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Ukraine : la nécessité d’un retour à la diplomatie la plus élémentaire

20/03/2014 | par Alexandre Terletzski | dans Monde | 4 commentaires

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« Des élections présidentielles anticipées et l’affaiblissement de Ianoukovitch au Parlement de Kiev sont des premiers signes encourageants, dans l’espoir que les Ukrainiens puissent compter leurs voix et non plus leurs morts ». C’est ainsi que je terminais mon précédent article sur la situation en Ukraine, par des mots d’optimisme, quelques heures seulement avant l’accord du 21 février entre l’opposition et le régime de Ianoukovitch, accord signé également par les ministres des affaires étrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne et paraphé par le chef de la diplomatie russe. J’ai ensuite cru pendant quelques heures supplémentaires que l’accord politique allait porter, que la solution prudente, esquissée par Dominique de Villepin, celle d’un nécessaire dialogue politique entre toutes les parties, incluant la Russie de Vladimir Poutine, allait aboutir.

En vain, l’avenir m’a donné tort et le chemin de crête étroit que j’évoquais s’est révélé par trop périlleux : non respect de l’accord entre le régime et l’opposition, montée des violences dans l’Est de l’Ukraine, agitations des responsables politiques de Crimée et finalement, après le référendum du 16 mars, sécession puis annexion de celle-ci à la Fédération de Russie.

Quelques lois élémentaires de la diplomatie …

Comment ne pas partager la colère de l’écrivain d’origines ukrainiennes Vladimir Federovski, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, qui remarque que, depuis le départ, tous les acteurs, sans aucune exception, alors même que la paix mondiale est en jeu, n’ont pas écouté les lois élémentaires de la diplomatie ?

Il se trouve que je viens de terminer le dernier livre, magistral, du grand reporter Renaud Girard. Le monde en marche, publié aux Presses du CNRS, est le recueil de certaines de ses chroniques données en 2013 au Figaro. Il se trouve également que l’analyse de ce normalien-énarque, qui consacre sa vie au journalisme de guerre, n’a pu couvrir les événements d’Ukraine dans son livre, publié trop tôt pour cela. Après avoir montré que l’année 2013 était marquée par une reconfiguration totale du monde, Renaud Girard termine son livre sur une note d’espoir. S’est-il trompé au regard des événements ukrainiens qui marquent le début de l’année 2014 ? Pas forcément si l’on accepte de revenir aux règles les plus élémentaires de la diplomatie, parfois évincées par les émotions, la peur, les frustrations, la colère et le nez dans le guidon.

Les leçons de stratégie de Renaud Girard peuvent se résumer en deux propositions, qui peuvent paraître bien simples à première vue : primo, la diplomatie sert avant tout à dialoguer avec ses adversaires (et non avec ses alliés, ce serait trop simple) et il faut pour cela accepter de discuter jusqu’au bout avec ceux-là ; secondo, le dialogue diplomatique ne doit pas confondre ses fins avec ses moyens. Ces deux règles, a priori élémentaires, sont souvent malmenées par les faits : pour Renaud Girard, ainsi en est-il de la France qui, en Syrie, pensant que le régime de Bachar Al-Assad allait tomber en un été, a fermé son ambassade, privant ainsi les services secrets de notre pays d’une source essentielle de renseignements ; ainsi en est-il encore de la France qui, lors des négociations sur la question syrienne, a présenté le départ de Bachar Al-Assad comme un prérequis à la négociation, alors que le départ du dictateur syrien est au contraire un objectif de celle-ci. Car qu’on le veille ou non, le régime baasiste est aujourd’hui celui qui tient l’Etat syrien, alors que la rébellion est tenue majoritairement par les différentes factions islamistes. Si l’on veut éviter la guerre et préférer une solution politique, il faut bien accepter de discuter avec ceux que l’on n’aime pas et de ne pas bloquer des négociations en demandant que soit préalablement acquis ce pour quoi, précisément, on négocie.

