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Stratégie et entreprise : fallait-il brûler tout Marx ?

26/11/2015 | par Bruno Jarrosson | dans Eco | 4 commentaires

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Pour une lecture de la stratégie qui donne enfin sa place à l’homme

Avant d’être l’inspirateur d’un système politique adoré puis honni, Marx fut un des plus grands économistes du XIXe siècle. Le discrédit dans lequel il est tombé nous rend sourds à certaines de ses leçons qui peuvent nous aider à comprendre les problèmes stratégiques de entreprises aujourd’hui. Nous verrons ici que la stratégie a servi à mettre en échec les paradoxes du capitalisme énoncé par Marx. Ce faisant, elle s’est objectivement opposée à l’humanisme, s’enfonçant dans un nouveau paradoxe dont les directeurs des ressources humaines sont aujourd’hui les témoins désabusés ou les victimes de choix. Quand le boulevard Karl-Marx débouche place de la stratégie.

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Marx réfuté par l’histoire

Pour la vulgate économique, Karl Marx reste le prophète de l’apocalypse, le premier qui annonça la mort prochaine et certaine du capitalisme sous le poids de contradictions radicales. Comme l’effondrement promis ne s’est jamais produit, comme le capitalisme a survécu à toutes ses contradictions et à toutes ses crises, on a rangé Marx au rayon des auteurs dépassés bien avant l’effondrement du bloc communiste.

Il entrait dans cette attitude un esprit scientifique bien davantage qu’un parti-pris politique. En effet, rien ne ruine une théorie qui se prétend scientifique comme de faire des prévisions infirmées par les faits. Contrairement à Keynes, Schumpeter ou même Frédéric Bastiat, Marx n’inspire peut-être plus l’économie.

Il est cependant dommage de borner là l’analyse. Pour de multiples raisons. La première est qu’à ce stade, la compréhension est nulle. Pourquoi Marx a-t-il eu raison ou tort ? Nous l’ignorons. Ensuite parce que le reproche fait à Marx de s’être trompé dans ses prévisions d’avenir n’est pas d’une absolue bonne foi. L’économie ne s’est jamais constituée en science prédictive comme la physique par exemple. Elle ne se range pas parmi les sciences dures. On peut le regretter, on peut le déplorer, on peut vouloir abolir cet état de fait, on doit cependant le constater avec une modestie de conjoncturiste. Nous verrons plus loin la raison philosophique qui, à notre avis, empêchera l’économie de rejoindre les sciences dures. Constatons que Marx n’a pas eu davantage tort que d’autres. Dernière raison enfin : notre conviction que Marx a utilisé des modes de raisonnement profondément novateurs qui en font un penseur original dans lequel on peut puiser avec intérêt. C’est en comprenant pourquoi Marx s’est trompé, mais s’est trompé plus intelligemment que d’autres, que nous actualiserons la fécondité de ses raisonnements.

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La baisse tendancielle des taux de profit

La principale contradiction du capitalisme, selon Marx, est contenue dans la loi de la baisse tendancielle des taux de profit. Le système capitaliste organise la production en réunissant deux facteurs de production, le capital et la force de travail, dans un système de compétition pure et parfaite entre entreprises. La compétition pousse les entreprises à substituer du capital à la force de travail pour abaisser les coûts de production. Il y a suraccumulation du capital. Ce capital est alors rémunéré par le profit qui devient une nécessité du système. Mais la compétition s’aiguisant, le capital investi n’étant pas détruit, il se produit une baisse des taux de profit. Cette baisse des prix exacerbée par la concurrence, selon Marx, ira au-delà de ce que permettent les simples gains de productivité. Il existe un conflit objectif entre l’entreprise et son client : si le client est bien obligé de payer la force de travail qui a permis la production, puisque le coût intervient chez tous les compétiteurs, il n’est pas d’accord pour rémunérer le capital, c’est-à-dire pour laisser un profit à l’entreprise. Autrement dit, la compétition se poursuit jusqu’à la disparition du profit pour chacun des compétiteurs. Le capital n’est plus rémunéré. Le système capitaliste vit une contradiction mortelle : il ne se pérennise que par l’accumulation du capital. Or il n’a plus la possibilité de rémunérer ce capital. Telle est la contradiction liée à la loi de la baisse tendancielle des taux de profit.

