Pour une histoire philosophique des intelligences extraterrestres
ANALYSE : Notre époque, si prompte à célébrer sa propre ouverture à l’altérité, apparaît paradoxalement comme l’une de celles parmi les moins aptes à accueillir le questionnement extraterrestre, remarque Thibaut Gress qui rappelle que pourtant, à l’exception d’Aristote –ou, plus exactement, des textes d’Aristote qui nous sont parvenus–, pas un seul philosophe d’envergure –de Xénophane à Husserl à Bergson– n’ait choisi d’évincer le sujet. Peut-être est-il désormais temps de monter sur les épaules de ces géants pour enfin retrouver la mesure de leurs questionnements.
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress dirige la revue Actu-Philosophia et enseigne la Philosophie au lycée Charles Péguy. Spécialiste de philosophie renaissante et moderne, il a publié plusieurs ouvrages sur Descartes, dont Descartes et la précarité du monde (CNRS, 2012) et Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses, 2013). Auteur avec Paul Mirault de La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin, 2016), il a également publié une étude de philosophie de l’art en deux volumes, intitulée L’œil et l’Intelligible (Kimé, 2016).
Outre-Atlantique, la question des intelligences extraterrestres a récemment fait l’objet de nombreux articles de presse, soulevant l’attention du grand public sur la possibilité pour l’humanité d’entrer en contact avec des entités intelligentes d’origine non terrestre. Ainsi, sur CBS, le milliardaire Robert Bigelow avait-il pu déclarer début juin à une Lara Logan médusée, qu’il avait dépensé des millions de dollars pour prouver l’existence de telles entités, allant jusqu’à affirmer qu’elles étaient déjà présentes sur terre ; moins spectaculaire, le Search for Extraterrestrial Intelligence de Berkeley (SETI) a de son côté annoncé travailler sur les signaux radio perçus entre avril et mai 2017 émis par l’étoile Ross 128 ; bien que la source de ces signaux ait été en juillet partiellement expliquée par des satellites géostationnaires, ces deux événements ont permis, à défaut de résultats probants, de braquer le projecteur sur une véritable interrogation d’ordre cosmologique et philosophique, visant à déterminer si des êtres intelligents autres que l’humanité peuplaient des galaxies proches – sans même évoquer l’Univers en son entier. A cet égard, le signal Wow perçu en 1977 continue de servir de fil directeur en ceci que nulle explication naturelle satisfaisante n’a pu être fournie pour en rendre compte sans que, pour autant, la preuve d’une source intelligente n’ait été a contrario établie.
Sur le Vieux Continent, le scepticisme à l’endroit de telles recherches semble bien plus prononcé qu’en Amérique du Nord. Le ricanement paraît être le mot d’ordre lancé contre tous ceux qui s’interrogent sur la possibilité que des intelligences non humaines, non seulement, existent mais, de surcroît, se manifestent un jour auprès des intelligences humaines, le bon vieil «esprit cartésien» étant convoqué pour railler de telles recherches. Pourtant, et telle est l’ironie de la situation, Descartes envisagea lui-même et fort explicitement la possibilité que l’homme ne fût pas la seule créature intelligente de l’Univers, écrivant en ce sens une lettre décisive à Chanut datée du 6 juin 1647 où étaient tirées toutes les conséquences de la nouvelle cosmologie galiléenne ; si, en effet, le Cosmos antique était «clos» pour reprendre la célèbre formule de Koyré, et donc fini et limité, la cosmologie galiléenne ouvrait l’Univers à l’immensité et à l’indéfini, les bornes de celui-ci reculant sans cesse jusqu’à ne plus pouvoir être déterminées ni connues par la raison humaine.
Dans ces conditions, il serait déraisonnable du point de vue des probabilités – ce n’est pas là le vocabulaire exact de Descartes, mais c’en est l’idée – de maintenir la croyance d’une exclusivité humaine quant à l’intelligence, l’immensité de l’Univers rendant pratiquement impossible une conception selon laquelle Dieu n’aurait créé qu’une seule forme d’intelligences corporelles – nous précisons «corporelles» pour distinguer les intelligences angéliques, par définition incorporelles, des intelligences extraterrestres, par définition corporelles. Au conseiller d’État français Chanut, Descartes peut ainsi écrire que :
«les astronomes qui, en mesurant la grandeur des étoiles, les trouvent beaucoup plus grandes que la terre, la confirment aussi : car, si de l’étendue indéfinie du monde, on infère qu’il doit y avoir des habitants ailleurs qu’en la terre, on le peut inférer aussi de l’étendue que tous les astronomes lui attribuent ; à cause qu’il n’y en a aucun qui ne juge que la terre est plus petite au regard de tout le ciel, que n’est un grain de sable au regard d’une montagne.»[1]
De manière habile, Descartes joue sur deux tableaux : le premier est cosmologique, et consiste à prendre au sérieux l’immensité de l’Univers ouverte par la science galiléenne ; dans un Univers où la Terre n’occupe que la place d’un grain de sable au regard d’une montagne, il serait stupéfiant que seule cette dernière soit habitée par des entités intelligentes. Mais à cela s’ajoute le registre théologique : l’existence d’intelligences extraterrestres, loin de remettre en cause la théologie classique, ne ferait que souligner l’immensité de la puissance du Créateur, capable de donner vie à une immense variété de créatures intelligentes ne se limitant pas à la seule dualité Anges/Hommes. Ironie du propos cartésien, ce serait même réduire la puissance divine que de ne la croire capable que de créer un seul type d’intelligences corporelles – l’Homme – et de limiter l’extension de la création. Ainsi, le fait de l’immensité de l’Univers s’accorde-t-elle parfaitement avec une théologie défendant la toute-puissance de Dieu, tant par l’immensité quantitative des formes de la Création que par la distribution généreuse de l’Alliance possible de Dieu avec toutes ses créatures corporelles.
