Nelson Mandela ou le retour des hommes dans la fabrique de l’Histoire
La mort de Nelson Mandela a suscité le flot d’hommages et la vague d’émotion à laquelle on pouvait s’attendre. J’entendais sur France Info un spécialiste dont le nom m’a échappé décrire ce moment décisif où le leader emprisonné refuse d’être libéré préalablement aux négociations avec le pouvoir afrikaner et choisit de rester détenu, après tant d’années, pour conserver son crédit auprès des siens, et pouvoir réellement construire une sortie non-violente de l’apartheid. On reste sans voix devant ce mélange d’abnégation, de grandeur morale et de sens politique. Et il est rafraichissant de pouvoir, de temps à autre, admirer en histoire. Devant cette traversée victorieuse de la violence.
Mais surtout, une chose m’a frappée : personne n’a nié en l’occurrence l’importance de l’action individuelle. Personne ne nie même l’importance d’une série de décisions prises par Nelson Mandela et Frederik de Klerk dans une situation donnée, la responsabilité de leurs choix. Personne ne s’est levé pour expliquer que ces deux hommes ne faisaient que suivre des déterminants économiques, sociologiques ou culturels. Personne n’a expliqué que n’importe qui d’autre aurait agi de même à leur place.
Pour expliquer les actions de Mandela, on s’est spontanément tourné vers son itinéraire personnel, son premier engagement non-violent, la déception qui le pousse vers l’action révolutionnaire violente, et puis le dernier changement qui combine idéalisme et réalisme. Donc vers son itinéraire et la manière dont il l’a pensé. Vers un individu traversant des situations, appartenant successivement à divers milieux et vers sa conscience qui tire et actualise le bilan de ses expériences.
Personne n’a expliqué que la politique ne servait à rien, que l’on avait le choix qu’entre la décevante action révolutionnaire et le conservatisme de la politique institutionnalisée. Finalement, avec Nelson Mandela, nous nous retrouvons face à la problématique du « grand homme ». C’est-à-dire avant tout celui dont l’action historique, que l’on le veuille ou non, est déterminante à un moment donnée – ce qui n’a jamais empêché un bilan critique.
Et du coup, cette actualité et cette histoire récente m’amènent à tisser un lien entre la vision de l’histoire que nous, enseignants d’histoire, à tous les niveaux, diffusons et la dominance d’une perception dépressive du monde, si prégnante chez nous, du type : « les années 1960 étaient merveilleuses, depuis il n’y a plus rien à faire ». Je pense qu’à force de vouloir donner les grands cadres, dessiner de vastes ensembles, explorer les structures, les représentations et l’inconscient collectif, présenter des aires culturelles, ce qui en soit est intéressant, on a fini par oublier au passage que l’histoire, ce sont des gens, et pas seulement des foules, mais aussi des individus.
Et que certains de ces individus arrivent à améliorer les choses, à beaucoup de niveaux, pas tous aussi spectaculaires que celui de Nelson Mandela. Que des hommes et des femmes pensent et agissent, dans un sens ou dans l’autre, et que leurs actions ont des conséquences. Que le niveau biographique, en histoire, s’il ne permet pas de tout expliquer, n’est pas illusoire. Et que nos élèves et étudiants, si nous ne voulons pas leur délivrer un message à la fois biaisé et dépressif, ont besoin que nous leur montrions des personnes identifiables, et pas seulement des groupes humains, prenant des décisions lourdes de conséquences, heureuses ou malheureuses, dans des situations données.
Au total, ce qui est le plus triste quand les historiens jouent aux scientifiques, au lieu de se contenter d’être rigoureux, c’est qu’ils ne parviennent à engendrer que de pauvres schémas platement déterministes, au lieu de rester sur le terrain qui est le leur, celui de l’humanité.
Jérôme Grondeux est un historien français, spécialiste d'histoire des idées et de l'histoire du XIXe siècle. Agrégé et docteur en histoire, il est maître de conférences à l'Université Paris-Sorbonne et enseigne à Sciences Po Paris et à l'Institut Catholique de Paris. Dernier ouvrage paru chez Payot en 2012 : Socialisme, la fin d'une histoire ?. Nous vous conseillons son excellent blog Commentaires Politiques. Suivre sur Twitter : @JrmeGrondeux
Commentaires
C’est juste ce que vous dîtes, même si le poids de ce que l’on appelle les phénomènes « systémiques » – horrible gros mot – est probablement de plus en plus fort. Et cela ne va pas dans le sens des Grands hommes.
