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Crise de la dette en Europe : comment réussir à échouer ?

24/03/2013 | par Bruno Jarrosson | dans Eco

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La construction européenne est certes une idée brillante mais aussi une réalité dont les desseins et les modalités restent obscurs. L’objectif initial était d’assurer la paix en Europe, mais cette idée restait cachée sous des objectifs économiques car il n’était pas très populaire en 1950 de prêcher aux Français et aux Allemands la réconciliation avec l’ennemi héréditaire. À la surface du Rhin, l’histoire avait laissé quelques remous nauséabonds. L’objectif du jeu n’était pas clair, sa règle l’est moins encore. Voici par exemple ce que déclara à Rome le représentant britannique aux négociations pour le Traité de Rome quand il décida de quitter ces négociations :

« Déclaration du délégué britannique à la Conférence intergouvernementale de Rome chargée de négocier le futur traité de Communauté européenne (1957).
Monsieur le Président, Messieurs,
Je voulais vous remercier sincèrement de votre hospitalité et vous indiquer qu’elle va cesser à partir d’aujourd’hui. En effet, je regagne Londres. Fonctionnaire sérieux, il me gêne de perdre mon temps et de ne pas justifier le modeste argent que me verse mon Gouvernement. J’ai suivi avec intérêt et sympathie vos travaux. Je dois vous dire que le futur traité dont vous parlez et que vous êtes chargés d’élaborer :
a) n’a aucune chance d’être conclu ;
b) s’il est conclu, n’a aucune chance d’être ratifié ;
c) s’il est ratifié, n’a aucune chance d’être appliqué.
Nota bene : S’il l’était, il serait d’ailleurs totalement inacceptable pour la Grande-Bretagne. On y parle d’agriculture, ce que nous n’aimons pas, de droits de douane, ce que nous récusons, et d’institutions, ce qui nous fait horreur.
Monsieur le Président, Messieurs, au revoir et bonne chance ».

Cette déclaration dont le brio est relevé d’humour britannique conduit cependant de l’arrogance à l’erreur, de l’impertinence à la non pertinence. Car :

  1. Le traité fut conclu.
  2. Conclu, il fut ratifié.
  3. Ratifié, il fut appliqué.
  4. Appliqué, il fut un succès.

La construction européenne est comme cela ponctuée de grands moments de lucidité. Nous allons illustrer la panne de l’intelligence stratégique avec la façon dont a été traitée la crise de la dette souveraine grecque.

 

Automne 2009 : le désastre que l’on faisait semblant de ne pas voir

La Grèce a adhéré à la Communauté Européenne le 1er janvier 1981, c’est-à-dire bien avant l’Espagne et le Portugal, deux pays plus développés et qui avaient rejoint le camp de la démocratie à la même époque (1974 pour la Grèce et le Portugal, 1975 pour l’Espagne). Ceci par la volonté de la France ou plutôt de son président Valéry Giscard d’Estaing qui posait pour un admirateur de la culture grecque. « On ne refuse pas l’entrée à Platon », tel était l’argument. Le président français s’était aussi entiché du président grec de l’époque, Constantin Caramanlis. Que personne n’a pourtant jamais confondu avec Périclès.
Malgré l’évidence notoire de la falsification des chiffres qu’il avait présentés à la commission européenne pour obtenir l’intégration de la Grèce dans la Communauté, et qui révulsait les diplomates allemands, Caramanlis parvint à signer l’acte d’adhésion de son pays à la communauté économique européenne le 28 mai 1979 à Athènes. Grâce à l’appui indéfectible et à l’opiniâtreté du président français, qui avait pourtant à sa disposition toutes les preuves de la falsification des comptes grecs. Helmut Schmitt, le chancelier allemand, ancien officier de la Wehrmacht, n’était pas sensible au charme méditerranéen de Caramanlis et moins encore aux comptes truqués de la Grèce. Mais Valéry Giscard d’Estaing auquel il ne voulait rien refuser lui passa ce qu’il fallait de pommade. Les conditions discutables de cette adhésion qui était restée dans la gorge des diplomates allemands comptera par la suite car les Allemands auront vis-à-vis des Français – quand les Grecs seront en défaut de paiement – la réaction suivante : « Vous l’avez voulue, maintenant débrouillez-vous avec ».
La crise démarre sa phase aiguë à l’automne 2009 selon le scénario suivant :

