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Robert Misrahi, naissance d’un philosophe

26/10/2018 | par Michel Juffé | dans Philo Contemporaine | 4 commentaires

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RENCONTRE : Michel Juffé connaît de longue date Robert Misrahi, éminent spécialiste de Spinoza et penseur audacieux du bonheur. Il a eu la chance de s’entretenir avec ce professeur émérite de la Sorbonne qui, à 92 ans, conserve toute sa vivacité. Deux entretiens seront publiés dans les prochains jours. En attendant, notre contributeur a parcouru l’autobiographie de son hôte et nous retrace les grandes lignes d’une vie où bonheur et tragédie se mêlent.   


Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d’éthique, de philosophie politique et d’écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité… intégrité (L’Harmattan, 2018) et A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018).


Robert Misrahi appartient à la même génération de philosophes que Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Gilbert Simondon. Il n’a pourtant pas grand-chose à voir avec eux, car il est – depuis son enfance – accroché à l’existence, une existence qui eut pu être tragique, et qu’il a décidé – à travers bien des épreuves, en tant que jeune juif livré à lui-même dès son adolescence – de rendre heureuse. Son autobiographie, La nacre et le rocher (Encre marine, 2012) en témoigne.

Découvrez l’ensemble de notre événement «Robert Misrahi» :
Contre les philosophes (entretien 1/1)
Le bonheur à hauteur d’homme (entretien 2/2)

Cette présentation de Robert Misrahi par lui-même est suivie d’une bibliographie sélective de ses œuvres : 1997 à 2018. Elle sert d’introduction à un long entretien que nous avons au mois d’août 2018, dans sa magnifique maison au bord de la Seine, près de Rouen, et qui va paraître dans iPhilo.

« Quand j’eus vingt-quatre ans, en 1950, et que je rejoignis à Cannes mon premier poste de professeur agrégé de philosophie, je savais déjà clairement ce que j’attendais de l’existence. Ayant déjà vécu la solitude, la joie d’amour et l’autonomie dans mon adolescence, je me fixais comme but, en toute conscience, de réussir par mes études et mon métier à construire une vie libre et heureuse. […] L’homme libre […] a rompu avec les conceptions tragiques de la vie, il ne croit pas que la souffrance soit rédemptrice  […] mon véritable Désir et ma véritable compétence résidaient dans l’exercice même de l’enseignement philosophique et de l’écriture. »

Sa mère fut internée, à vie, à 44 ans, alors qu’il avait 7 ans. Son père, ouvrier tailleur, émigré de Turquie et juif athée, était souvent au chômage. Sa tante paternelle, le mari de celle-ci et leur fille furent déportés à Auschwitz. Son frère souffrit d’une grave schizophrénie à partir de ses 20 ans et finit ses jours, à 60 ans, à l’hôpital de St-Alban (Lozère), après avoir séjourné à Ispagnac (Lozère). A la maison une Torah, en hébreu, qu’il ne peut lire. Son père était favorable au Front populaire.

A propos de l’autobiographie :

« Déjà esprit libre à dix ans (lorsque je refusai d’accomplir ma bar-mitsva) je ne vais pas sacrifier à la soumission morale à quatre-vingt-cinq ans. Je ne serai donc pas sincère par obligation morale, mais par choix d’existence : oeuvre de l’amitié, l’autobiographie doit fonder la réciprocité lecteur-auteur sur la possibilité d’un lecture véritable. [elle] n’est pas un Traité, elle serait plutôt une sorte de Poème en prose. »

En 1939, les élèves de son école sont transférés dans un château angevin, où naît son amour des châteaux (Construction d’un château, Seuil, 1981). Il y rencontre Hélène, son professeur, avec qui il se lie d’une profonde amitié – chaste, précise-t-il. De retour à Paris en 1941, il est aidé par la famille de son « correspondant », Jacques. Ils donnent du travail à son père. Il lit La nausée de Sartre. Il porte l’étoile de David, puis décide de la cacher. Moment très important, première « conversion » : « Je serai Juif selon la forme dont je déciderai moi-même. » En 1943, un de ses professeurs, Raymond Polin [1910-2001, professeur à la Sorbonne en 1961], lui fait découvrir la rigueur du travail de réflexion, lire Spinoza et Nietzsche, et lui annonce la parution de L’Être et le néant.

« C’est à partir de ce temps (1943) que Spinoza est devenu mon philosophe préféré, et m’est apparu peu à peu comme le plus important à mesure que je progressais dans la connaissance que j’en acquerrais par mes propres moyens. Les premières idées qui, dès cette époque, m’avaient retenu, étaient d’abord l’immanence absolue (le fait qu’il n’existe qu’un seul monde, et qui est le nôtre, à la fois matière et esprit d’un seul tenant, avec deux faces) et le fait qu’il faille se défaire des dogmes et des morales pour se consacrer librement à la recherche de la joie. »

Il obtient son bac en 1943 et entre à la Sorbonne, ayant franchi la barrière du numerus clausus pour les étudiants juifs. Heureusement, il était français depuis 1935. Il rencontre Sartre, en 1943, et Colette, sa future épouse, en 1944, elle aussi étudiante en philosophie. Ils discutent sur Hegel et écoutent Vivaldi. Plus tard, elle deviendra psychanalyste. Sartre, il l’admire et n’arrive pas à le suivre [cf. notre entretien et Sartre ou le premier chemin de la liberté ]. Celui-ci l’aide financièrement l’année – 1949-1950 – où il prépare l’agrégation et l’encourage vivement. Son premier travail philosophique sera, en 1946, son diplôme d’études supérieures sur Le Désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza. C’est déjà l’annonce ses thèmes majeurs : désir, réflexion.

