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Qui a peur du grand méchant Trump ?

11/12/2016 | par Maïa Hruska | dans Monde | 3 commentaires

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Le 9 novembre dernier, les visages déconfits des supporters démocrates rappelaient terriblement les têtes d’enterrements aperçues dans les QG de campagne de Jospin en 2002, et du camp « Remain » au lendemain du Brexit. Comment ! Le peuple a voté contre nous ?! Ceux qui prédisaient le couronnement d’Hillary Clinton comme une évidence depuis des mois ne pouvaient conclure qu’à « une auto-mutilation électorale » ou mieux, à « une perfidie des sondages ». Las du gentleman Barack Obama à la Maison-Blanche, les électeurs américains se seraient amourachés de Donald Trump comme on s’entiche d’un bad boy infréquentable pour emmerder le monde. Mes bad boys à moi ont le crâne rasé et des bottes de moto – mais que voulez-vous, le cœur des peuples a parfois ses raisons que la raison ignore.

Après la consternation, place à la réflexion. Les discours dirigistes de Trump à grands coups de gestuelle mussolinienne ne seraient qu’une revanche sur Wall Street, le libre échangisme et les impostures du politiquement correct, nous dit-on. Ciel ! Obnubilés par leur propre déclin, les Américains seraient-ils devenus européens du jour au lendemain ? Auraient-ils succombé aux mêmes sirènes populistes qui braillent à tue-tête en Europe depuis un siècle?

Pourtant, la vie politique européenne fut longtemps citée en repoussoir par la classe politique américaine, qui en critiquait l’archaïsme. Et vice versa : combien de fois l’Europe s’est-elle gaussée de la rectitude politique américaine, de ses sourires hollywoodiens, de son puritanisme ! Par ailleurs, au grand dam des ténors de son parti, Trump n’a pas seulement envoyé bouler l’establishment démocrate, il a également fracassé les totems républicains et évangélistes qui prévalaient jusqu’à lors au sein de la droite Américaine.

Rappelez-vous. En 1998, le pays condamnait Bill Clinton pour une bagatelle sexuelle : « ce fut l’été du marathon de la tartuferie: le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure sur la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président des Etats-Unis et une de ses employées, batifolant dans le Bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux, le plus subversif historiquement : le vertige de l’indignation hypocrite» écrit Philip Roth dans La Tâche. En quelques semaines, l’affaire Monica Lewinsky en révélait autant sur l’Amérique que les écrits de Tocqueville, Steinbeck et Dos Passos réunis ! Vingt ans plus tard, ce même pays porte à la magistrature suprême un mâle tambourinant ses poings sur le torse, qui se vante de ses frasques extra-conjugales et semi-consentantes, et s’entiche d’une Jackie O’ pneumatique. L’inversion des canons a de quoi surprendre, et, surtout, de quoi éclairer sa victoire.

Comme le montrèrent les plumes de Philip Roth dans La Tâche et de Pascal Bruckner dans La Tentation de L’innocence, l’affaire Lewinsky cristallisa une alliance singulière et incongrue : celle du féminisme et de la droite républicaine, unies dans un même combat contre la chair, le désir et la concupiscence. Les premières assimilaient le sexe masculin au mal absolu ; la seconde assimilait le sexe féminin à la tentation. Cette lutte des sexes remplaça celle des classes. Elle instaura une doxa dans la vie privée, visant à purifier les mœurs, et dans la vie publique, visant à purifier le langage. Coleman Silk, le personnage principal du roman La Tâche, croque cette ambiance: « il demeurait incrédule devant le pouvoir et la longévité des convenances américaines ; et il considérait qu’elles lui faisaient violence, le frein qu’elles imposent toujours à la rhétorique officielle, l’inspiration qu’elles procurent à l’imposture personnelle, la persistance de ces sermons moralisateurs dévirilisant que les Européens, sans souci d’exactitude historique, nomment le puritanisme américain (…) et qui maintient sa juridiction impérialiste en se faisant passer pour autre chose – pour n’importe quoi, sauf ce qu’il est. » En 1998, d’aucuns faisaient la morale pour dénoncer la violence supposée du désir. En 2016, il suffit à Trump de dénoncer cette violence moralisatrice pour se positionner en Némésis de l’ordre établi.

