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Musique et interprétation (1) : vers une approche morphogénétique

18/07/2013 | par Bernard Petit | dans Art & Société | 3 commentaires

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Notre propos est de mieux comprendre l’évolution actuelle de la musique, en relation avec l’évolution de la culture occidentale et la globalisation humaine qui lui correspond. Notre approche se veut aussi pragmatique que possible, sans cesser d’être foncièrement une philosophie des arts ; l’enjeu est d’améliorer à la fois la compréhension et la pratiques des arts, notamment musicaux, mais pas seulement.

Une définition générale de la musique permettrait de mieux situer quels types de forces/pouvoirs, pratiques et théoriques, sont concernés par les formes et les interprétations musicales, et comment ils peuvent s’articuler. Partons de la question à la fois faussement naïve et vraiment fondamentale : qu’est-ce que la musique ?

    Selon Eric Dufour[1], c’est généralement à la fois l’art des sons et l’art du temps : disons l’art des sons organisés en séquences temporelles pour un plaisir auditif. On peut alors dire que l’art musical a une double fonction : produire des œuvres sonores et éduquer des goûts, des facultés d’apprécier ces oeuvres. En ce sens, la musique est ce qui donne à un auditeur le pouvoir d’interpréter des sons au sens musical (plaisant), non au sens bruyant (pénible).

Mais deux phénomènes sonores peuvent poser problème : le bruit volontaire, comme les applaudissements, ou le bruitage des arts dramatiques comme le cinéma et la radio. Ce sont bien des séquences de temps sonore qui visent un plaisir, mais sont-elles aussi proprement de la musique ? Et puis l’intention du plaisir pose aussi le problème de la subjectivité particulière de l’auditeur : car toutes les musiques ne plaisent pas à chacun, et quand elles plaisent, ce n’est pas toujours autant et de la même façon. Mais une musique qui déplait est–elle pour autant sans valeur musicale ? Dans ce cas, le Sacre du Printemps de Stravinsky ne vaudrait pas grand-chose, car cette oeuvre a beaucoup déplu à ses débuts ! Par exemple, Debussy, « oreille » pourtant moderne en 1913, déclara qu’il ne comprenait pas ce que le compositeur avait voulu faire (alors qu’il avait aimé L’Oiseau de Feu, du même Stravinsky!) … au contraire, Ravel fut plutôt enthousiaste ! Des remarques semblables peuvent être faites sur les débuts musicaux de Duke Ellington ou Elvis Presley : certains adoraient, d’autres détestaient ! Qui avait raison ? Faut-il que la musique « plaise » pour échapper à la condamnation du bruit ?…

Selon Dufour, chercher à définir la musique suppose qu’on se place d’emblée hors d’elle, comme face à un objet, et que le langage conceptuel ne trahisse pas l’essentiel de l’expérience musicale. Autrement dit, il faut que le phénomène sonore soit conceptuellement interprété comme musique et non comme bruit ; le concept de la musique doit donc fournir le critère d’interprétation correcte du fait sonore doté d’un sens musical opposé au sens bruyant. Mais qu’est-ce que la musique « objective » si c’est à un auditeur d’en reconnaître l’existence et d’en apprécier la valeur ? Autrement dit, une philosophie de la musique suppose que l’on peut parler utilement de la musique sans la trahir, en évitant la paraphrase de la notation musicale, car il n’y aurait aucun sens à répéter en langue courante ce qu’indique de faire une partition ; et, pour les musiques orales, en évitant le bavardage inutile à la connaissance et à l’interprétation des oeuvres. Ainsi le pouvoir du langage musical déborde la pratique technique : on peut dire techniquement la musique pour la faire, mais aussi on peut doubler son langage pratique d’un discours théorique qui en interprète le sens en langue « vulgaire ». La question est alors de savoir si cette interprétation discursive, entendue comme pouvoir discursif objectivant, est intérieure (immanente) ou extérieure (transcendante) à la musique.  Question à deux volets : si l’interprétation est immanente, dans quelle mesure la pratique musicale a-t-elle besoin d’une théorie pour se faire, et dans quelle mesure la structure formelle est-elle indépendante de son interprétation ? Et si l’interprétation est transcendante, est-ce seulement d’un point de vue extramusical que peut se produire le discours sur la musique ?

