouent évidemment pas sur le même plan. Je m’efforce de donner un contenu précis à ces notions que le discours politique traite plutôt comme des «marqueurs» que comme des concepts. Ces marqueurs ont au moins le mérite de souligner qu’il s’est passé quelque chose de décisif, qui oblige à réviser de fond en comble nos façons de penser et d’agir. Une révolution a eu lieu, une révolution invisible, dont beaucoup d’acteurs dans nos sociétés n’ont pas encore vraiment conscience. La «Révolution» dont parlait Emmanuel Macron dans le livre paru sous ce titre est la révolution à faire pour se mettre à la hauteur de la révolution qui a eu lieu et qui nous a séparés à jamais de l’ancien monde. C’est un premier pas dans la bonne direction. Mais il reste beaucoup de chemin à faire pour prendre toute la mesure de la transformation qui s’est produite et en tirer les conséquences.

Propos recueillis et transcrits par Hocine Rahli

 

Hocine Rahli

Diplômé de Sciences Po Paris, de l’Inalco et de la Sorbonne, Hocine Rahli est professeur agrégé de philosophie et critique pour les sites NonFiction, Slate ou Il était une fois le cinéma. Son projet de thèse porte sur la traduction et le commentaire du Tahâfut al-tahâfut (De l'Incohérence de l'incohérence) d'Averroès.

 

 

Commentaires

Si j’ai bien compris Marcel Gauchet, nos sociétés ont mis près de cinq siècles à passer de l’hétéronomie – la loi vient de l’extérieur, d’un Dieu en l’occurence – à l’autonomie – la loi est celle que je me donne par le libre exercice de ma raison. Si l’islam met autant de temps à vivre cette maturation, on n’est pas sorti de l’auberge, non ?

par Philippe Le Corroller - le 10 mai, 2018


Bravo pour cette très belle interview. Marcel Gauchet est très clair, s’exprime à la fois avec profondeur et des termes simples, ce qui est fort agréable.

par Mme Michu - le 10 mai, 2018


Entre les élites qui veulent se passer de la politique et les populaces qui veulent prendre en main leur destin, il y aurait un hiatus.
Tout cela semble clair.
La réalité serait donc que les élites font en gros ce qu’elles veulent : maître absolu, ce qui justifie l’emploi du mot « élite ». Est une élite, celui qui est justifié de décider pour les populaces. Ces décisions passent par un pouvoir de coercition. Il faut des Etats. Mais il faut aussi éviter que ces États ne tombent entre les mains des populaces.
Voilà le cynisme des libéraux qui derrière le masque de la liberté, promeut la jouissance pour quelques uns : les élus. Où l’on retrouve : Weber et la modernisation, la rationalisation de nos sociétés en vue de permettre à chacun de savoir s’il est, ou s’il n’est pas un « élu »
Comme tout cela est aberrant, cela ne peut pas fonctionner. Le seul effet connu de ce « delire », c’est la destruction, pas à pas, méthodique des cultures, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un homme sur terre. D’un côté des « élus », de l’autre des « forcenés ».

