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Luther, la société et le marché

9/11/2017 | par Claude Obadia | dans Eco | 9 commentaires

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CHRONIQUE : La religion protestante fête aujourd’hui ses 500 ans. L’occasion pour le philosophe Claude Obadia de revenir sur la pensée du père de la Réforme: à contre-courant de la thèse wébérienne d’un protestantisme annonçant la société de marché, les valeurs chrétiennes fondent chez Martin Luther une critique précoce de la logique marchande.  


Agrégé de philosophie, Claude Obadia enseigne à l’Université de Cergy-Pontoise, à l’Institut Supérieur de Commerce de Paris et dans le Second degré. Il a publié en 2011 Les Lumières en berne ? (L’Harmattan), et, en 2014, Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie (éditions Paradigme – Ovadia). Il consacre ses recherches actuelles aux sources religieuses et métaphysiques du socialisme. Son blog : www.claudeobadia.fr.


 

Il y a cinq siècles, le 31 octobre 1517, le moine augustin Martin Luther affichait à Wittenberg ses 95 thèses au sujet des Indulgences, démarche qui le conduisit, quelques années plus tard, à faire du Pape Léon X la figure de Satan dans l’Église[1]. Or, qui veut saisir l’insolence profonde de la pensée de Luther doit précisément revenir à cette fameuse affaire des Indulgences qui virent le Clergé, pour ainsi dire, vendre des terrains au Paradis. En effet, comment un chrétien peut-il croire qu’on a la capacité et le droit d’acheter son salut, demande Luther? Et comment un tel commerce, faisant l’avantage des possédants, ne serait-il pas source d’injustices? La pensée du moine augustin sera ici aussi claire que radicale, notamment dans son Discours à la noblesse chrétienne de 1520. L’argent aliène et corrompt l’homme. Il déshumanise le monde et interdit aux hommes de faire authentiquement société.

En effet, pour le moine de Wittenberg, la société est une communauté (Gemeinschaft) ou n’est pas. On ne peut donc faire société qu’à la condition que l’on puisse vivre ensemble sans que les uns soient dominés ou aliénés par les autres. Il en découle que le véritable lien social exclut forcément la concupiscence et qu’il n’y a de communauté que là où la seule monnaie qui vaille est celle de la charité. Car enfin, comment pourrais-je accéder à la liberté sinon en m’élevant, par la charité précisément, au-dessus de moi? Et comment ne pas voir que c’est bien à la seule condition de me libérer de moi-même que je peux faire société avec autrui?

De là, bien sûr, l’acuité du problème politique. Car Luther ne croit guère en la bonté naturelle de l’homme. C’est donc une révolution intérieure, possible seulement au prix d’une lutte sans merci, qui pourra venir à bout du mal dont le premier visage est celui de la courbure qui tord l’homme vers lui-même et l’abaisse. Or, cette courbure a un nom: l’égoïsme. Et, cet égoïsme, pétri d’orgueil, est la source principale de la cupidité qui fait obstacle à la société. De fait, parce que l’offense faite à autrui me sépare de lui, le pardon devient, pour Luther, le mouvement même de l’auto-constitution de la société, l’acte d’amour qui la fonde.

Par où l’on peut voir deux choses. Premièrement, que si l’égoïsme menace la société, seuls le partage et la solidarité peuvent la sauver. Deuxièmement, que si l’idée socialiste de la société est bien l’idée d’une communauté solidaire, alors l’influence de Luther, comme l’a très justement souligné Jaurès dans sa Thèse complémentaire consacrée aux Origines du socialisme allemand[2], ne peut plus faire l’ombre d’un doute. D’autant qu’à l’égoïsme destructeur du lien social, le moine de Wittenberg va opposer une vertu qui, au XIXe siècle, sera au fondement même de la critique du capitalisme.

Cette vertu, selon Luther, est celle de l’amour fraternel, synonyme de générosité, d’humilité. Et elle est l’exercice même de la vie sociale lorsqu’en sa réciprocité elle rend possible le don qui n’attend pas de retour et qui, à l’inverse de Satan qui reprend ce qu’il donne, s’oppose ainsi  au commerce. L’idée luthérienne de la société, on l’aura donc compris, exclut par avance la société de la main invisible d’Adam Smith. La raison en est simple. Une société dans laquelle on ne donne que pour recevoir n’est pas une communauté. Car il ne suffit nullement d’accorder entre eux les égoïsmes individuels pour les abolir! La société de marché n’existe donc pas! Or, n’est-ce pas cette illusion que Marx en Allemagne et Jaurès en France n’auront de cesse de dénoncer?

Marx d’abord, qui dans ses Manuscrits de 1844, affirme que l’argent est “la puissance aliénée de l’humanité”. C’est d’ailleurs pour cela que, très sérieusement, il imagine une société dans laquelle les échanges seraient bien monétaires mais la monnaie d’un type inouï, qui exclut l’argent: l’amour! Jaurès ensuite, convaincu, dans La question religieuse et le socialisme[3], que c’est bien une “société sans société” qui définit les termes du défi que les socialistes républicains, pour réaliser la liberté et la justice, ont pour vocation de relever.

Concluons. Des réflexions esquissées ici, nous ne déduirons pas que le luthéranisme est un socialisme. Pourtant, si Luther est bien l’auteur d’une théorie de la société authentique qu’il définit comme communauté agapique,  alors il est clair que la société de marché ne peut être, du point de vue du fondateur du protestantisme allemand, qu’une contradiction dans les termes. Or, le socialisme n’est-il pas une théorie critique de la société qui, à l’inverse du libéralisme économique, fonde celle-ci sur la solidarité?    Est-il dès lors tellement improbable, loin des thèses d’un Max Weber pour qui l’éthique protestante s’accorde naturellement avec le capitalisme, que l’idée socialiste soit née, en Europe, chez Luther?

[1] Cf. Image de la papauté, 1545.
[2] Éditions Librairie Ombres blanches, Toulouse, 2005
[3] 1891

 

Claude Obadia

Agrégé de philosophie, Claude Obadia enseigne à l'Université de Cergy-Pontoise, à l'Institut Supérieur de Commerce de Paris et dans le Second degré. Il a publié en 2011 Les Lumières en berne ? (L’Harmattan) et en 2014 Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie (éditions Paradigme – Ovadia). Il consacre ses recherches actuelles aux sources religieuses et métaphysiques du socialisme. Son blog : www.claudeobadia.fr.