Même s’il ne s’agit évidemment pas de comparer la situation en Ukraine et en Syrie, le rôle majeur de la Russie de Vladimir Poutine est dans les deux cas un facteur marquant. L’accord sur les armes chimiques en Syrie a été un moment clé au cours duquel les deux grands acteurs, les Etats-Unis et la Russie, ont pu trouver un compromis, dont ils sont tous les deux sortis grandis (car Obama n’avait guère envie de se lancer dans une nouvelle guerre de nation building), même si l’accord, qui ne portait que sur l’usage des armes chimiques, n’est qu’un pas bien maigre dans le chemin menant à une solution politique pour la Syrie.

Qui croit encore que la Crimée pourrait revenir un jour en Ukraine ?

Concernant l’Ukraine, on ne peut évidemment refaire l’histoire, mais en serions-nous là si l’accord passé entre l’opposition et le régime de Ianoukovitch avait été respecté et si, sans maladresse, le nouveau gouvernement de Kiev n’avait pas voulu interdire la langue russe dans les territoires où les russophones sont majoritaires ? Il me semble que la question mérite d’être posée, même s’il ne s’agit en rien d’accuser le nouveau gouvernement de Kiev, dont les ambitions sont visiblement louables pour instaurer en Ukraine un Etat de droit, dont l’ancienne République de l’URSS a été dépourvue depuis son indépendance. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions et les maladresses des uns sont toujours récupérées par d’autres.

Qui pense encore aujourd’hui que la Russie puisse rendre un jour la Crimée à l’Ukraine ? Je crains que les diplomates occidentaux ne l’espèrent plus eux-mêmes. Les sanctions économiques de l’Europe et des Etats-Unis sont là pour marquer sévèrement le fait que la Crimée est désormais russe et non pour défaire ce fait. Les diplomates occidentaux évitent d’ailleurs de répondre à cette question, précisant seulement, ce qui n’est pas la même chose, qu’ils ne reconnaissent pas la nouvelle République de Crimée.

En effet, si l’on considère la légitimité et non la légalité du référendum de Crimée et si l’on imagine un monde (qui n’est certes pas le nôtre) dans lequel les habitants de Crimée auraient pu voter en toute liberté, sans l’intercession menaçante de Moscou, (quasi) nul doute que ceux-ci auraient aussi choisi le rattachement à la Russie, pour mille raisons, linguistiques, historiques, culturelles et circonstancielles, relevant pour ces dernières du fait par exemple que le nouveau gouvernement de Kiev n’a pas respecté l’accord signé le 21 février. La Russie le sait trop bien ; les diplomates occidentaux aussi, même s’ils ne le disent pas trop. Partant, l’Europe et les Etats-Unis sanctionnent aujourd’hui la Russie pour l’illégalité du référendum, qui leur permet utilement de ne pas reconnaître la nouvelle République de Crimée, mais s’abstiennent bien de répondre à la question plus difficile de la légitimité d’un tel référendum, qui les mettrait en difficulté. Sur ce point, je vous conseille l’excellent petit texte de Jérôme Grondeux, posté sur son blog.

L’étroit chemin politique pour éviter une guerre dont les Ukrainiens seraient les premières victimes

Plus que jamais, l’Europe et les Etats-Unis doivent empêcher l’avènement de tout conflit militaire, qui replacerait les protagonistes aux heures sombres de la Guerre froide. Le seul chemin, toujours étroit, est celui du dialogue avec la Russie de Vladimir Poutine, quel que soit le dégoût que nous avons pour le personnage : si les Occidentaux doivent sanctionner les Russes pour l’illégalité du référendum en Crimée, ils doivent surtout établir un tel dialogue, pour sauver en priorité la souveraineté de l’Ukraine, même si cela doit se faire pour elle au prix du renoncement à la Crimée. L’Europe et les Etats-Unis ne sont pas sans argument pour parvenir à un accord : Vladimir Poutine a montré qu’il savait jouer aux échecs habilement, mais celui-ci sait également que la Russie ne pourra pas éternellement se tenir en marge du monde et que, comme dit Renaud Girard, « sa stratégie souffre d’une grande absence. Celle d’un Etat de droit, sans lequel il n’est pas d’empire qui dure ». Un article du Monde déclarait il y a quelques jours que le « Tsar » de Russie agissait seulement par idéologie, non par pragmatisme. Espérons alors que le diagnostic soit excessif et que l’homme du Kremlin garde un pragmatisme suffisant pour voir dans la crédibilité internationale un élément essentiel de sa stabilité.