  • Octobre : après des élections, un nouveau gouvernement grec est élu. Il est dirigé par le PASOK qui a obtenu 160 des 300 sièges du parlement grec. On notera avec intérêt que c’est le gouvernement de droite qui a précédé qui aura été la pire cigale et que c’est un gouvernement de gauche qui va endosser le rôle de la fourmi.
  • 5 novembre : les premières estimations du budget font apparaître un déficit de 12,7 % du PIB, le double de ce qui était initialement annoncé. Rappelons que les critères dits de Maastricht prescrivent un déficit inférieur à 3 % du PIB et que l’on doit se rapprocher de zéro. Les Grecs annonçaient le double et étaient en fait au double du double. Les Français et les Allemands vont se trouver dans une posture morale délicate, celle du pompier pyromane. Tout d’abord parce qu’ils savaient en fait depuis des années que les chiffres grecs étaient faux (depuis 1979 en fait) et ensuite parce que ce sont eux qui, en 2004, ont de jure aboli la règle des 3 %. À cette époque, 2004, quand Jacques Chirac et Gerhard Schröder se rencontraient, ils se racontaient toujours des histoires salaces, mais ils pensaient aussi parfois à faire une grosse bêtise du genre de priver le Traité de Maastricht de ses garde-fous. Alors que les fous budgétaires sont en France aussi répandus que les escrocs à rosette – puisque ce sont les mêmes. En 2004, la France et l’Allemagne décident qu’il n’y aura pas de sanction pour les pays – dont elles font partie – qui ne respectent pas les fameux critères de Maastricht. La vie est bien plus pratique quand on change les règles du jeu à sa convenance.
  • 8 novembre : le projet de budget 2010 vise à ramener le déficit à 8,7 % du PIB. Il prévoit aussi que la dette grecque atteindra 121 % du PIB en 2010 contre 113,4 % en 2009. Aucune de ces prévisions ne sera jamais tenue, naturellement. On est passé du maquillage des comptes à la prestidigitation sur les prévisions. Si les prévisions faites pour la Grèce ne sont jamais tenues, c’est simplement parce qu’elles sont irréalistes. Par exemple, les recettes des privatisations grecques sont une belle occasion de franche hilarité. On expliquait aux Grecs qu’ils allaient rembourser leur dette en privatisant les chemins de fer alors que les chemins de fer grecs ont un résultat d’exploitation de – 90% (les recettes ne couvrent que 10 % des dépenses).
  • 8 décembre : Fitch Ratings dégrade sa note financière pour la Grèce de A- à BBB+. 16 décembre : Standard & Poor’s abaisse sa note de A- à BBB+. 22 décembre : Moody’s abaisse sa note de A1 à A2. La crise grecque – après celle des prêts subprime l’année précédente – va permettre aux agences de notation d’acquérir une certaine notoriété en étalant à la face du monde leur compacte incompétence. Ces agences ont pour métier d’évaluer le risque de non remboursement. Or ce risque évolue lentement. Si les agences modifient leurs notations brusquement, elles avouent qu’elles n’ont pas su évaluer le risque. Au début de 2008, les prêts subprime étaient évalué avec un risque de faillite de 1/2000 pour l’année suivante. Or 50 % de ces prêts étaient en faillite en 2009. « Mur du con », comme dit Le Canard enchaîné. Les agences de notation dans le domaine financier sont l’équivalent d’un constructeur automobile qui ferait des voitures sans roue, sans moteur, sans volant et sans sièges tout en donnant des leçons hautaines à ses concurrents sur l’art de faire des voitures. Car tout ceci n’empêche pas les dites agences de continuer à vendre – assez cher d’ailleurs – du vent sans pour autant faire tourner les éoliennes. On devrait créer une agence de notation qui noterait les agences sur l’échelle du ridicule.