« […] l’accumulation du capital doit faire la part belle au capital fixe (machines) au détriment du capital circulant (salaires), écrit l’économiste Alain Leroux (Grands économistes et partis politiques, Economica, 1985). Car la concurrence par les prix est féroce. Pour tenir, il est nécessaire de comprimer à l’extrême les coûts de production. Pour prospérer, il n’y a d’espoir que dans la découverte d’une nouvelle technique de production ou d’un marché ignoré. La survie comme la fortune passent donc par le même chemin : l’accumulation des biens capitaux. La  » composition organique  » du capital se déforme, dans le sens d’une intensité capitalistique croissante. Or, ce faisant, les entrepreneurs tarissent eux-mêmes la source de leurs profits, puisque la force de travail est seule responsable de la plus-value. Le rapport entre le profit et le total du capital investi (fixe plus circulant) ne peut que décroître. Et c’est avec consternation que le capital enregistre l’affaissement de ce ratio qui n’est autre que le taux de profit, unique objet de son assentiment ! »

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Les besoins sont-ils finis ?

Par-delà le constat que Marx s’est trompé, que sa prédiction ne s’est pas réalisée, il est surtout intéressant de chercher à comprendre pourquoi, dans les termes mêmes où il pose la question du rapport de forces entre la consommation et la production, entre l’entreprise et son client. On attribue souvent l’échec du communisme à sa volonté de modeler un homme nouveau, de faire fi de l’égoïsme ; contrairement au libéralisme qui en fait la pierre angulaire de son argumentation. Mais cette réfutation ne concerne pas la baisse tendancielle des taux de profit.

Cette baisse ne s’est pas produite. On n’a pas observé clairement suraccumulation de capital sur la production des produits nécessaires à la reproduction de la force de travail. Pourquoi ? Essentiellement parce que le capital s’est orienté vers la production de produits nouveaux. Autrement dit, le raisonnement de Marx postule implicitement que les besoins de l’homme sont finis, donnés une fois pour toutes. Or depuis l’époque de Marx, le monde économique n’a cessé de créer des produits et services nouveaux. Le processus permanent de régénérescence des besoins a permis la régénérescence du capital. Le capitalisme a échappé à sa contradiction de base en s’appuyant sur une vision dynamique des besoins. Cette dynamique des besoins avait, semble-t-il, échappé à Marx. Aujourd’hui, les produits que nous consommons n’ont pratiquement plus rien à voir avec ceux qui se consommaient du temps de Marx.

Quel rapport avec la stratégie ? Ceci simplement. Que la stratégie se définit (à première vue) pour une entreprise par la réponse à cette question : quel produit sur quel marché ? Elle constitue donc le truchement entre le besoin du client d’un côté et la régénération du capital de l’autre. La stratégie est mandatée par l’actionnaire, le capitaliste. En ce sens, une seconde définition, plus signifiante que la première, de la stratégie, serait la suivante : la stratégie est l’art de mettre en échec la baisse tendancielle des taux de profit pour le capital dont on dispose. Marx a eu tort parce qu’existe la stratégie depuis cent-cinquante ans et parce qu’une condition est réunie pour que cette stratégie puisse exister : la non-finitude des besoins. Cette mise en échec se fait par l’invention de produits nouveaux. Et de fait, la différenciation, c’est-à-dire la capacité à faire payer par le client une différence par rapport aux concurrents a toujours été considérée comme une stratégie générique, un des deux moyens principaux, avec l’effet d’expérience, de restaurer les profits érodés par la compétition. Si les entreprises se sont toujours intéressées de près à l’innovation, ce n’est pas par goût inné pour la nouveauté mais parce que l’innovation constituait une des planches de salut dans un univers stratégique qui n’en comptait pas de multiples sortes.

