iPhilo » Pornographie : le mal tire à bout portant

Pornographie : le mal tire à bout portant

10/11/2018 | par Martin Steffens | dans Art & Société | 4 commentaires

Download PDF

TRIBUNE : Martin Steffens publie un très joli essai, L’amour vrai. Au seuil de l’autre, aux éditions Salvator. Ce spécialiste de Simone Weil y critique la pornographie, dont le ressort serait «l’impatience du bien». Elle «nous prend au jeu d’un désir trop fort pour patienter au seuil de l’autre», écrit-il dans iPhilo.


Spécialiste de Simone Weil, de Léon Bloy et de Léon Chestov, agrégé de philosophie, Martin Steffens est professeur en hypokhâgne et en khâgne au lycée Georges de la Tour à Metz. Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment publié Petit traité de la joie (Salvator, 2011) ; Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger (Points, 2016) ; L’Éternité reçue (Desclée De Brouwer, 2017) et dernièrement L’Amour vrai (Salvator, 2018).


C’est toujours comme ça. C’est après avoir écrit un livre qu’on perçoit, au détour d’un détour, ce qui en a été l’intuition. Concernant mon dernier essai, la chose m’est apparue lorsque, à mon fils qui trépignait à l’idée de partir chez son meilleur ami, je répondis spontanément : «Prends ton bien en patience.»

Lire aussi : Viagra féminin : le désir sous haute tension des amants contemporains (Sonia Feertchak)

Selon l’expression courante, c’est le mal qu’on prend en patience. Mais en réalité, il est plus difficile encore de patienter au cœur de son désir, sans rien nier de son intensité. Cette difficulté est à la source du mal que l’on fait, à soi ou aux autres. Car le mal n’est pas la haine du bien. Le mal, c’est l’impatience du bien [1]. C’est le bien, ici et maintenant. L’injustice et la violence disent : «Que la justice soit, le monde dût-il en périr.» Le mal est la haine du monde en ce qu’il nous contraint aux détours, au temps, au travail, aux égards. L’enfer, on l’a vu au XXème siècle, on le verra au XXIème, c’est le paradis maintenant, par nos moyens empressés. Synonyme de l’enfer, notait Simone Weil dans ses cahiers : «le paradis artificiel [2]».

Ainsi donc le péché, ce n’est pas seulement (comme le veulent les mots hébreu et arabe «Chata’») «rater sa cible» : c’est vouloir annuler la distance qui sépare l’arc tendu de mon désir et la cible de sa satisfaction. Le péché tire à bout portant. Le mal, c’est le bien, moins le temps qu’il aurait fallu pour l’atteindre.

Le piège

Dans L’amour vrai, je saisis cette impatience du bien comme ressort de la pornographie. La pornographie nous attrape par ce bout-là. Ce n’est donc pas qu’elle ne contient aucun bien. C’est plus précisément que le bien qu’elle propose, elle l’impose sans détour. Et comme ce bien est la vérité même de l’homme, l’image qu’elle en donne possède un extraordinaire pouvoir de sidération. De la même façon que le piège-à-souris contient vraiment un morceau de gruyère, de même la pornographie tient captive une part de vérité. Cette vérité, la voici : l’homme est fait pour se donner, absolument, entièrement. L’homme n’est pas fait pour aimer, mais pour mourir d’amour. Son instinct n’est pas de survie, c’est d’offrir sa vie. Ce besoin d’immoler sa vie à ce qui est plus qu’un confort bourgeois portait jadis le nom de la charité. Dans un poème intitulé Les foules, Baudelaire parle d’elle comme d’une «sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière [3]». «Être tout à tous» dit, de son côté, la formule paulinienne [4]. La pulsation de cet amour fait de notre cage thoracique une cage, justement, un espace trop étroit pour le cœur qui y bat. Elle fait des dimensions de notre vie un impossible carcan : il y a tant de choses à y vivre, tant de visages à embrasser, tant d’histoires à écrire. Qui ignore l’infini du désir ignore à la fois sa peine et son humanité. Les rites orgiaques, vieux comme l’homme, ont dit, maladroitement, ce désir d’être «tout à tous». Maladroitement car, comme la pornographie aujourd’hui, ils l’ont dit impatiemment.