En 1947, il s’engage, physiquement, dans le combat pour la création de l’État d’Israël. Un de ses rares regrets – qu’il énonce à un moment de notre entretien – est que ni les intellectuels juifs français ni les politiques juifs israéliens l’aient reconnu ou fait appel à lui. Puis c’est l’écriture dans Les temps modernes, qui lui laisse un goût amer. Il affine sa conscience de « l’instant », du discontinu, avec Bachelard et Jankélévitch, « phénoménologues sans étiquette ni dogme », dans un milieu universitaire imprégné de Marx et de Heidegger.

« Heidegger proposait en fait un théologie négative chrétienne qui avait seulement dépoussiéré l’ancien vocabulaire scolastique. En effet, il condamnait toute la réalité et la vie concrète lues comme un coupable « oubli » de l’Être (la « déchéance », après la « déréliction ») et exaltait l’être-pour-la-mort et, en fait, la fascination de la mort. »

Une décennie plus tard, il critiquera autant l’antisémitisme de Kant, de Hegel et « de Marx lui-même », en pleine période d’hégéliano-marxisme d’un côté et de « structuralisme » lacanien de l’autre. De même qu’il restera à l’écart de la phénoménologie « religieuse », pratiquée par Lévinas ou Ricœur, par exemple (comme il le précise dans notre entretien).

Lui-même n’a cessé de se dire phénoménologue, mais sans le dualisme de la plupart d’entre eux. C’est pourquoi il finit par se livrer à une « anthropologie philosophique » partant de la déclaration suivante : « je suis à chaque instant en présence de moi-même », ce qui fonde la liberté spontanée, qui peut devenir réflexive et même surréflexive (le travail du philosophe).

J’arrête ici la présentation de cette magnifique autobiographie (magnifique en deux sens : c’est un très beau livre, très bien composé ; c’est un livre profond, qui donne à penser), que j’invite le lecteur à découvrir par lui-même, tant il est riche et dense, tout en restant parfaitement lisible.

Une dernière phrase pourtant, qui marque l’athéisme et l’immanentisme sans faille de Robert Misrahi :

« La Torah ou le Zohar, Livre de la splendeur, ne sont pour moi que des textes historiques, moraux, poétiques ou mystiques, comportant simplement une immense richesse historique, existentielle et esthétique. »

Bibliographie récente (à partir de 1997)

Depuis 2012, bien qu’ayant déclaré que La nacre et le rocher était sans doute son dernier livre, Robert Misrahi, qui aura 93 ans en janvier 2019, a publié neuf livres et en publiera probablement deux autres en 2019. Béni est son deuxième prénom, qu’il est fier de porter, et qui le rapproche de notre ami commun Baruch (Bento, Benedictus, Benoît) de Spinoza.

« Encre marine », Les Belles Lettres

L’Être et la joie. Perspectives synthétiques sur le spinozisme, 1997.
Les Actes de la joie, fonder, aimer, rêver, agir, 2010.
Savoir vivre. Manuel à l’usage des désespérés. Entretien entre Hélène Fresnel et Robert Misrahi, 2010.
La nacre et le rocher, une autobiographie, 2012.
Philosopher avec la jeunesse, 2015.
Les voies de l’accomplissement – Itinéraire pour l’existence dans la littérature et la philosophie, 2016.

Le Bord de l’eau

Un combat philosophique : Pour une éthique de la joie, 2000, Entretiens avec Nicolas Martin.
Le Travail de la liberté, 2008.
La Construction du Bonheur, 2012, Livre + film (DVD) de Dominique-Emmanuel Blanchard, d’après un scénario de Robert Misrahi et Nicolas Martin.
Le grand Désir, 2016.
Intensités : Lumières sur les petits bonheurs de la vie quotidienne et des loisirs, 2016.
Sartre ou le premier chemin de la liberté – L’être et le néant, 2017.
Ma philosophie. Cohérence d’un sens, 2018.

Armand Colin

 Spinoza, 1998.
Qu’est-ce que la liberté ? 1998.
Qui est l’autre ? 1999.

Les Empêcheurs de penser en rond

100 mots pour construire son bonheur, 2004.
100 mots sur l’Éthique de Spinoza, 2005.
Le philosophe, le patient et le soignant, 2006.

 Autres éditeurs

 Désir et besoin, Ellipses, 2001.
Un juif laïque en France, Entrelacs, 2004. Recueil d’articles.
Spinoza, Paris, Médicis-Entrelacs, 2005.
Spinoza, Ethique, traduction. Editions de l’Eclat, 2005, Le Livre de Poche, 2011.
La ville heureuse, Librairie la Brèche Éditions, 2007.
Le Bonheur : Essai sur la joie, Les éditions nouvelles Cécile Defaut, 2011.
La joie d’amour : Pour une érotique du bonheur, Autrement, 2014, J’ai lu, 2015.

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

Hâte de lire cet entretien qui s’annonce prometteur !

par Mme Michû - le 26 octobre, 2018


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