Dès lors, deux visions de la réfutation du marxisme sont possibles. Ou le processus de régénérescence des besoins est sans fin, et dans ce premier cas on peut supposer que le marxisme sera toujours réfuté, ou le processus de régénérescence des besoins est fini. Dans ce second cas, le système de production se heurtera tôt ou tard au paradoxe soulevé par Marx. Si les besoins doivent atteindre une limite, la baisse tendancielle des taux de profit se produira, nous sommes concernés par le paradoxe de Marx. Si les besoins, tels que les clients les expriment, sont au contraire infinis, alors nous n’avons pas à nous inquiéter du paradoxe marxiste.

Pourquoi soulever cette question qui peut paraître anachronique, précisément maintenant ? Pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que la baisse tendancielle des taux de profit s’est manifestée dans certains secteurs d’activité. La mondialisation de l’économie a généralisé la concurrence, empêchant les entreprises mondiales de s’implanter dans les zones peu concurrencées. Elles se sont alors affrontées dans une concurrence dure, au niveau mondial, sur leur secteur d’activité. Tel fut le cas, par exemple, du transport aérien. L’ensemble du secteur a vu disparaître les profits, avec des faillites spectaculaires de certains des plus gros acteurs. Face à cette évolution meurtrière, les tentatives d’innovation pour restaurer du profit ont échoué. Le client achetait en priorité du transport bon marché, plébiscitant les charters et autres formules peu coûteuses. Autrement dit, le rapport de forces entre l’entreprise et le client qui ne s’est pas laissé séduire (et ponctionner) par de prétendues innovations. Le client n’a jamais intérêt à ce que son fournisseur fasse du profit, il préfère une baisse de prix. La logique du client poussée à sa limite extrême, c’est donc la disparition du fournisseur. Ou plus précisément la défense de son propre intérêt, avec indifférence pour les conséquences néfastes que cela peut avoir pour les fournisseurs.

Plus généralement, l’interrogation sur l’extension infinie ou indéfinie des besoins se pose d’autant plus fortement que les besoins élémentaires des consommateurs sont satisfaits. On peut estimer que certains besoins élémentaires sont d’une part indispensables, d’autre part communs à tous les hommes (se nourrir, se loger, se vêtir, se déplacer). Tant que l’ensemble de ces besoins n’est pas satisfait, la consommation ne se tarira pas. Par contre, d’autres besoins des consommateurs, au-delà des besoins strictement fonctionnels, servent à se faire plaisir (loisir, etc.). Bien entendu, ces besoins n’ont pas le même caractère de nécessité que les besoins fonctionnels, ils sont variables d’une personne à une autre, chacun ayant sa propre représentation de son propre plaisir.

Avec l’augmentation du pouvoir d’achat, avec l’avènement de la société de consommation, les représentations des consommateurs sont de plus en plus sollicitées. La consommation pour le plaisir, les loisirs, est commandée par les représentations du consommateur. Les entreprises, pour n’être pas complètement soumises par ces représentations, ont cherché à les modeler par une communication adaptée. La publicité prétend modeler les représentations des consommateurs. Avec un certain succès. Le fait que les entreprises aient eu besoin d’exciter les mentalités des consommateurs pour amener les dits consommateurs à consommer montre bien que le système capitaliste s’était détourné de son objectif initial – fournir les hommes en biens et services utiles – pour en adopter un autre plus menacé : éviter la suraccumulation du capital et subséquemment la disparition des profits. L’économie était dès lors commandée par la nécessité de sauvegarder le système de production et donc la rentabilité du capital plutôt que par la satisfaction des besoins réels qui n’apparaissait plus que comme une conséquence incidente. La publicité et le marketing se révèlent être les outils préférés de la stratégie.

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Une économie antihumaniste ?

Sans trancher encore la question induite par le paradoxe de Marx de savoir si les besoins sont finis ou infinis, notons déjà un point sur lequel sa théorie nous éclaire : celui de l’antihumanisme. En effet, le sens commun nous conduit à penser que l’activité économique a pour objet de satisfaire les besoins humains, des besoins réels, objectifs, exprimés. Autrement dit, l’homme est au centre de cette activité, il en est à la fois l’objet et la finalité. L’économie est une activité humaniste. Mais dès lors qu’il s’agit de susciter des besoins plus ou moins artificiels en manipulant les représentations des consommateurs, ceci à seule fin d’assurer la plus grande prospérité de quelques capitalistes, le système économique n’est plus au service de l’homme, de la consommation, mais seulement de la production. Il a trahi son objet, il a trahi l’humanisme en se donnant la production pour principale raison d’être. Chaque fois que l’on raisonne en défendant les producteurs, comme on le fait habituellement en s’inquiétant de la défense de l’emploi, on perd de vue que la production n’a de sens que de permettre la consommation qui, dans une perspective humaniste, est la seule raison d’être du système de production. Marx pensait sans doute défendre l’humanisme et il est de fait que les humanistes ont souvent été marxistes.

