« Revivre » pour penser et agir dans le présent
Oui, il faut revivre, et il faut penser le « revivre », pour agir et pour penser dans le présent. Mais pourquoi le faut-il exactement ? Ne serait-ce pas un mot d’ordre volontariste, plus que vitaliste, un vœu pieux, une injonction, faussement libératrice ?
Bien au contraire.
Parler de « revivre », c’est d’abord reconnaître que quelque chose nous a affectés, c’est reconnaître, sans s’y enfermer, pour en sortir, une négativité qui fait partie de notre condition.
Plus encore, parler de « revivre », c’est reconnaître que ce qui nous a affectés nous affecte encore. Autant que « renaître », avant même peut-être le sens positif de ce verbe, « revivre » veut dire répéter, ressasser, un passé, individuel ou collectif, qui « ne passe pas », que nous ne choisissons pas, qui nous définit pourtant, et qu’il faut affronter, pour accéder à soi, à « la vie », au présent.
Il faut aller un pas plus loin encore. Si l’on parle de « revivre » pour désigner ce passé que l’on revoit et qui revient, toile de fond de notre présent individuel et collectif (nos traumatismes), ce n’est pas par métaphore ; ce n’est pas par une « image » au sens rhétorique, que l’on dit de ces « images » réelles, « vitales », qu’elles revivent en nous. Elles font partie de notre condition réelle de vivants, d’êtres vivants, que nous redécouvrons aujourd’hui. Vivants singuliers, certes, car humains, parlant, pensant, imaginant, agissant, souffrant, mais vivants tout de même. Le moment présent est en philosophie, aujourd’hui, celui du vivant, non pas à travers une réduction de notre vie (intellectuelle, morale, sociale, politique) à la vie en général, mais par extension de la vie (organique, biologique, éthologique, écologique) à toutes les dimensions de notre vie, et donc par l’extension et la transformation du problème du vivant, par les enjeux qu’il recouvre et positions qu’il suscite (comme chaque « moment » de l’histoire de la pensée). L’expérience du revivre nous ramène au moment du vivant dans toutes ses dimensions, scientifique, anthropologique, esthétique, éthique, politique. Un colloque de Cerisy l’explorera en Août 2012.
Mais alors sans oublier ces conditions, cette répétition, cette négativité, on peut et on doit en repartir, dans une autre direction.
Car, tout d’abord, ce n’est pas parce que nous sommes des vivants que notre vie, notre horizon, individuel ou collectif, se ramènerait au simple fait de « survivre ». Il ne s’agit pas de revivre pour survivre, mais de survivre pour revivre, ce qui change tout : non pas revenir au vivant pour nous réduire à préserver la vie ; mais bien au contraire préserver les vivants pour renouveler les conditions, les créations de la vie humaine, morale, sociale, historique. L’horizon historique en temps de crise et de catastrophes risque d’être celui du repli, de la régression, de la peur ; mais il peut et doit être aussi au contraire celui de l’action, lucide, du progrès, réel, de la justice, nécessaire. De même, notre condition cérébrale ou vitale en général (les maladies, le vieillissement, par exemple) ne nous condamne pas à la recherche de la survie pour elle-même, mais pour revivre une vie singulière, relationnelle, créatrice, sans laquelle nous ne vivrions pas du tout. Vivre tant qu’on peut revivre : même difficilement être soi, dans la relation, même fragile, au monde et aux autres. Tels seraient nos principes.
Mais alors ce « revivre » n’oubliera pas, il affrontera au contraire son autre, son contraire. Nous ne pouvons plus vivre que dans la tension entre les deux sens du « revivre » : ce passé qui ne nous blesse pas par hasard mais qui révèle une dimension même de notre être, une épreuve et une relation originaires que nous revivons dans chaque détresse, et jusque dans notre histoire, sachant désormais que les libérations aussi cachent le risque de catastrophes ; mais aussi ce futur qui revient non pas comme une perspective abstraite mais comme une action concrète, dans nos vies individuelles et relationnelles, mais aussi dans l’histoire où l’action même contre les catastrophes peut être libératrice. Polarité ultime, historique et en chacun de nous, de l’effondrement et de la recréation.
Alors, oui, on comprendra que l’on peut et doit revivre non seulement pour agir mais pour penser, dans le présent, Car « revivre », en son double sens, nous apprend ce que vivre signifie, non pas un état objectif et neutre, mais une condition tendue, une lutte certes contre ce qui menace la vie, mais une création aussi, toujours reprise, qui s’étend à toutes les dimensions de la vie humaine et des relations entre les vivants. C’est ce double revivre qui nous fait donc comprendre aussi pourquoi notre présent a besoin d’une philosophie nouvelle, critique, relationnelle, polarisée de la vie ; mais aussi pourquoi cette philosophie de la vie, s’étendant à toutes les dimensions de notre histoire, peut répondre aux besoins eux mêmes vitaux du présent.
Frédéric Worms est un philosophe français, professeur à l’École Normale Supérieure de la rue d'Ulm et directeur du Centre international d'études de la philosophie française contemporaine. Il est notamment l'auteur de Le Moment du soin. A quoi tenons-nous ? (PUF, 2010) ; Revivre. Eprouver nos blessures et nos ressources (Flammarion, 2012) et Soin et politique (2012).
Commentaires
niceeeeeeeeeeeeee!!
par camili - le 9 novembre, 2013
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