Humanités : touche pas mon Socrate, ma chouette et ma louve
Elizabeth Antébi, fondatrice du Festival Européen Latin Grec, défend dans iPhilo l’enseignement des humanités, qui sont le creuset de la culture européenne. Et de dénoncer au passage toutes les tentatives de ces dernières semaines destinées à noyer le latin et le grec dans des enseignements vagues, indéfinis et pluridisciplinaires.
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N’est-il pas temps, disent-ils, d’accompagner les mutants vers le clonage ? D’achever de faire table rase de la mémoire, de l’esprit critique, de l’humour, du jeu sur les mots, de la tendresse, de la distance ?
N’est-il pas temps de tomber dans l’ici et maintenant? Que ce soit pour lever le poing ou ouvrir le porte-monnaie ?
De se faire égorger face à Rome et de forger nos égorgeurs ?
Car n’est-ce pas cela désormais l’école ? Un champ de ruines, jonché de fautes d’orthographe et d’erreurs sur les mots, d’une savante interversion des termes où l’actif devient passif, le pluriel singulier, le masculin féminin, et le référent bondissant ? Un microcosme qui se gargarise de lui-même, en circuit fermé, sans idéal et sans héros.
Dernier bastion, ultime détonateur, les Humanités les bien nommées.
Et, divine surprise, tous de s’insurger. Destruction de la grammaire, appauvrissement des mathématiques, bannissement des dates dans l’histoire, tout cela était passé sans beaucoup de murmures. Et voilà qu’on se réveille, avec l’annonce de la dernière réforme de la Ré-éducation nationale. Touche pas mon Socrate, ma chouette et ma louve !
C’est que tout le monde sent bien que les Humanités sont la pierre angulaire de ce qui nous construit, nous forge et nous unit. La dernière chose qui fasse de nous des Européens.
N’est-ce pas faute de ce ciment commun que bien des enfants sortent de l’école illettrés, incivils, inaptes, et parfois inspirant la terreur, faute de mots qu’on leur aurait appris à manier, avec lesquels ont leur aurait appris à jouer : l’humour ou l’ironie peuvent-ils survivre à la perte du jeu sur les mots ?
N’est-ce pas faute de ce ciment commun que la parole se réduit désormais au « bar-bar-bar » inintelligible qui a donné le mot « barbare » ? Cicéron célébrant la prééminence du gouvernement civil – représenté par la toge, habit des sénateurs – sur le militaire, écrivait « Que les armes cèdent à la toge, les lauriers à l’éloquence ! ». Phrase qui se traduirait aujourd’hui, à l’inverse, par l’art de la parole se réduisant au buzz médiatique.
Que sert d’aller pleurer sur Mossoul, sur Nemrod, sur les bibliothèques flambées de Sarajevo, quand on détruit aussi férocement, aussi bêtement, aussi criminellement le patrimoine invisible qui est le nôtre ?
N’est-il pas temps de réfléchir à structurer l’esprit de nos enfants pour leur donner des munitions dans le combat qui se dessine et dont les règles restent à définir ? Qui a intérêt à la mort de l’esprit critique ?
De Marie-Noëlle Tranchant dans son article de combat « Le latin contre les nuls »[1] à Régis Debray – somptueuse plume dans le Journal du Dimanche[2] – et même Jean-Pierre Pernaut dans son Journal de 13h sur TF1, sans oublier le Ruquier des « Grosses Têtes » sur RTL, à propos du dernier Festival Européen Latin Grec, c’est le branle-bas médiatique.
Non moins médiatiquement, la dame ministre répond dans une tribune télévisée. « On baigne dans la désinformation la plus complète … Les langues anciennes sont renforcées. » Bref, on n’a rien compris. Arme suprême : « les 3/4 des élèves abandonnent grec et latin au lycée ». Ce qu’elle ne dit pas, c’est que ces enseignements sont souvent supprimés par les directeurs de lycée ! « Enseignement pratique vous dis-je ! »
De quoi Najat, petite main à la sauce hollandaise, est-elle le symptôme ? Son nom signifierait « salut » ou « délivrance ». Le salut viendrait-il des EPIs ou Enseignements Pratiques Interdisciplinaires – ce bric-à-brac de tambouilles où l’on mêlerait spaghetti, tarama, gazpacho, couscous et pizza pour obtenir un brouet à l’odeur bizarre et à la saveur indéfinissable ? Avec un zest de poudre de marbre de Paros pour colorer le tout ?
Le mépris est devenu l’arme suprême.
Après le sourire de Ségolène, qui inspira Philippe Muray le plus lucide des écrivains et prophète en son pays, le rire de Najat.
Un rire-façade où l’on montre les dents …
[1] http://www.arretetonchar.fr/le-latin-contre-les-nuls-un-article-dans-le-figaro-aujourdhui-lundi-6-avr/
[2] http://www.lejdd.fr/Societe/Education/Regis-Debray-La-reforme-du-college-un-progressisme-pour-les-nuls-727486
Docteur en histoire des sciences religieuses (EPHE), universitaire, journaliste, Elizabeth Antébi a publié une dizaine de livres et a réalisé plusieurs téléfilms. Fondatrice du Festival Européen Latin Grec qui en est en mars 2015 à sa 10ème édition (www.festival-latin-grec.eu), elle a enseigné le latin au Lycée Français de Düsseldorf, où elle vit et tient une chronique hebdomadaire, "Le Génie de la Langue", dans le Petit Journal.com. Vous pouvez retrouver plus de détails sur son blog personnel http://associationfortunajuvat.wordpress.fr.