Les taux d’intérêt pour l’État grec s’envolent au-dessus de 7 %. La situation est alors la suivante : un pays dont la dette publique est supérieure à 100 % du PIB, où il n’y a plus de croissance et où les taux d’intérêt sont supérieurs à 7 %. Il est alors certain que ce pays ne pourra pas rembourser sa dette, quels que soient ses efforts. La dette augmente mécaniquement par l’effet des taux d’intérêt. Il n’y a d’ailleurs pas d’exemple dans l’histoire qu’un pays surendetté ait remboursé sa dette.
Les pays européens à ce moment vont avoir pour stratégie de nier l’évidence et d’aggraver le problème. Nier l’évidence par une posture morale à l’allemande : les Grecs ont triché, ils doivent payer. Certes ils ont triché mais ils ne risquent pas de payer.
Pour aggraver le problème, on engage le pays dans une cure d’austérité folle et excessive qui diminue le PIB, enlève toute capacité de rembourser la dette et au contraire augmente mécaniquement cette dette. Le PIB grec a diminué de 25 % entre 2008 et 2013. Si jamais les Grecs avaient eu dans l’idée incongrue de payer leurs dettes, on leur a enlevé toute chance d’y arriver.
Dans une telle situation, il faudra des décisions non standards. En réalité, il n’y a que trois options possibles, également désagréables.

  1. La Grèce sort de l’euro, revient à la drachme. Cette solution est douloureuse pour les Grecs et réaliste. Les pays surendettés passent presque toujours par la case dévaluation. Cela abaisse le niveau de vie et augmente la dette extérieure mais donne de l’oxygène à l’économie en relançant les exportations. Les Européens refusent cette solution qui serait une défaite symbolique colossale pour cette jeune monnaie qu’est l’euro. Si l’euro perd un de ses pays dix ans seulement après sa création, il n’apparaîtra pas comme une monnaie solide et sérieuse. Cette première solution est écartée a priori, l’objectif constant sera de garder la Grèce dans l’euro. L’euro va se mettre au régime sans perdre sa Grèce.
  2. La Grèce fait défaut sur sa dette. Cela règlerait à court terme le problème de la dette mais aurait des conséquences terribles pour la Grèce car un pays qui fait défaut ne peut pas faire appel aux marchés financiers dans des conditions normales pendant longtemps. Par ailleurs, l’impact symbolique sur l’euro serait tout aussi désastreux que le retour à la drachme. Les Européens jurent donc, la main sur le cœur, que cela ne sera pas même s’ils reviendront sur cet engagement avec une étonnante légèreté plus tard. Quand on parle d’impact symbolique désastreux, il faut bien comprendre qu’en matière de monnaie, le symbole est tout. Une monnaie n’existe que par la confiance qu’on lui accorde. Il ne s’agit donc pas que d’un sujet symbolique.
  3. L’Europe aide concrètement la Grèce en rachetant de la dette grecque – par la BCE – ce qui permettrait de faire baisser les taux d’intérêt en manifestant clairement que l’Europe n’abandonnera pas la Grèce. Problème : le traité de Maastricht fondateur de l’euro interdit cette solution qui revient à encourager les comportements dispendieux des États en leur évitant la punition. De fait, l’euro a encouragé les pays du sud de l’Europe – cigales par tempérament – à s’endetter puisqu’ils éviteraient la punition que constituent les dévaluations à répétition. Par ailleurs, au nom de la vertu, les Allemands sont contre cette solution. Les rigides Teutons pensent que les Grecs ont fauté et qu’ils doivent subir leur punition, c’est-à-dire payer pour expier. On comprend bien ce point de vue qui se tient moralement. Mais il ne s’agit plus de morale en l’occurrence, seulement d’économie. La morale ne peut rien contre les mathématiques et réciproquement. Les Grecs ne peuvent pas payer ; cette troisième solution à laquelle s’accrochent les Allemands avec un entêtement idéologique n’adviendra pas.