Pour comprendre la relation étrange et passionnelle qu’entretiennent les Américains avec les exigences de pureté, remontons à la conception des « deux corps du roi » du politologue Ernest Kantorowitz dans les années 60 :

« le Roi a en lui deux corps (…), un corps naturel et un corps politique. Son corps naturel est mortel, sujet à toutes les faiblesses. Mais son corps politique est un corps qui ne peut être ‘vu’. Désigné pour diriger le peuple et gérer le bien public, ce corps est complètement dénué des faiblesses dont le corps naturel est sujet et, pour cette raison, ne peut être mis en cause par ces faiblesses ». Toute la permanence de l’Etat et de la démocratie repose ainsi sur un corps physique et mortel –auquel on s’identifie – et un corps symbolique, qui assure la pérennité de l’Etat et celle du peuple. Le roi est mort, vive le Roi !

Aux Etats-Unis, ce double symbolique est évacué par le maccarthysme puritain et le culte télévisuel. L’essayiste Régis Debray appelle ce phénomène « l’obscénité démocratique » : «une société qui, parce qu’elle ne supporte plus la coupure scénique, confond le surmoi et le moi, le nous et le je, l’ambition collective et l’ambitieux tout court ». Le corps des présidents doit être exemplaire au risque sinon de violer l’intégrité même de la fonction et de la nation qu’ils incarnent. Ceci explique l’hystérie collective autour de l’affaire Lewinsky : la trahison conjugale s’assimilait à une trahison nationale. Cet impératif de transparence conduit au triomphe de l’hypocrisie et à la surveillance de tous par chacun. Relisons encore et toujours La Tâche de Philip Roth: « Ce fut l’été où, pour la millionième fois, le vandalisme moral prit le pas sur l’idéologie d’untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu’au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l’Amérique ».

La victoire de Trump illustre une fois de plus la confusion entre corps naturel et corps politique. Le scandale autour du « pussy grabbing » en est une illustration bien éloquente. Loin d’affaiblir Trump dans les sondages, il ne fit que renforcer son storytelling de virilité des cavernes. Dans un pays obsédé par son propre déclin, voter Trump revenait à larguer les vannes d’une frustration pudibonde et s’assurer que plus jamais l’Amérique ne devienne une « pussy ». Une pulsion électorale destructrice résultant d’une insatisfaction sexuelle ? Déchiffrer Trump au travers de la théorie freudienne de la libido serait un exercice tentant. Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de penser aux analyses du psychiatre Wilhelm Reich qui, dans les années 30, mit la victoire du nazisme sur le compte de la répression sexuelle.

Le danger que représente Trump pour la démocratie américaine réside moins dans son programme que dans l’élan brutal qui l’a propulsé au pouvoir. Un dirigeant pour qui la diplomatie, l’élégance et le tact sont une affaire de « pussy » (de mauviettes) est une perspective terrifiante, celle d’une atteinte à la civilisation dans toutes ses nuances et sa complexité.

Depuis le 9 novembre, les dirigeants européens ne cessent de répéter que la victoire de Trump ouvre «une période d’incertitude ». Incertitude, vraiment ? Si Trump fait si peur aux Européens, c’est qu’il leur renvoie le reflet d’une histoire que les Européens ne connaissent que trop bien : la leur.

 

Maïa Hruska

Diplômée de l'Université de Cambridge et du King's College de Londres, passée également par Sciences Po Paris, Maïa Hruska travaille au sein de la maison d'édition Wylie à Londres. Elle a collaboré au quotidien L'Opinion lors de son lancement. Suivre sur Twitter : @MaiaHruska