Dès lors, ce qui commande l’économie considère l’homme comme une simple matière première. L’homme ne donne plus le sens des choses, il peut être méprisé.

Ce relatif mépris de l’homme, mépris plus structurel qu’intentionnel, se retrouve dans les trois stades du circuit d’échange : la consommation, la production et le positionnement stratégique. Pour la consommation, on l’a vu, il s’agit d’exciter des besoins artificiels plutôt que de servir des besoins réels. Le consommateur est objet à manipuler. Pour la production, il s’agit de rendre l’opérateur simple objet du processus, ceci afin d’augmenter la productivité. L’opérateur, l’ouvrier, abandonne l’autonomie de son geste, qui faisait la noblesse de l’artisan, pour se soumettre à un processus répétitif. L’opérateur devient lui aussi un simple objet. Il se soumet. À ce titre, il est méprisé en tant qu’homme. La critique des temps modernes, de Charlie Chaplin aux philosophes de l’École de Francfort, a beaucoup insisté sur la déshumanisation d’un système de production qui devait pourtant être au service de l’homme. Dans la représentation collective, l’usine est devenue une sorte de bagne. « C’est l’usine », disent les jeunes de façon péjorative. La production massifiée et émiettée, le travail à la chaîne, sont contraires aux aspirations humaines. « Comment servir l’homme », tel était l’objet idéal de l’usine, « comment asservir l’homme », tel est devenu l’objet réel. Comme si une force structurelle liée au fonctionnement de l’économie nous poussait dans une voie qui nous asservit. Dès 1946, Georges Friedman, dans un ouvrage classique, Le Travail en miettes (Gallimard 1971), montre l’aspect inhumain et à ce titre contre productif de la division du travail poussée à l’extrême. Un livre un peu passé inaperçu, L’Établi (Éditions de Minuit, 1978) de Robert Linhart, raconte l’année 1969 passée par un jeune gauchiste dans les usines Citroën. On peut penser que le témoignage est orienté par un parti-pris idéologique, mais il est aussi factuel et à ce titre informatif. Or que décrit le jeune Robert Linhart ? Essentiellement un système de pouvoir. Et ce système de pouvoir très hiérarchique, coercitif, méprisant, possède une inspiration antihumaniste qui n’est pas sans rappeler, dans sa nature, le monde concentrationnaire des pays totalitaires. Certes, comparer une usine automobile d’un pays capitaliste à un camp de concentration d’un pays totalitaire pourra sembler choquant et injurieux pour les victimes du totalitarisme. Nous n’en disconvenons pas. Mais nous voulons simplement dire que le système de pouvoir est de même inspiration en ce qu’il méprise l’homme sur lequel il agit. La différence dans la structure du pouvoir est davantage de degré que de nature.

Le système de l’entreprise est fondé sur la soumission des hommes, si bien qu’il rejette les insoumis comme Robert Linhart. L’Établi raconte l’histoire d’un rejet. Or il a été souvent souligné que le totalitarisme, même dans son aspect le plus abject de l’extermination, était lui aussi fondé sur la soumission des bourreaux et des victimes. Sans cette soumission, l’extermination n’aurait pas pu fonctionner avec la précision d’une usine. L’écrivain russe Vassili Grossman, dans son roman Vie et Destin (L’Âge d’Homme, 1980), montre que nazisme et communisme sont l’image l’un de l’autre dans un miroir. Voici ses quelques phrases sur cette soumission :

« Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu’ait révélé cette période est la soumission. On a vu d’énormes files d’attente se constituer devant les lieux d’exécution et les victimes elles-mêmes veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu’il faudrait attendre l’exécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d’eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d’êtres humains ont vécu dans les camps qu’ils avaient construits et qu’ils surveillaient eux-mêmes. »

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Un monde sans innovation ?