Trois solutions dont quatre au moins sont mauvaises, donc. Les Européens vont dériver sans stratégie claire dans le triangle des Bermudes que forment ces trois solutions qu’ils refusent toutes. Ces errements seront interprétés comme tels par les marchés et auront pour conséquence d’attirer le Portugal, l’Espagne et l’Italie dans la même situation impossible que la Grèce. Les Européens ont fait preuve d’un talent certain pour aggraver les choses ainsi que nous l’allons montrer tout à l’heure.

 

Printemps 2010 : le réel est reporté à une date ultérieure

Comme le choix est difficile, les Européens vont nier le problème. Ils vont se substituer aux marchés en prêtant de l’argent à l’État grec et faire comme si la Grèce allait rembourser ses dettes. Athènes obtient des crédits de l’Union européenne et du FMI à hauteur de 110 milliards d’euros sur trois ans (80 milliards d’euros prêtés par les pays de la zone euro et 30 milliards par le FMI). En contrepartie, la Grèce prend une série de mesures dont l’application sera étroitement surveillée par les bailleurs de fonds : le FMI et les pays de la zone euro. Parmi les mesures faisant partie de l’accord :

  • la suppression des treizièmes et quatorzièmes mois dans la fonction publique compensée par une prime annuelle de 1 000 euros pour les fonctionnaires gagnant moins de 3 000 euros et gel des salaires des fonctionnaires pendant trois ans,
  • la durée de cotisations retraites sera portée de trente-sept annuités à quarante annuités en 2015,
  • ouverture de professions fermées,
  • taxe sur les résidences illégales,
  • nouvelle hausse de la TVA qui doit être portée à 23 %.

Et les dirigeants européens de clamer haut et fort qu’il n’y a plus de problème grec. Avec les mesures prises, la Grèce va rembourser, c’est sûr. Elle fait trop de déficit, il n’y a qu’à baisser les dépenses et le tour est joué. Les économistes sérieux – pléonasme – et compétents –cas de figure envisageable – relèvent l’inverse. Ce plan ne peut qu’enfoncer la Grèce. C’est ce qui ne va pas manquer de se produire.
Il existe en économie un effet multiplicateur qui montre qu’une augmentation de la dépense publique engendre de la croissance et une réduction de la dépense publique une réduction du PIB. Ce n’est pas parce que c’est Keynes qui l’a dit qu’il faut l’oublier. Cet effet multiplicateur est très impopulaire chez les économistes de l’offre car il incite les gouvernements à dépenser inconsidérément et ne fonctionne pas longtemps quand on en abuse pour stimuler la croissance. Ce qui a été le cas dans les années soixante et soixante-dix. Mais le fait qu’il ne fonctionne pas durablement dans le sens de la croissance ne signifie pas qu’il ne va pas fonctionner dans le sens de la récession. En obligeant la Grèce – puis le Portugal, l’Espagne et l’Italie – à réduire trop brusquement les dépenses publiques, on provoque une récession sévère qui aggrave le problème de la Grèce. De 2008 à 2012, le PIB de la Grèce a baissé de 25 %. Les rentrées fiscales étaient déjà beaucoup trop faibles pour rembourser la dette, elles ont lourdement diminué.
Le peuple grec est condamné à l’austérité éternelle, la punition sans espoir qui ne fait qu’aggraver la situation. À cela, les pays du Nord de l’Europe opposent un regard moral. Si les Grecs sont dans cette situation, c’est de leur faute, ils doivent donc assumer les conséquences de leurs actes. Cela est sans doute vrai mais tout à fait à côté de la plaque. Le plus désarmant de cette situation du printemps 2010, c’est que les politiques nous expliquent sans rire que le problème grec est résolu, qu’il n’y aura pas de défaut grec. Contre toute vraisemblance. Et les médias font semblant de gober ces sottises. Ce plan n’a aucune chance de réussir. Il ne réussit pas. L’évidence se fait jour, si la BCE ne s’en mêle pas, si la Grèce n’est pas aidée, elle fera défaut. Avec la complicité de la BCE, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont choisi une stratégie qui échoue.