La vérité que la pornographie tient captive, c’est l’amour fou qui habite l’homme. Si les âmes sensibles doivent s’en abstenir, c’est qu’elles s’y laisseront plus facilement prendre que les autres. La pornographie nous prend au jeu d’un désir trop fort pour patienter au seuil de l’autre. Que se passe-t-il alors ? C’est le spectacle, par écran interposé, de la fusion des corps, de l’abandon de soi aux mains d’un autre. C’est, non point l’amour, mais sa caricature – car l’amour est relation, et non pas fusion, il est temps donné, temps reçu, temps consenti. La pornographie, c’est la puissance du désir dont le regard, blessé, baissé, ne retiendra qu’une image traumatique. Une puissance se vit, elle ne se consomme pas. Il eût fallu, pour que cette puissance d’aimer enfante son histoire, prendre son bien en patience. Il aurait fallu, pour que le désir rencontre son objet véritable, commencer par ne pas se le donner à soi-même.

Ou bien… ou bien…

L’orgie, minable et solitaire, du consommateur de pornographie révèle ceci : le détour qui nous prive d’abord d’une chose est en réalité la condition d’obtention de cette chose. Supprimez le détour, vous supprimez la chose. Supprimez, dans l’amour, la distance qui sépare, vous supprimez la relation et, à cause de la fusion, vous supprimez l’amour. Supprimez, en vue de la jouissance d’un bien, le temps qu’il faut pour le recevoir, vous entrez dans la dévoration, vous supprimez le bien, vous empêchez la joie. Supprimez, dans l’ordre du savoir, ce qu’il faut d’ignorance patiemment surmontée, et vous n’en garderez ni la mémoire, ni la saveur.

On le voit, la pornographie, ce n’est pas seulement cette Bête financière qui grossit à chaque clic. C’est une façon d’être au monde. A quoi s’oppose, non pas l’ascèse (stoïcienne, néoplatonicienne, bouddhique, cathare, hygiénique, puritaine ou morale), mais ce que j’appelle, dans L’amour vrai, la prière. La prière, c’est dire à Dieu, ou à la vie, à tel homme et telle femme, le grand désir qu’on a d’eux. C’est donc commencer par refuser d’enfouir ce désir sous une sagesse (stoïcienne, néoplatonicienne, etc.). Prier, c’est ensuite me tenir au seuil, patiemment, afin que ce soit réellement cet autre qui me soit donné, et non point seulement ma propre satisfaction. Le violeur obtient satisfaction, mais seulement satisfaction, et rien d’autre, et rien de l’autre dont il vient de tirer jouissance. Prier, au contraire, c’est l’aveu du désir et la patience du bien, c’est le contraire d’un vol, le contraire du viol, c’est la violence faite à soi pour ne pas la faire à d’autres que soi. Prier, c’est un amour d’autant plus fou qu’il sait qu’il ne peut se donner à lui-même, sans le perdre, l’objet de son désir.

Lire aussi : Deux sexes, est-ce bien naturel ? (Philippe Granarolo)

Ou bien… ou bien… disait Kierkegaard. La pornographie est la forme politique du désir à l’époque de la destruction du monde. La prière, c’est le temps qu’on laisse à ce dernier pour nous éblouir encore.

[1] Tertullien, La patience, Paris, arléa, 2001, p.38.
[2] Simone Weil, Cahier 5, Œuvres Complètes, Tome VI, Volume 2, p.189.
[3] Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Volume 1, p.291.
[4] 1 Co 9, 22.

 

Martin Steffens

Spécialiste de Simone Weil, de Léon Bloy et de Léon Chestov, agrégé de philosophie, Martin Steffens est professeur en hypokhâgne et en khâgne au lycée Georges de la Tour à Metz. Il a notamment publié Petit traité de la joie, consentir à la vie (Éd. Salvator, 2011), Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger (Éd. Points, 2016) et L’éternité reçue (Éd. Desclée De Brouwer, 2017).

 

 

Commentaires

Martin Steffens écrit des choses remarquables. Sa production est considérable et ses livres sont facilement lisibles. Ses étudiants ne se rendent sans doute pas compte de la chance qu’ils ont.
Sa conversion au catholicisme est sans doute pour beaucoup dans son inspiration et la pertinence des sujets traités.
Il ne serait pas étonnant qu’il soit vite traduit et que sa pensée dépasse nos frontières.
Je n’hésite pas à comparer le « phénomène Martin Steffens » au phénomène Jacques Maritain, au siècle dernier. C’est de la même veine, c’est à dire du haut vol et de la grande classe.