On sait que Vladimir Jankélévitch conteste ironiquement que la musique ait besoin du discours : « La musique a ceci de commun avec la poésie et l’amour, et même avec le devoir, qu’elle n’est pas faite pour qu’on en parle, mais pour qu’on en fasse ; elle n’est pas faite pour être dite mais pour être « jouée » … »[2] . La musique aurait ainsi au fond ce pouvoir ultime de communion intime des êtres, celui de nous faire sentir et comprendre l’ineffable que le langage discursif serait forcé de laisser de côté : l’être subtil et le devenir fuyant dont ne peut rien dire, mais qu’il faut éprouver, au moins de temps à autre, dans l’effusion musicale des sons chantants, des rythmes entraînants et des harmonies enveloppantes.  Le souhait nostalgique que formule Proust dans La Prisonnière, se trouverait donc en partie réalisé : « La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes ».  Le langage existe, mais cette communion des âmes subtiles et silencieuses se fait mieux par l’émotion musicale fusionnelle que par l’analyse conceptuelle.

Toutefois, cette communion ne va pas de soi et doit traverser bien des équivoques, comme l’illustre bien cette réflexion de François Mauriac : « Et sans doute les vrais musiciens sont ceux que la technique seule intéresse et qui se moquent bien de savoir si ce qu’ils éprouvent coïncide avec ce que l’auteur a voulu dire, pourvu qu’ils voient « comment c’est fait ». Un amateur est, au contraire, un homme qui n’aime pas la musique pour elle-même, que la musique passionne dans la mesure où elle le modifie : deux familles d’esprit qui d’habitude s’entendent mal; même quand ils admirent le même chef-d’œuvre, c’est presque toujours pour des raisons différentes. » (F. Mauriac, Journal 2, 1937, p.125)

Pour surmonter ces équivoques, on peut distinguer avec Dufour (s’inspirant de Paul Valéry) au moins trois types de discours sur la musique, qui fonctionnent et sont appréciés différemment :

–       le discours esthésique, subjectif et intuitif : comment chacun exprime son expérience d’auditeur, essayant de décrire ses perceptions et sentiments sans analyse technique de l’œuvre et de la performance ;

–       le discours poïétique, musicologique et savant : comment le  musicien/musicologue peut expliquer (à qui peut entendre un minimum de  technique) la manière dont l’œuvre et son interprétation sont produites en telle occasion ;

–       le discours philosophique, réflexif et critique qui tente de joindre les deux approches : un minimum d’analyse objective et un minimum de subjectivité délivrée autant que possible de ses traits arbitraires particuliers,pour faciliter à chacun une  compréhension claire de son expérience musicale, intuitive et savante.

A partir de cette tripartition, peut-on dire avec Dufour que la musique, art du temps, est précisément l’art du mouvement temporel abstrait, des lignes temporelles abstraites de tout espace propre (rythmiques, mélodiques, harmoniques, acoustiques) : art non spatial mais générateur d’espaces (trans-spatial),  non figuratif mais générateur de figures (trans-figuratif), à la différence de tous les autres arts, essentiellement liés à l’espace et aux représentations figurales?   Dans l’affirmative, cela justifierait la question « de savoir si la musique trouve un temps qui serait déjà tout constitué ou si elle fait advenir le temps à partir d’un chaos initial » (p.23). Soit : la musique remplit-elle un temps préconstitué pour des consciences extramusicales, ou bien est-elle capable de créer sa propre temporalité ?

De la sorte, la musique n’aurait ni quiddité ni localisation, comme le souligne Jankélévitch [3], sinon par l’effet imaginaire de sa transcription , qui nous habitue à représenter la musique inscrite dans un espace , soit d’une partition, d’une scène ou d’un phonogramme, au dépend de sa durée acoustique: signe d’une « esthétique métaphorique »perdue dans l’illusion représentative en mutilant la richesse réelle de la musique. La question est alors : à quelles conditions un fait proprement musical est-il possible ? Mais la réponse exige d’abord des précisions sur le concept d’interprétation…

(À suivre : la deuxième et la troisième parties seront publiées les 19 et 20 juillet)

[1] Qu’est-ce que la musique ? (2005, Vrin)
[2] La Musique et l’Ineffable, p.101 (1984, Seuil)
[3] La Musique et l’Ineffable, p.116 (1984, Seuil)

 

Bernard Petit

Bernard Petit est professeur de philosophie depuis une vingtaine d'année en lycée. Il termine actuellement une thèse de doctorat en Philosophie esthétique et Sciences des arts à l'Université Aix-Marseille.

 

 

Commentaires

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