 

18 octobre 2010 : l’insoutenable légèreté de Deauville

Le 18 octobre 2010, en marge d’un sommet entre l’Allemagne, la France et la Russie qui se tient à Deauville, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy décident que la Grèce fera défaut sur 21 % de sa dette privée. La présentation politique de cette décision consiste à faire payer le privé, les banquiers présumés rapaces et sur lesquels il est politiquement habile de taper. La stratégie de la poche profonde.
Cette décision est prise sans concertation avec les instances européennes à Bruxelles qui sont en train de négocier sur le sujet ni avec le gouvernement grec qui depuis le début de cette affaire est traité avec une arrogance humiliante. Cette décision a les conséquences suivantes :

  • Angela Merkel et Nicolas Sarkozy montrent à la face du monde qu’ils sont capables de dire et faire n’importe quoi puisqu’ils avaient juré jusque-là, promis, craché, qu’il n’y aurait pas de défaut grec. Le mensonge fait certes partie du package de base de l’homme ou de la femme politique, mais en l’occurrence il y rupture de confiance dans un domaine – la monnaie et la signature d’un État – où la confiance est tout.
  • Le retour de la Grèce sur les marchés est compromis pour longtemps.
  • Cette décision crée une distorsion entre le privé et le public. On commence à admettre que la Grèce ne remboursera pas ses dettes et on espère faire payer la facture par les banques uniquement. Or les banques financent les déficits des États. Il y a donc un risque fort de les prendre à rebrousse-poil. Ce qui s’appelle chercher de l’argent avec un fusil.

Mais cette stratégie, pour absurde qu’elle soit, vaut au moins reconnaissance que l’austérité – la réduction des dépenses des États – ne suffira pas à payer les dettes. On n’a pas encore reconnu l’évidence – que les économistes répètent pourtant jour après jour – que la réduction rapide des dépenses entraîne une récession qui réduit les recettes fiscales et aggrave les déficits. On assiste même en France à cette situation curieuse que le seul homme politique à tenir le même langage que les économistes est Jean-Luc Mélenchon qui n’est tout de même pas l’apologue le plus connu des théories économiques capitalistes. Jean-Luc Mélenchon donnant des leçons d’économie, ça fait penser à Mireille Mathieu donnant un cours sur la physique théorique des trous noirs. Eh bien non, Mélenchon exprime la voix du bon sens sur ce sujet. Mais à ce point de l’histoire, on pensera que la critique semble facile si on ne précise pas ce qu’il fallait faire.
Le plan du printemps 2010 que les politiques européens nous avaient vendu comme la solution définitive ne fonctionne pas. Comme on pouvait le prévoir. Angela Merkel et son camarade syndiqué de l’aveuglement Nicolas Sarkozy se sont ridiculisés deux fois dans l’année, une première fois au printemps et une deuxième fois à Deauville. Une telle résolution dans l’aveuglement stratégique prêterait à rire s’il ne s’agissait de la vie et de la souffrance de millions de personnes.
Si l’on revient aux trois hypothèses formulées plus haut, il apparaît clairement que si l’on refuse la sortie de la Grèce de l’euro (qui serait probablement suivie de celle du Portugal, de l’Espagne voire de l’Italie et de la France) et si l’on refuse le défaut, la seule solution réaliste se trouve dans les interventions massives de la BCE. C’est d’ailleurs la solution qui peu à peu est adoptée.
Les traités européens l’interdisent et les Allemands n’en veulent pas. Certes. Mais la réalité s’imposera même aux Allemands. Madame Merkel a lâché peu à peu sur les traités et elle continuera de le faire. Il paraît même qu’en plusieurs occasions elle a pleuré lors de sommets européens. À force de nier la réalité, le retour du réel peut être douloureux.
Ceci nous amène à l’année 2011, année au cours de laquelle, sous la pression des faits, les européens vont commencer à adopter des solutions réalistes tout en accompagnant leurs actes de discours irréalistes qui aggravent la situation et permettent de continuer à traiter le peuple grec avec un sadisme consommé.