La décision stratégique et l’action de l’entrepreneur ont, elles aussi, basculées du côté de l’antihumanisme. La stratégie est gouvernée par les économies d’échelle et la décision doit être calculée scientifiquement. Ce capitalisme fondé sur les économies d’échelle est celui des grosses entreprises qui écrasent les petites de leur puissance. Dès lors, les lois de la stratégie s’imposent à tous, sont objectives. Il n’y a pas de liberté stratégique.

À vrai dire, l’idée que les stratégies génériques s’imposent à tous et épuisent la stratégie est contradictoire avec l’idée de l’innovation comme moyen d’échapper à la baisse tendancielle des taux de profit. C’est une idée qui considère que les besoins sont finis. La contradiction marxiste se retrouve à ce niveau. Les gros entrepreneurs, les détenteurs des capitaux, rêveraient plutôt d’un monde sans innovation où la stratégie serait objectivement bonne et donc le retour sur investissement assuré. Mais un tel monde n’existe que si l’innovation est impossible. Dans ce cas, le capital finira par n’être plus rémunéré à cause de la baisse tendancielle des taux de profit.

L’innovation est-elle un processus sans terme ? Telle est bien la question essentielle où se niche la contradiction. En effet, l’innovation se fonde sur la liberté du consommateur et elle est indispensable à la survie d’un système qui nie cette même liberté.

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La stratégie avec ou sans la liberté

Nous avons utilisé les notions de stratégie et de liberté sans pour autant préciser leurs interactions. La stratégie entretient des rapports ambigus avec la liberté. La liberté d’un entrepreneur, par exemple, s’exprime à travers sa stratégie. En ce sens, la stratégie est le bras séculier de la liberté, ce qui lui donne son expression.

Mais par ailleurs, la stratégie dans le domaine de l’entreprise, se constitue en théories d’aspect quantitatif. Dans une situation, à partir des données de l’entreprise et d’une analyse comparative avec la concurrence, la décision stratégique optimale est déduite par application de la théorie. Dans ce cas, la stratégie permet de déduire la décision de façon objective. La décision n’exprime plus la liberté de l’acteur. Elle synthétise les contraintes de l’environnement. Quand nous avons associé la stratégie à l’innovation, nous parlions de la stratégie qui développe la liberté, pas de celle qui la nie. La stratégie innovante se fonde sur la liberté du consommateur, c’est-à-dire sur sa capacité de représentation de besoins originaux. La stratégie objective, au contraire, se fonde sur des besoins connus, objectifs, qu’aucune représentation nouvelle ne viendra bousculer. Elle considère un consommateur objectif, pas innovant dans l’expression de ces besoins.

Ces deux définitions de la liberté renvoient donc à la question de la finitude ou non-finitude des besoins. Si les besoins sont finis, alors un jour la décision stratégique deviendra objective, mais le paradoxe marxiste de la suraccumulation du capital jouera. Si les besoins sont infinis, la stratégie retrouve son droit à la liberté mais elle doit être réinventée en fonction de la liberté du consommateur et de l’innovation. La pensée stratégique s’oriente pourtant en sens inverse.

Il existe donc un lien étroit entre la vision que l’on a de sa liberté et les idées stratégiques que l’on approuve et utilise : objectivation des décisions par des théories quantitatives ou créativité.