L’histoire que vous appelez de vos vœux et qui serait aussi fabriquée par Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, Saint-Louis, Henri IV, Louis XIV, Napoléon, Charles de Gaulle, etc … est bien plus développée dans les pays anglosaxons. Je pense en particulier à la culture de l’histoire militaire en Angleterre : des romans formidables, drôles, et qui s’élèvent des protagonistes particuliers pour s’élever seulement ensuite à des considérations plus générales ; des émissions de Télé formidables sur BBC4. Plus généralement, c’est aussi l’idée que l’histoire n’est pas que l’enchaînement de phénomènes rationnels et prévisibles, mais qu’elle est une illustration des passions humaines, et, que pour la restituer, il faut restituer aussi ces passions. Raconter subjectivement l’histoire, au sens où l’on y raconterait les passions humaines qui ont contribué à sa fabrication, c’est moins consensuel et notre modèle sociétal se veut tellement consensuel. La moindre de nos paroles ne doit blesser personne. Il ne faudrait pas qu’un emportement napoléonien d’un prof d’histoire déclenche la tristesse d’une partie de son auditoire !
par A. Terletzski - le 9 décembre, 2013
C’est sûr, les structuralistes, auxquels vous faites discrètement allusion sans les citer, ont fait très fort, dans les années 60 et 70, en matière de révélations sur » la mort du sujet » . Pas qu’en histoire, d’ailleurs ; la littérature connut également les assauts de leurs petits poings cruels . Vous connaissez sûrement ce stupéfiant article de Roland Barthes, en 1968 , titré » La mort de l’auteur « . L’auteur, expliquait-il, n’est qu’une invention du capitalisme bourgeois mercantile. Les auteurs n’écrivent pas, ils sont écrits par quelque chose qui leur est extérieur : l’histoire, la culture, le langage lui-même. Il n’y a pas d’écrivains mais des écrivants ! Aucun intellectuel n’étant à l’abri des contradictions, ceci n’empêcha cependant pas Roland Barthes…d’encaisser ses droits d’auteur ! Sur ces joyeux délires, permettez-moi de vous conseiller un essai de Malcom Bradbury titré » Mensonge « , qui fut édité en France en 1987 par les Presses de la Renaissance. Professeur de littérature à l’université de Norwich, Malcom Bradbury est l’un des plus brillants satiristes de Grande-Bretagne. Son essai est irrésistible .
par Philippe Le Corroller - le 9 décembre, 2013
Je suis plutôt d’accord avec vous sur une conception de l’histoire qui laisse une place aux individus comme décideurs autonomes, mais pourtant ce phénomène « Mandela » m’enquiquine grandement. Lire, écouter, voir partout des hommages remplis de bons sentiments me paraît démago, vain et rempli de pathos. Ces hommages, bidon, de gens qui ne connaissent pas l’Afrique du Sud, ni leur chef, me paraît faire partie d’une caractéristique bien désagréable de l’esprit de notre temps, une forme d’exhibition médiatique exacerbée. Sans parler des inepties que l’on peut trouver : le nombre de tweets citant « I have a dream » pour comémorer le Grand Mandela montrent bien que ce qui est infini, c’est décidément la stupidité humaine. Je me souviens de la phrase de Badinter, « Il y a des silences que les morts appellent ».
Comémorons les Grands hommes dans le silence qu’ils méritent. Je précise que sur le fond, je suis en tout point d’accord avec vous, et pour reprendre l’idée du commentaire de Philippe Le Corroller, que je partage, les structuralistes, poststructuralistes et déconstructivistes ont desséché l’histoire.
par André Daubal - le 9 décembre, 2013
Merci pour ces commentaires riches et encourageants ! L’impression d’être compris et d’enclencher le débat est bien plaisante.
par Jérôme Grondeux - le 9 décembre, 2013
Je suis actuellement étudiante en histoire et vous remercie de mettre des mots sur ce qui intrigués tout les étudiants dans le savoir : qu’est ce que l’histoire finalement ..
par Hervé Quincy Margaux - le 9 décembre, 2013
Sans*
par Hervé Quincy Margaux - le 9 décembre, 2013
Voilà un texte – fort intéressant et stimulant – comme d habitude chez son auteur qui pourrait faire débat dans le milieu des historiens. Tout a fait d accord qu une vision – caricaturale – de Marx a amene a oublier voire nier les individus. Néanmoins j ai l impression que la principale menace est aujourd’hui au contraire une analyse psychologisante vehiculee par les medias, où l on gomme les idees pour les réduire a des passions ( on ne nous dit rien de sa manière de penser, mais on dramatise pleinement son parcours)
par Pierre Emmanuel Guigo - le 10 décembre, 2013
Oui c’est vrai mais justement l’histoire a son de via media synthétique à jouer en resituant toujours l’individu et ses espaces de choix. L’inquiétude à la racine de ce post est le schisme entre la perception émotionnelle-individuelle des choses et le culturalisme froid qui gèle le savoir universitaire, l’une pour une consommation immédiate non-réfléchie et l’autre comme produit sociologique à usage interne du milieu universitaire.