 

2011 : retour du réel

Rien de ce qu’ont tenté les Européens n’a marché. Et ils ont fait ce qu’ils avaient juré de ne pas faire, à savoir violer le Traité de Maastricht – la BCE a bel et bien acheté de la dette grecque – et un défaut partiel. En 2011, d’autres digues vont lâcher. Pendant l’été 2011, les taux d’intérêt de l’Espagne et de l’Italie dépassent les 7 % Ces deux pays vont se trouver en cessation de paiement et devoir impérativement dévaluer si l’on n’intervient pas. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de savoir si un pays va sortir de l’euro mais s’il va encore exister un euro.
Cette situation a été en partie suscitée par l’attitude européenne envers la Grèce. Les Européens ont bel et bien sauvé la Grèce en 2010, ou du moins assuré son maintien dans la zone euro. Ce qui aurait pu inspirer confiance aux marchés. Mais parallèlement, ils ont tenu un discours qui, à l’inverse, détruisait la confiance. Ils n’étaient intervenus que par exception, ils ne le feraient plus à l’avenir, etc. Comme des sauveteurs qui, après avoir sauvé le noyé, expliqueraient que c’est la dernière fois, qu’on ne les y reprendra plus. Habile comme un plaidoyer pour l’anthropophagie chez des végétariens.
Ou l’inverse, un plaidoyer végétarien chez les anthropophages.
Avec ce discours absurde et le défaut grec du 18 octobre 2010, les marchés ont perdu confiance dans l’Espagne et l’Italie. Ils ont conclu que ces deux pays allaient faire défaut. D’où la flambée des taux d’intérêt.
Cette fois-ci, pas moyen de louvoyer. La BCE fait le job, elle s’assoit sur les traités et achètent massivement de la dette espagnole et italienne. Madame Merkel pleure, comme d’habitude.
Pour la Grèce, les négociations durent jusqu’en octobre.
Après d’âpres négociations, liées notamment à la volonté exprimée lors d’un vote au Bundestag de la quasi-totalité des partis allemands de limiter les garanties allemandes aux pays en crise et de ne pas « faire payer » uniquement les contribuables, mais également les banques, un accord est trouvé le 27 octobre au matin. Il prévoit :

  • un abandon par les banques privées de 50 % de la dette publique qu’elles détiennent sur la Grèce (la BCE et le FMI ne sont pas concernés). Cet accord a été particulièrement difficile à atteindre du fait de la résistance bien compréhensible des banques. Le vol à mains armées de Deauville est amplifié ;
  • les banques doivent être recapitalisées pour un montant de 106 milliards d’euros (30 milliards pour la Grèce, 26,1 milliard pour l’Espagne, 14,7 milliards pour l’Italie, 8,8 milliards pour la France et 5,1 milliards pour l’Allemagne). La recapitalisation sera faite soit par appel à l’épargne, soit par les États, soit, en dernier ressort, par le FESF (Fonds européen de stabilité financière) qui est créé à cette occasion ;
  • le FESF n’est pas autorisé à devenir une banque mais un effet de levier va être recherché en faisant appel de façon complémentaire à des investisseurs privés ou souverains, en coopération avec le FMI.