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Une liberté irréductible

Un certain nombre de signes nous laissent penser que le monde a basculé du côté de la liberté, que cette liberté est irréductible au cœur de l’homme et que cela influence la stratégie. Le premier de ces signes est sans doute l’échec des systèmes qui ont voulu façonner un homme nouveau. Bien qu’ils aient voué à cette entreprise une volonté et une énergie bien supérieures à celle du camp de la liberté pour les combattre, ils ont échoué. Le contrôle même de l’information n’a pas suffi à faire oublier la liberté aux peuples. Comme si la liberté était un instinct qui resurgit même chez ceux qui ne l’ont pas connue. Un autre de ces signes est d’une part que la prédiction de Marx ne s’est pas trouvé confirmée – il y a toujours eu des stratégies innovantes possibles – et d’autre part que l’échange de l’information au niveau mondial a plutôt accéléré la mobilité des représentations. Ainsi, on a observé depuis une vingtaine d’années un échec retentissant des théories stratégiques classiques. On a plutôt observé une évolution économique à l’inverse de celle qu’on prévoyait : des petites entreprises qui inquiètent les grandes sur leur marché, les limites du marketing, des succès sur des marchés qui n’existaient pas. Il est facile d’ironiser après coup sur des échecs de prévision : dans les années cinquante, un cabinet de consultants de bonne renommée prédit à l’issue d’une étude de marché que quelques dizaines de photocopieurs suffiraient à épuiser le marché mondial.

Les grandes entreprises et les gouvernements pensaient construire un monde en expansion régulière, prévisible, organisé comme une administration, un monde où demain serait hier plus 3 %, un monde où les entreprises ne meurent pas, où le chômage n’existe pas, d’où la misère a été bannie. Tel était l’avenir entrevu par les Trente Glorieuses : un monde économique immortel où la décision est ramenée à un calcul. Le peuple s’enrichit, le technocrate règne avec la tranquille assurance du sage qui sait. Ses décisions stratégiques sont forcément les meilleures puisqu’elles se fondent sur des théories objectives.

Inventaire du monde construit malgré cette vision stratégique : la seule croissance est celle créée par les PME, beaucoup de grandes entreprises s’enlisent dans leurs stratégies si bien pensées, la bureaucratie administrative empêche la création de richesse, dans les pays comme dans les entreprises, expansion et récession se succèdent de façon chaotique, l’avenir est plus que jamais imprévisible, avec en prime chômage et misère. L’évolution ne s’est pas soumise à une vision technocratique. La mode devenue universelle de la privatisation signe la déroute intellectuelle d’une vision d’un monde administré.

Il y aurait un grain de sable dans le raisonnement que ça ne nous étonnerait qu’à moitié.

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Quelques pistes stratégiques nouvelles

Ce que peut et devrait devenir une stratégie qui fait le pari de la triple liberté du client, de l’opérateur et de l’entrepreneur ne peut être qu’esquissé ici. Le premier prérequis de ce stratège est de comprendre que la crise, l’atonie des marchés, sont des représentations qui correspondent à une vision stratégique dépassée. L’évolution actuelle montre des écarts plus importants qu’autrefois, sur un même marché, entre celui qui réussit et celui qui échoue. Autrement dit, le devenir de l’entreprise n’a jamais été aussi déconnecté qu’aujourd’hui du devenir global de l’économie. Ce qui revient à constater qu’il existe des stratégies libres et gagnantes. Chacun devient responsable de son échec ou de son succès. Responsabilité rime avec liberté.

La deuxième notion est que ce stratège mise davantage sur les ruptures que sur les continuités. Être stratège dans un univers concurrentiel consiste à jouer avec un coup d’avance par rapport aux autres. Or chacun perçoit les continuités, les marchés en croissance, les évolutions. Les plus grands succès aujourd’hui sont réalisés par ceux qui font émerger de nouveaux modes de consommation en combinant de façon originale des besoins. (Mc Donald’s, Spizza 30, Apple, etc.). Dans chacun de ces succès on trouve un pari sur une modification des habitudes des consommateurs. Il faut donc détecter ces ruptures en s’interrogeant sur les limites des évolutions actuelles. La plupart des évolutions que nous considérons comme devant se poursuivre indéfiniment se heurteront en fait à une limite physique dans les prochaines années. Quand une évolution atteint une limite, un des acteurs invente une stratégie créative pour le dépasser et connaît le succès. Un stratège travaille sur les atteintes de limites.

Dernière piste pour une stratégie réinventée : parier sur les représentations des consommateurs plutôt que sur la matière. Cela ne signifie pas que l’objet vendu ne comportera pas de matière, comme l’on dit parfois, mais qu’il sera vendu parce qu’il aura suscité ou rencontré une représentation particulière chez les consommateurs. L’esprit de liberté signifie que nous sommes sortis d’un monde d’habitudes fondées sur des traditions partagées pour entrer dans un monde de décisions individuelles sur des croyances et des représentations particulières.