Commentaires
Succulent papier ! Comme souvent , la colère inspire la plume , et la votre va droit au but . A votre indignation concernant l’enseignement du grec et du latin , permettez-moi d’ajouter la mienne face au mauvais coup porté aux classes européennes et aux classes bi-langues , au motif qu’elles seraient » élitistes » . De la part d’un gouvernement reconnaissant que le tandem franco-allemand reste , quoi qu’on en dise , le moteur de l’Europe, et fustigeant , par ailleurs , la volonté du Front National de tourner le dos à cette même Europe , on ne sait si on doit en rire ou en pleurer . Heureusement , pour cette partie de la gauche échappant à l’idéologie la plus crasse , qu’un Jean-Marc Ayrault et quelques députés non godillots ont sauvé l’honneur . Mais qu’attendre d’autre que ce nivellement par le bas de la part d’une ministre qui semble confondre égalité et égalitarisme ?
par Philippe Le Corroller - le 18 avril, 2015
Fervent partisan du grec et du latin depuis des décennies, je comprends et je partage la colère qui anime la plume d’Elisabeth Antebi, même si je ne souscris pas à chacune de ses formulations et de ses raccourcis. Il est vrai que le discours officiel est à ce point arrogant, méprisant, fallacieux et mensonger qu’il ne peut susciter que de l’indignation la plus aiguë.
Il n’en demeure pas moins que la question de la place des humanités classiques dans la construction, l’affirmation et, enfin, la préservation de l’identité européenne est très clairement posée. Et à bon droit. Le latin et le grec constituent le sol natal de notre civilisation européenne. En cette période de crise identitaire, il serait souhaitable d’élargir leur enseignement et de le rendre obligatoire dans toutes les classes, de la sixième à la terminale.
En outre, on ne peut en effet que s’inquiéter de la brutalité avec laquelle l’enseignement consistant du grec et du latin sont définitivement supprimés, pour être remplacés par des ersatz qui ne trompent personne, broyés au caterpillar. Car, dans son infinie sagesse, pour labelliser ses projets innovants, le ministère emprunte son vocabulaire à la terminologie des travaux publics: l’acronyme EPI , qui signifie Équipements de Protection Individuelle, est d’un usage courant dans le bâtiment et figure dans le cahier des charges de tout bon chef de chantier en bâtiment.
Nous devons absolument poursuivre ce combat et faire la preuve que le ministère n’a pas le monopole de l’intelligence et de la culture.
Sur mon blog, je vais revenir sur cette question de l’enseignement du grec et du latin. Dans un premier temps, j’ai relayé l’excellent article du philosophe Pascal Engel paru dans le journal Libération, et dont je vous recommande vivement la lecture.
par Daniel Guillon-Legeay - le 18 avril, 2015
Bonjour Madame,
Je suis de votre avis, Madame, et avec les commentaires précédents : colère. C’est un combat à mener pour éviter la déconstruction de l’ADN des langues latines. (Peut-être que le déficit d’intérêt pour les maths occuperait les plages horaires laissées en jachère…)
La crise semble vouloir imposer tout ce qui pourrait déboucher sur de l’emploi. Des décisions dans l’urgence ou une baudruche lâchée aux vents. Le latin et le Grec ne seraient plus des vecteurs des métiers de demain.
15% des élèves, écrivent et s’expriment avec un niveau de connaissance du Français ; insuffisant. Il y aurait des élèves d’origines d’un autre continent,que l’on pourrait amener à une meilleure insertion par la maîtrise du socle des langues Européennes; toute une histoire.
La colère est utile,mais vos arguments sont plus d’autant plus percutants qu’ils sont en capacité de convaincre par la raison apaisée.
par philo'ofser - le 22 avril, 2015
[…] Antébi, fondatrice du Festival Européen Latin Grec, défend dans iPhilo l’enseignement des humanités, qui sont le creuset de la culture européenne. Et de dénoncer au […]
par Iphilo / « Humanités : touche pas mon Socrate, ma chouette et ma louve » | Arrête ton char - le 25 avril, 2015
Bravo à votre action, de tout coeur avec vous !
par Jarry - le 26 avril, 2015
Bonjour,
Merci pour ce lien très bienfait,
Des langues charrettes.
Tout n’a pas été dit,
Touche pas à mon humanité!
par philo'ofser - le 29 avril, 2015
Je suis d’accord avec cet article qui défend les humanités et ce qui fait notre fond culturel. Mais je pense qu’il faut aller au-delà de l’enseignement du grec et du latin et s’attaquer à l’enseignement de l’histoire : les élèves n’ont plus aune notion de la chronologie des évènements et donc plus aucun repère. Enfin, il faut se battre à mon sens pour garder l’enseignement de la philosophie au Lycée, seul capable de créer et développer l’esprit critique.
par Morienne - le 28 mai, 2015
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