Le premier ministre Georges Papandréou, face au mécontentement populaire et à ce qu’il perçoit comme des abandons de souveraineté – où va-t-il chercher ça ? – décide de soumettre l’accord à référendum. Il abandonnera l’idée quatre jours plus tard quand la classe politique grecque prenant conscience que les autres pays envisagent sérieusement la sortie de la Grèce de la zone euro, se prononce contre ce projet et envisage un gouvernement d’union nationale.
En cette année 2011, la BCE a sauvé l’euro en achetant des titres souverains. Mais elle n’a pas sauvé les peuples puisque les pays dits du sud plongent dans des récessions graves. La BCE est intervenu trop peu, trop tard, mal et en promettant de ne pas continuer.
Ces précautions oratoires et méthodologiques qui s’avèrent catastrophiques sont dues à l’opposition constante de l’Allemagne. La position allemande se résume de la façon suivante :

  •  Posture morale : si ces pays sont en difficulté, c’est de leur faute.
  •  Posture économique : ils n’ont qu’à faire les mêmes réformes que nous et tout ira bien.
  •  Posture égoïste : si on laisse la BCE créer de la monnaie pour les sauver, cela fera baisser l’euro (et suscitera de l’inflation) à notre détriment. Cela revient donc à nous faire payer pour les cigales.

Voilà qui donne à réfléchir comme un joli mollet dénudé. Il faut comprendre les Allemands. Voilà qui donne aussi matière à discuter. On a vu que l’argument moral était vrai et pour cela impropre. On ne résout pas des problèmes de surendettement avec des arguments moraux mais avec de l’argent.
L’argument économique était faux a priori, il a néanmoins été appliqué avec la tranquille assurance des idéologues. Il se révèle faux a posteriori. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie des déficits et de nier qu’il faille les réduire à terme mais de comprendre que dans un environnement récessif et sans dévaluation, la question du rythme de réduction des déficits est déterminante. Le Royaume-Uni en fait l’expérience entre 2009 et 2013 avec la thérapie de choc appliquée par le gouvernement Cameron (thérapie pourtant accompagnée d’une dévaluation). Quand on réduit le déficit trop vite, trop fort, dans un environnement récessif, on cause une récession qui aggrave l’endettement. C’est ce qui est arrivé à la Grèce, au Portugal, à l’Espagne et à l’Italie. Cela avait si bien raté en Grèce qu’il fallait s’empresser d’exporter cette stratégie maligne. Les Grecs, les Portugais, les Espagnols, les Italiens ont consenti des sacrifices inouïs. Mais ils ont au moins la satisfaction de voir que ces sacrifices n’ont pas été inutiles puisqu’ils ont aggravé des problèmes déjà très graves.
Quant au troisième argument, la crainte faire payer les erreurs irréfléchies des pays du sud par le travail vertueux des pays du nord, il devrait être pris en considération. Si la BCE, en effet, se contente de créer de la monnaie pour acheter la dette des pays du sud et l’annuler en douce, c’est effectivement ce qui pourrait se passer par le biais de l’inflation. Cela vaudrait sans doute mieux pour les pays du nord qu’une faillite des pays du sud mais on comprend qu’une telle iniquité, une prime au vice en quelque sorte, mette en rage les Allemands épris d’ordre et de vertu.
Si l’on prenait mieux en compte cet aspect du problème, on remarquerait que :

  • La BCE pourrait racheter et annuler de la dette de tous les pays de la zone euro dans les proportions des PIB. Cela est bien sûr interdit par le Traité de Maastricht mais la BCE a déjà fait et fera encore beaucoup de choses interdites par les traités. De toute façon, cela adviendra sous une forme ou sous une autre. C’est d’ailleurs ce que la FED a fait avec le dollar (rachat de 1 800 milliards de dollars de dette de l’État fédéral) ce qui a évité aux États-Unis une récession aussi sévère qu’en Europe.
  • Une telle politique serait équitable et ferait baisser un peu l’euro par rapport au dollar, à la livre et au yen, ce qui ne serait pas défavorable à l’industrie européenne. Y compris l’industrie allemande. L’euro étant un peu surévalué, il existe une marge de manœuvre.
  • Cela permettrait de restaurer la confiance dans la capacité de l’Europe à surmonter cette récession. Les pays non européens sont pour l’instant stupéfaits de la nullité stratégique dans laquelle s’enfonce l’Europe pour traiter ses propres problèmes. Barak Obama n’a pas pu cacher, en de multiples occasions, le peu d’estime dans lequel il tenait ces dirigeants européens incapables de se hisser à la hauteur des enjeux. Comme les difficultés européennes pénalisent le monde entier, l’impatience stupéfaite succède à la stupeur impatiente.