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Un pari sur l’homme

Quelles conséquences et quelle nouveauté cette nouvelle ébauche stratégique contient-elle pour ceux qui travaillent dans l’entreprise ? Sans doute la fin de la soumission comme seul levier pour faire agir les autres. Les hommes travaillent par soumission, soumission obtenue par la carotte (l’argent) ou le bâton (la menace). À moins que l’on prenne la carotte pour taper avec, ce qui se voit aussi. Ces leviers ont pour eux la force des idées simples. Ils ont pour eux également d’être compatibles avec l’entreprise complètement administrée que l’on aurait rêvé de construire dans un monde lui-même complètement administré. Par contre, cette soumission est à l’opposé de l’esprit d’innovation et de créativité qui inspire les stratégies gagnantes, elle doit diffuser dans toute l’entreprise, inspirer tous les comportements. On ne devient pas Apple avec un esprit de bureaucrate.

Il y aura toujours du pouvoir et de la soumission dans l’entreprise. Il y faudra aussi de l’autonomie et de l’impertinence.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

Le capitalisme mépriserait le consommateur ? J’ai un peu de mal avec cet argument . Les progrès de la médecine , ces trente dernières années , ne les doit-on pas aux fantastiques avancées de l’imagerie médicale et de l’utilisation de l’informatique dans le processus chirurgical ? Si nous parvenons un jour – et nous y parviendrons – à enrayer le réchauffement climatique , n’est-ce pas aux industriels qui ont compris depuis longtemps que leur avenir résidait dans  » l’économie verte  » que nous le devrons ? En revanche , je partage totalement votre point de vue sur les effets pervers de l’esprit de soumission dans l’entreprise . D’ailleurs , si celles-ci éprouvent souvent le besoin de faire appel à des consultants extérieurs pour inventer de nouveaux produits correspondant aux valeurs portées par leurs marques , n’est-ce pas tout simplement qu’un oeil neuf voit ce que celui qui a le nez dans le guidon n’arrive plus à voir ? Vive l’innovation-destructrice … que Marx n’avait pas vue !

par Philippe Le Corroller - le 27 novembre, 2015


Bonjour,

Texte explicite et cohérent.

Le vocable soumission, m’apparaît un peu trop connoté. Discipline, règlement, responsabilité, librement consentis. Le levier du pouvoir s’appuierait factuellement, vu et suivi, comme une compétence et un talent reconnus; le savoir faisant autorité.

Les syndicats se doivent de faire montre d’ouverture, d’adaptabilité, (sans trop d’idéologie) et amener les dirigeants au dialogue et à la réflexion. Le dynamisme et la pérennité de la firme dépendent d’échanges constructifs.

Les dirigeants sont, »soumis », eux aussi, aux lois du marché. (concurrences,alliances,crises,délocalisations,mondialisation,croissance, décroissance,etc)

Tendre à une forme de rapports de force consensuelles,relativisées,fluides.Les hiérarchies, les intermédiaires,vont disparaître, sans heurts. Avec les nouvelles technologies,le machinisme,la robotisation, l’autonomie, le service personnalisé continu rendu au consommateur et à la personne, vont bouleverser la notion et la relation du monde au travail. Déjà des entités voient le jour (stars-up) des préfigurations de maillages hétéroclites.

Au reste,le capitalisme ne mépriserait pas le consommateur: (transfert) il « l’exploiterait ». Étiquetages douteux, publicités mensongères,(autos et médicaments non efficients) obsolescences programmées, ententes sur les prix de vente, non respect de la planète.

La filière du photovoltaïque, serait, dès le début de son activité : dévoyée, dénaturée !

Les lois seule simplifiées (sans retardateurs excessifs) devraient s’appliquer ou être supprimées; avant d’en voter d’autres. Encadrer nécessairement les innovations, la protection de la planète, la consommation, la relation producteur consommateur.

Le commerce à l’origine de l’humain.

par philo'ofser - le 29 novembre, 2015


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