par Jérôme Grondeux - le 10 décembre, 2013
* son rôle
par Jérôme Grondeux - le 10 décembre, 2013
Merci beaucoup pour cet article que je trouve plein d' »humanité » et d’espérance. C’est très stimulant. Je crois que nous étudiants nous ne nous forçons pas assez à encrer un certain savoir historique dans notre réalité. La question du témoignage mais aussi de vivre réellement dans notre monde en le comprenant aussi par l’Histoire nous échappe un peu trop souvent malheureusement. L’histoire est un moyen de le percevoir et de se l’approprier. Et c’est surtout à nous jeunes gens matures, immatures, idiots et fous qui auront à suivre nos propres pas ou ceux de personnage comme N. Mandela de réaliser notre Histoire. J’étais à Cape Town cet été en volontariat et c’est effrayant de constater le poids de l’histoire dans ce pays. Mais c’est aussi et essentiellement un sursaut de confiance et une tentative pour une vie apaisée entre tous les Sud-Africains. Bien sûr il s’agit d’une ville ouverte, presque libérale et tous les défis ne sont pas relevés. C’est pourquoi je crois que la présentation des faits, de schémas et des représentations historiques et idéologiques (un peu anxiogène parfois) réalisées en Histoire nous montre ces réalités concrètes. A nous professeurs, élèves et le reste du monde de les surpasser, de les rapporter aux Hommes, d’être plus nous mêmes: hommes et femmes acteurs comme la notion d’Ubuntu si importante pour Mandela. Bref soyons dans le monde, avec le savoir que vos nous transmettrez et nos idéaux à réaliser, du moins essayons.
par Mathivet Joseph - le 11 décembre, 2013
Actuellement en prepa science po, nous avons pris l’habitude de discuter sur l’impact de l’histoire en général sur notre temps. Et souvent elle s’exprime a travers des hommes, pour le 19eme au niveau des empereurs, pour le 20 eme au niveau des grands chefs politiques (notamment sur le continent européen ou les totalitarismes s’articulent autour de personalités qui semblent guider les évènements) et puis à l’avènement du 21ème siècle on ne sait plus vers qui se tourner. La mort de Nelson Mandela nous interroge, dans le sens ou elle pose la question du grand homme contemporain. Peut il exister dans notre monde ? A t il sa place ? Dans notre humanité ou tout le monde s’identifie et s’égalise, quel homme peut être capable d’affirmer ses valeurs et ses convictions quand elles apparaissent presque nécessairement comme « relatives » et « subjectives » et qu’il devient outrageux dans notre société d’imposer un système qui nierait une partie de la population, c’est à dire de plus de 60 millions d’individus? Est il possible qu’un homme parvienne à faire « avancer l’histoire » sachant que les problèmes semblent s’être atomisés et que le politique destabilisé? Y aura t il d’autre Nelson Mandela? Le politique a t il autant de pouvoirs individuels qu’auparavant ? La volonté d’éliminer la hiérarchie ne témoigne t elle pas de la volonté d’autonomie croissante des individus, qui pourtant semblent se perdre s’ils n’ont pas de guide ?
par Mc aubry - le 11 décembre, 2013
[…] Jérôme Grondeux, de la Sorbonne, dénonçant constamment dans ses chroniques la tentation de la nostalgie et le pessimisme ambiant, aperçoit une morale dans la vie de Nelson Mandela, celle de la place des hommes dans l’histoire. En lieu et place d’une explication selon laquelle l’histoire serait un système clos et autonome dont les hommes n’auraient pas les clés, « personne n’a expliqué que la politique ne servait à rien, que l’on avait le choix qu’entre la décevante action révolutionnaire et le conservatisme de la politique institutionnalisée. Finalement, avec Nelson Mandela, nous nous retrouvons face au retour des hommes dans la fabrique de l’histoire ». […]
par Rétrospective « iPhilo » : l’année 2013 signe-t-elle une sortie de crise ? | iPhilo - le 24 décembre, 2013
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