par duchon - le 10 novembre, 2018


Bon… c’est un bel écrit. Je pense qu’il y a quelques années en arrière, j’aurais pu écrire quelque chose de semblable. Du temps où je bossais beaucoup les textes bibliques, surtout d’un point de vue juif, et où ils me parlaient beaucoup (et ils me parlent encore tout de même, je ne les ai pas désertés.)
MAIS…
Il y a un peu trop de clivage ci dessus pour mon confort. Un peu trop de binarité, même en sachant que le… duel, c’est important, capital, même.
Pour moi, le problème de la pornographie se trouve dans le registre abstrait, mais tellement concret, du statut de l’image, et de l’idolâtrie, l’histoire de cette opposition/parallelisme structurante qui traverse la philosophie ? la religion occidentale, entre l’image et le verbe entendu dans un souffle et pas vu à la télé, ou sur un écran.
Cette tension peut être pensée sous la forme de : est-ce qu’on croit ce qu’on VOIT de ses propres yeux, ou ce qu’on ENTEND de la bouche d’autrui, en venant d’ailleurs ? Quel rapport entre le visible et l’invisible ?
Le problème de la pornographie est surtout la manière dont elle nivelle notre capacité à nous, êtres vivants, à créer NOS images, dans nos fors intérieurs, en proposant du prêt à regarder pour nous faciliter la vie. La pornographie tue notre imagination. Et ce qui tue l’imagination met en péril les fragiles fictions qui nous tiennent debout (et pas des vérités, svp.).
Ce qui tue MON imagination ne peut que mettre l’autre en danger par la même occasion.
A partir de cette incrimination de la pornographie, je crois qu’il faut aller plus loin, et interroger le statut de la photographie elle-même dans notre société moderne. Cela peut sembler… réactionnaire, mais j’assume cette position. Il y a une qualité de plus en plus immédiate à la photo, et les avancées technologiques poussent à de plus en plus d’immédiateté dans le rapport à… toutes les images, et pas seulement les images de sexe. Ce n’est pas pour rien que les grands monothéismes ont instauré des interdits autour de la représentation. Les traditions religieuses s’appuient sur une longue expérience humaine des problèmes fondamentaux pour l’Homme.

Mais, je crois qu’il ne faut pas oublier que nous avons ? nous SOMMES ? des yeux, et le propre des yeux, c’est de regarder ce qui se présente comme étant.. extérieur à nous. Le réel est incontournable quelque part. Et le désir humain est pris dans ce réel.
Ce n’est confortable pour personne, d’être… OBJET d’un regard. Pas plus qu’il n’est confortable d’être objet d’un discours quand on écoute parler de soi à la troisième personne. Etre objet de regard, c’est être pris dans le regard, ou dans le désir de l’autre.
Ce n’est pas forcément confortable d’être OBJET du désir, ou même d’être aimé (se souvenir que cette position est… au passif. Pas confortable du tout…).

Et puis, et puis… j’ai lu hier un texte de Pascal Quignard qui, en parlant du « Rosencavalier », « Le Chevalier à la Rose » évoque les vieux amants et leur humble acceptation des vicissitudes de la chair (animale). L’écrit de M. Steffens est l’écrit d’un jeune homme, j’ose dire…Je crois qu’il serait d’accord avec moi pour dire qu’il faut toute une vie pour apprendre l’incarnation, et c’est peut-être au moment de quitter cette vie que, dans le meilleur des cas, nous pouvons enfin sentir tout le prix à payer ? de cette incarnation.

par Debra - le 11 novembre, 2018


Regarder un porno. Est-ce un bien ou un mal ? Un mal pour qui ? Pour moi ou pour l’autre ?
Quel autre ? L’autre en général ou l’autre qui est acteur ? Qu’est-ce que cela montre de moi ?
Un bien pour moi ? Quel bien ? Je me sens bien ou mal ? Je me sens bien ou mal de voir quoi?
Qu’est-ce que cela montre de ceux que j’ai plaisir ou douleur à regarder ? Qu’est-ce regarder par le trou de serrure ? Est-ce que je veux en être ? Pourquoi n’y vais-je pas ? Parce que j’ai peur ou par impatience ? J’ai peur du réel ? Je ne suis pas pressé d’y aller voir …

par gérard - le 11 novembre, 2018


C’est un magnifique article… J’aime à penser que votre définition du mal comme « impatience du bien » ne vaut pas seulement pour la pornographie, mais caractérise l’ensemble de la modernité, notamment le phénomène consumériste et productif. Mais peut-être suis-je à la fois une vieille réac et une vieille gauchiste…

par Mme Michû - le 12 novembre, 2018



Laissez un commentaire