Ce type de raisonnement n’est pourtant pas propre à Descartes ; bien avant lui, de nombreux auteurs cherchèrent à penser l’immensité de l’Univers et en déduisirent la forte probabilité d’un peuplement lui-même immense de ce dernier par des entités intelligentes non angéliques ; si l’on peut faire remonter ce type de raisonnement cosmologique à Nicolas de Cues (1401-1464) et à sa célèbre Docte Ignorance (1440), notamment au § 169, on doit toutefois accorder une attention toute particulière à Kepler qui, au-delà d’un raisonnement de nature probabiliste, prétendit observer de telles entités. Ainsi, dans l’«Appendice sélénographique» du Songe ou astronomie lunaire, l’astronome bavarois n’hésitait-il pas à décrire les mœurs des Endymionides, habitants lunaires cherchant à se protéger autant de l’humidité des marécages lunaires que de la violence du Soleil. Affirmant dans une lettre à Matthias Bernegger datée du 4 décembre 1623 avoir perçu «au télescope» «des villes encerclées de murs» sur la Lune, Kepler lançait dans l’Europe savante bien plus qu’un raisonnement cosmologique ; il décrivait grâce au télescope des entités intelligentes à proximité de la Terre et ancrait dans l’observation empirique la réalité de ces êtres.
Or, loin d’être isolé, Kepler s’accordait avec les écrits de Tommaso Campanella (1568-1639) dont L’apologie de Galilée en 1602 avait pris pour acquise l’existence des intelligences extraterrestres, se demandant avec moult détails s’il était possible que le Christ fût venu également pour elles, soulevant le problème du monogénisme et celui de la transmission du péché d’Adam au-delà de la seule humanité. C’était là tirer les conséquences des découvertes de Galilée lequel, sans avoir jamais affirmé explicitement l’existence des intelligences extraterrestres, avait néanmoins construit le cadre théorique rendant presque nécessaire leur découverte.
On ne saurait alors s’étonner que le siècle des Lumières fût littéralement fasciné voire obsédé par cette question. Best-seller européen, les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle de 1686, qui proposaient de démontrer par de spirituels dialogues l’existence des intelligences extraterrestres à partir des écrits de Descartes et Copernic, connurent trente-trois éditions du vivant de son auteur, ainsi que de multiples traductions notamment en Allemand. Lecteur de Fontenelle et de Huygens, Kant manifesta très tôt sa conviction que l’Univers était peuplé d’intelligences extraterrestres souvent décrites comme plus évoluées que l’humanité. Cela apparaît dès 1755 avec le Traité du Ciel où se révèle le relatif désintérêt de Kant envers l’homme en tant qu’homme ; ce dernier ne l’intéresse que comme échantillon disponible et observable des êtres raisonnables en général, comme «point général de référence.»[2] Cette référence ne tient pas à sa suprématie, précise Kant, mais à un simple fait, à savoir celui voulant que l’homme soit, de tous les êtres raisonnables peuplant l’Univers, «celui que nous connaissons le mieux»[3]
Or, à rebours de tous les discours somme toute étranges présentant le kantisme comme un humanisme, il apparaît que la distinction cruciale menée entre «être raisonnable», qui envisage l’ensemble des entités dotées d’une raison à l’échelle cosmique, et la nature humaine qui n’envisage l’homme que comme échantillon des êtres raisonnables, ne joue pas en faveur de ce dernier. A son sujet, Kant évoque en effet un «profond abaissement», une «grossièreté de [sa] matière», des «concepts grossiers et indistincts», et ne tarit pas de propos dépréciatifs envers l’homme. En d’autres termes, l’être humain est certes un membre des êtres raisonnables mais il semble en être l’exemplaire le plus grossier et le plus médiocre, sa pesanteur matérielle l’abaissant à une situation qui le rend presque méprisable. Cette intuition de 1755 ne disparaîtra jamais de l’œuvre de Kant, et irriguera de toute évidence sa réflexion sur la morale : si celle-ci est conçue pour les êtres raisonnables en général, et non pour les seuls humains, ce n’est évidemment pas pour inclure les Anges ainsi que l’avait cru Schopenhauer, mais bien au contraire pour prendre acte de ce qui était devenu un topos des Lumières, à savoir prendre en charge l’existence des entités intelligentes non terrestres quoique corporelles. A cet égard, l’universalité morale kantienne ne vise pas tant l’universalité de tous les Hommes mais bien l’universalité de tous les êtres raisonnables, c’est-à-dire tous les êtres peuplant l’Univers dotés d’une raison et, partant, capables d’accéder à la Loi morale.