On notera que la défense stricte de la monnaie telle que la pratiquent les Allemands se veut la défense des détenteurs de monnaie, c’est-à-dire des épargnants. Or au nom de cette politique, les Bourses ont baissé violemment (environ – 50 % entre les sommets de l’été 2007 et les creux de l’automne 2011 pour la Bourse de Paris) et des obligations ont été mises en défaut, faisant baisser le rendement de ce placement réputé sûr. Autrement dit, au nom de la défense de l’épargnant, on a pour l’instant lésé l’épargnant. Victime collatéral d’une récession organisée en son honneur. Mur du çon, absurdité à tous les étages.

 

2012 – 2013 : stratégie faible et réel dur

Le 1er novembre 2011, Mario Draghi a succédé à Jean-Claude Trichet à la présidence de la BCE. Peut-être parce qu’il est italien, Mario Draghi a délaissé les postures de vierge effarouchée de son prédécesseur et a indiqué clairement que la BCE achèterait ce qu’il faut de dette des États pour éviter l’envolée des taux d’intérêt. Cette simple indication a suffi à ramener la confiance sur les marchés.
L’attitude de Jean-Claude Trichet était en effet aussi schizophrène que son patronyme mal venu pour un banquier. Tel un pompier pyromane, il rachetait de la dette européenne les lundis, mercredi et vendredis – ce qui rassurait tout le monde – en indiquant les mardis, jeudis et samedis qu’il allait bientôt arrêter ça – ce qui affolait tout le monde. Les dimanches, tout le monde allait prier.
Avec Mario Draghi qui dit ce qu’il fait et qui fait ce qu’il dit, on sait mieux où on va. Les marchés en effet n’apprécient guère que les décideurs ajoutent leurs propres incertitudes à un monde incertain.
Mais la doctrine en Europe reste par ailleurs d’inspiration allemande : c’est en réduisant leurs dépenses que les États se désendetteront. Résultat : la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Italie sont en récession et voient leurs dettes augmenter. La France n’a pas de croissance et ne parvient pas à tenir ses objectifs de réduction des déficits (ne pas tenir ses engagements, spécialité ou point d’honneur bien français, droite et gauche confondues). En Italie Mario Monti a suivi scrupuleusement l’ordonnance allemande, le pays est exsangue, la dette augmente, on applaudit Mario Monti. Enfin sauf les électeurs qui, avec un bon sens prévisible l’ont renvoyé à ses chères études. En Espagne idem, Mariano Rajoy a suivi la même voie avec les mêmes conséquences et risque de finir comme son compère en austérité Mario Monti. Ils pourront parler du bon temps où ils faisaient mourir guéris leurs pays respectifs.
Face à cette situation, Wolfgang Schäuble, l’inénarrable ministre des finances d’Allemagne se montre menaçant et insolent pour expliquer avec son zeste d’arrogance dont il ne se départit jamais qu’il faut poursuivre les efforts. Pourquoi renoncer à une stratégie qui échoue avec une telle constance ? Comme quoi ce cher Wolfgang n’a pas que les jambes qui ne fonctionnent plus.
Comme les faits sont plus têtus encore que les têtes dures de certains hommes politiques idéologues, la réalité se fait jour. Ces pays ne rembourseront pas leurs dettes si on ne crée pas de la monnaie. Les populations ne vont pas voter pour des politiques qui les tueront sur l’autel des marchés. La démocratie a ceci de désagréable qu’elle fait le lit des démagogues et ceci de rassurant que le réel finit toujours par être dit.
Il reste donc à mettre en place un système de création monétaire temporaire et équitable. Ce qui viendra nécessairement.
Pourquoi tant de retard et de souffrance pour reconnaître ce que l’on savait déjà en 2009 ? Pourquoi sculpter du désespoir dans cette pâte de l’histoire qu’est le temps ?
Panne de l’intelligence stratégique.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

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