Si un tel dialogue avec la Russie est mené, si l’Union européenne accélère la signature de l’accord d’association et si l’Ukraine garantit de manière pérenne les droits des minorités russophones présentes à l’Est et au Sud de son territoire, une solution politique peut encore éviter le déclenchement d’une guerre, dont, de manière certaine, les Ukrainiens seraient les premières victimes. Tout ceci échouera si l’on oublie que, par nature, la voie diplomatique consiste à accepter de parler jusqu’au bout avec ceux qui, sinon, deviendraient nos ennemis.

 

Alexandre Terletzski

Ancien professeur de philosophie, formé à la Sorbonne, descendant d’une famille d’Odessa, Alexandre Terletzski a longtemps enseigné la philosophie en lycée. Suivre sur Twitter : @Terletzski.

 

 

Commentaires

Quand on voit les dernières dépêches de l’AFP (les russes se prépareraient à envahir l’Est et le Sud de l’Ukraine ; Ban KI Moon très préoccupé ; Merkel : il n’y a plus de G8 ; Ukraine : c’est un acte de guerre en Crimée ; etc), on se dit qu’il est malheureusement trop tard. Mais sur votre analyse des outils diplomatiques, vous avez raison : les fautes son évidentes du côté européen, qui ont été à la fois légers et maladroits.

par Hani Salaam - le 20 mars, 2014


D’accord avec votre analyse concernant la maladresse des Européens en cette affaire , incapables de raisonner comme doivent toujours le faire , me semble-t-il , les diplomates : en partant du point de vue de l’adversaire . Je me demande si , côté français , ce blocage ne s’explique pas en partie par notre incapacité…à oublier à quel point nous fûmes lamentables à Munich , en 1938 ! Près de 75 ans après , nous trainons encore la culpabilité de cet épisode peu glorieux et nous vivons dans la crainte de nous conduire en  » munichois  » . Evidemment, ce type d’affect n’aide pas à analyser froidement , rationnellement , une situation . Phénomène aggravant : nous savons bien , nous les Européens , que nous sommes des nains en matière de géopolitique, puisque nous n’avons pas été capables de nous donner une Politique étrangère commune, et encore moins une Défense commune . Nous devrions être reconnaissants à Vladimir Poutine de nous faire prendre conscience à quel point il est urgent de s’y mettre !

par Philippe Le Corroller - le 20 mars, 2014


C’est étrange comme les « baveux » et les scribouillards voient la géopolitique depuis leur comptoir. Étrange car le terrain n’est pas dans le dialogue des puissants mais dans les moyens qu’ils disposent et des bénéfices qu’ils en retirent. Je ne vois ici aucune sagesse dans l’attitude à adopter lorsqu’on apprend la répression de la colère populaire, si ce n’est que les mêmes conseils de « baveux  » à « baveux », qu’il faut encore et toujours parler à l’autre, etc. On a vu ce que ça a donné en ex-Yougoslavie cette diplomatie. Je pense sincèrement que vous aussi vous devriez réviser à comment on use de diplomatie, car si vous croyez qu’il suffit de parler, de déclarer, de signer, de sanctionner vous vous trompez. Il est des choix, des engagements de moyens matériels, humains et/ou financier sans aucune agressivité, sans aucun dialogue avec l’autre qui font preuve par l’action d’une diplomatie sage et utile. Je pense que dans le cas de l’Ukraine personne ne bougera car ce qui est reproché à l’ancien gouvernement c’est la corruption; or notre système démocratique est également perverti du fait même qu’une classe politique existe. De fait tout reproche sonne creux et l’ingérence est un pari trop incertain quand le bénéfice l’est aussi.

par David Deshayes - le 21 mars, 2014


Félications pour ton blog, il est vraiment génial !

par arnaud 75 - le 23 mars, 2014



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