par gérard champion - le 10 mai, 2018


Je pense que Marcel est un immense intellectuel qui est sûr d’avoir Dieu de son côté.
Ce à quoi nous assistons à l’heure actuelle dans le monde, et là, je me permets d’évoquer le monde étendu à Madagascar, à des cols paumés en Afghanistan où on accède à pied encore, et des coins au fin fond d’Amazonie, NORMALEMENT, des coins où il n’y a pas de prises électriques, et où il n’y pas (forcément…) Internet, ou des gens bien intentionnés pour évangéliser POUR Internet, ce à quoi nous assistons, c’est une généralisation de la technologie occidentale, du.. LOGOS occidental, derrière la technoLOGIE, qui dissémine, dans un évangélisme occulte… la langue greco-latine qui est encore et toujours le ciment à la base de la civilisation occidentale parTOUT dans le monde.
Il s’agit d’une colonisation occidentale de grande envergure. (Quoi… de neuf, je dis ?…)
Autrement dit, nous assistons à la généralisation d’un phénomène… TOTALISANTE ET TOTALITAIRE (qu’on l’appelle démocratie, ou pas… après tout, la généralisation du règne des bonnes intentions n’est pas toujours bienveillante, loin s’en faut. Le paradis chrétien ne m’attire pas du tout.).
M. Gauchet est un bon évangéliste, et il a la foi. Il a tellement la foi qu’il présente le triomphe de cette généralisation comme un FAIT ACCOMPLI.
Mais… M. Gauchet, s’il est un bon philosophe, doit apprécier combien il faut faire attention aux mots qu’on emploie dans ses arguments, et combien le choix des mots… n’est pas neutre du tout. (Comme les mots ne sont pas neutres, la technologie ne peut pas être neutre non plus. Elle traduit… DES IDEES, ET DES CROYANCES, ainsi qu’une cosmogonie, une théorie de la place de l’Homme dans le monde. C’est ainsi que des fois, les philosophes se trouvent faire de la religion sans savoir ce qu’ils font. Comme M. Jourdan.)
Ainsi, l’affirmation d’un croyant que la « révolution » dont il s’agit à l’heure actuelle est une rupture dans l’histoire occidentale, et que nous avons ainsi affaire à un contexte… « nouveau »… ne me convertit pas. (Pas plus que je suis convaincue par la pertinence du préfixe « néo » devant « néolibéral », ou le tambour promotionnel que j’entends pour le « nouvel Homme »… Nous avons déjà entendu ces tambours… ils ne sont pas.. nouveaux. Pour certains d’entre nous, en tout cas.)
La révolution de la Réforme, en Europe, dans les années 1500 contient en germe cette atomisation qui constitue une attaque du « religare », en tant que phénomène qui relie les êtres humains dans une communauté de foi, d’engagement, et de croyances partagées. La Réforme donne un statut, et un pouvoir considérable à l’individu, bien avant la révolution française, qui a poursuivi son oeuvre.
Je crois que M. Gauchet ignore à quel point la puissance des mots.. est en soi un phénomène religieux. Combien les mots eux-mêmes fabriquent la religion pour l’Homme. Dans le sens de « relier », j’entends, et je vois dans le phénomène Internet… la preuve de ce que j’avance. (M. Gauchet pourrait s’interroger sur la puissance toute… religieuse du mot « nouveau ».. à toutes les époques de l’Occident, d’ailleurs.)
Que M. Gauchet critique M. Debré dans l’attachement de celui-ci à une mode de pensée analogique, à opposer à numérique… combien je comprends… L’avancé lent de la mode de pensée scientifique, qui est surtout une mode numérique, en Occident ne fait nullement mon bonheur, ni j’en suis certaine, le bonheur de M. Debré, et de tant d’autres littéraires, et simplement, personnes désirant échapper à l’emprise.. TOTALITAIRE de la mode de pensée scientifique… numérique.
Mais dans cette bataille des.. fois.. j’espère bien que la pensée analogique a de beaux jours devant elle.
J’ai foi en l’Homme, (l’ancien) et en sa capacité de mettre en oeuvre de manière chaotique et désordonnée (inconsciente ?) la destruction d’un projet totalitaire, religieux ou pas.

Si j’ouvre mon Ancien Testament, je suis certaine de tomber sur des chapitres où il est rappelé que le Peuple Elu a perdu Dieu, et que chacun s’est mis à aller de son propre côté, chose qui arrive inéluctablement par période de vaches grasses.. et que le retour du bâton sera terrible, avant que le peuple REtrouve Dieu dans la souffrance, et sans les vaches grasses…La traversée du désert, les souffrances et privations ont leur raison d’être, et… la jouissance des biens conduit à éteindre le désir, et l’élan vital, jusqu’au prochain épisode… de privations, qui ressuscite… le désir.
Rien de nouveau sous le soleil, dit le prophète.
Et… le prophète a raison.
Peut-être que l’enjeu fondamental de cet entretien est de rappeler qu’il y a bel et bien un EXTERIEUR à l’Homme, et à sa volonté. Ça… pour le salut, et la survie ? de l’Homme en tant que créature charnelle.
Credo.

Pour info, je suis très attachée à une certaine vision de l’Homme que Marcel Gauchet et d’autres semblent vouloir rattacher aux « classes populaires »… Je crois qu’il est simpliste de recourir à ces oppositions dans le contexte actuel. Les parallélismes (rhétoriques) sont séduisants mais forcément réducteurs. Pire encore, je crois que le simple fait de.. PROMOUVOIR l’idée que l’attachement à ces idées est le signe d’une appartenance populaire agit comme une camisole de force qui cloître encore et toujours plus les nantis… dans nos ghettos de nantis, quand nous y sommes. Et nous y sommes beaucoup…ce n’est pas la télévision et les discussions de salon qui nous en sortent. Avouons tout de même que cela est très mauvais… pour la démocratie…

par Debra - le 11 mai, 2018


Pas encore lu. Mais, à voir la bouille de Monsieur Gauchet, ça ne doit pas être bien grave comme cataclysme…
Commentaires plus superficiels suivent
michel piquet

par piquet - le 11 mai, 2018


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Des désaccords avec M. Gauchet, mais bravo pour certaines questions d’une grande acuité.

par Bartok - le 19 août, 2018


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