Se comprend du même geste l’impression si troublante d’une morale irréalisable décrite par Kant aussi bien dans la Critique de la raison pratique que dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs ; la morale kantienne n’est pas pensée à partir de l’homme mais à partir des êtres raisonnables en général, dont l’homme n’est que l’échantillon terrestre ; or, ce dernier étant matériellement déficient, sa constitution affective ne le dispose aucunement à être à la hauteur de sa raison, si bien que s’il connaît la Loi morale grâce à la raison pratique, il n’est pas pour autant en mesure de la respecter ni de l’accomplir dans les faits. C’est donc bien une tension permanente qu’analyse Kant entre ce qu’aperçoit la raison pratique et ce que peut faire l’homme compte-tenu de sa réalité matérielle, tension qui, pour nous humains, ne peut jamais être résolue en faveur de la raison – donc de la morale –, mais qui s’explique par le fait que Kant envisage la moralité bien au-delà de la seule dimension humaine ainsi que l’y invitaient toutes les spéculations et découvertes entreprises depuis Nicolas de Cues et établies par l’Europe savante du XVIIè siècle.
Il serait même possible d’avancer une hypothèse esthétique liée à cette interprétation en remarquant que l’expérience kantienne du sublime n’est rien d’autre que l’expérience de l’écart intrinsèque à chaque homme entre sa destination suprasensible, c’est-à-dire rationnelle, et sa réalité matérielle, écart qui est tel que la destination rationnelle ne pourra jamais être qu’aperçue mais jamais atteinte ; c’est la raison pour laquelle le sublime se présente toujours comme une expérience douloureuse car c’est en lui – le sublime – que se révèle l’incapacité de l’homme à atteindre les exigences de cette raison qui est en lui mais qui n’est pas lui.
Enfin, et en dépit de ce que pourrait laisser penser le bref aperçu proposé ci-dessus, la réflexion sur les intelligences extraterrestres ne saurait être uniquement identifiée à l’émergence de la science moderne ; aussi ancienne que la philosophie elle-même, elle commence au moins avec Xénophane (570-475) qui croit au peuplement de la Lune, se poursuit chez Platon, se retrouve chez les atomistes, et hante la totalité de la période scolastique ; ainsi, loin de se réduire à la brisure scientifique d’un Cosmos clos au profit d’un Univers sans bornes, la question des intelligences extraterrestres doit-elle être saisie comme un des éléments permanents du questionnement philosophique qui, structurellement parlant, se doit d’interroger la pluralité des formes de vie intelligentes bien au-delà de leur seule dimension terrestre.
Notre époque, si prompte à célébrer sa propre ouverture à l’altérité, apparaît alors paradoxalement comme l’une de celles parmi les moins aptes à accueillir ce questionnement, comme si l’inflation verbale des discours consacrés à l’altérité était destinée à conjurer l’angoisse d’être confronté à l’altérité véritable et radicale que constituerait la découverte d’intelligences extraterrestres. Il n’est pourtant pas insignifiant de rappeler que, à l’exception d’Aristote – ou, plus exactement, des textes d’Aristote qui nous sont parvenus –, pas un seul philosophe d’envergure – de Xénophane à Husserl à Bergson – n’ait choisi d’évincer le sujet. Peut-être est-il désormais temps de monter sur les épaules de ces géants pour enfin retrouver la mesure de leurs questionnements.
[1] Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, AT V, 56 ; FA III, 740-741
[2] Kant, AK I, 355
[3] Ibid.
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress dirige la revue Actu-Philosophia et enseigne la Philosophie au lycée Charles Péguy. Spécialiste de philosophie renaissante et moderne, il a publié plusieurs ouvrages sur Descartes, dont Descartes et la précarité du monde (CNRS, 2012) et Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses, 2013). Auteur avec Paul Mirault de La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin, 2016), il a également publié une étude de philosophie de l’art en deux volumes, intitulée L’œil et l’Intelligible (Kimé, 2016).