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Le déchaînement des passions démocratiques

2/01/2014 | par Luc Ferry | dans Politique | 8 commentaires

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Machiavel, comme l’avait montré Claude Lefort, fut sans doute le premier grand penseur de la démocratie moderne. Pourquoi ? Parce qu’il suggérait au Prince d’asseoir son pouvoir, non sur l’armée, la police ou les riches – ces gens là peuvent toujours vous trahir –, mais sur les passions les plus communes, c’est à dire sur le peuple. Hobbes, reprendra l’idée fondant la puissance de son Léviathan sur la peur. Mais c’est sans doute  Tocqueville qui poussera le plus loin l’analyse de ces passions  qu’il disait « démocratiques »  parce qu’elles sont, au sens étymologique du terme,  les plus vulgaires et les plus répandues. Il faut aujourd’hui, les temps ayant changé, reprendre l’idée et pousser plus loin l’analyse tocquevillienne.  Si la philosophie, comme le disait Hegel, est « l’intelligence de l’époque », « son temps saisi dans la pensée », (ihre Zeit in Gedanken erfasst), il est tout à fait pertinent philosophiquement de tenter d’identifier et de nommer correctement les passions démocratiques  qui traversent nos sociétés laïques. Il me semble qu’il en  existe quatre, quatre sentiments puissants qui fournissent la tonalité dominante des grands courants politiques.

L’indignation, d’abord, qui est le ressort le plus constant d’une extrême gauche dont la fonction tribunicienne reste bien supérieure au nombre de ses électeurs. La peur, ensuite, qui est le fond de commerce ordinaire de l’écologie politique, comme en témoignent les films écocatastrophistes qu’on nous inflige à longueur d’écran. Vient  ensuite la jalousie  (ou l’envie), qui est, sinon l’apanage, du moins le carburant principal d’une gauche dite « modérée », celle qui « n’aime pas les riches » … mais rêve quand même d’en faire partie (voyez Cahuzac). Héritière d’un certain catholicisme social, elle tient que le scandale n’est pas la pauvreté, mais la richesse (celle des autres) – sans comprendre, comme le disait déjà Aristote, que le véritable ennemi est la misère et qu’il vaut mieux être riche pour être généreux. Enfin, la passion la plus puissante entre toutes reste la colère. A l’encontre d’une analyse absurde, bien que répétée à satiété par la gauche bien pensante comme par la droite molle, c’est elle, et nullement la peur, qui anime le Front national. Il suffit d’observer les Le Pen pour voir qu’ils sont tout sauf peureux. Ils manifestent au contraire en permanence un réel courage, à commencer par celui de se faire détester par une large majorité de leurs concitoyens. Prêts à affronter les débats les plus violents et les plus pénibles, les leaders du Front n’ont ni honte ni pusillanimité d’aucune sorte. En revanche, la colère bout en eux comme si les réchauds qui les animent brûlaient jour et nuit. Il en va de même de leurs électeurs. Exaspérés par la petite et moyenne délinquance, par les incivilités qui se développent en tout impunité, ils se révoltent,  du reste non sans raisons, contre l’atmosphère de veulerie et de laisser-aller général.

On objectera – à juste titre – que cette typologie est trop rigide, attendu que les passions se mêlent et s’entrecroisent. Par exemple, les frontistes de droite sont tout autant indignés que ceux de gauche, ces derniers étant aussi colériques que leurs confrères de l’autre extrême auxquels ils ressemblent d’ailleurs à s’y méprendre. C’est vrai,  mais il s’agit ici de saisir des dominantes, pas des exclusives. Dans ce contexte de déliquescence dépressive, il est crucial que l’Etat se ressaisisse, qu’au lieu de nous assurer qu’il « tient le cap », il accepte d’en changer pour  faire enfin le job, pour mettre en place les mesures que tous les observateurs  raisonnables, de droite comme de gauche, appellent de leurs vœux : un gouvernement de 15 ministres, une réduction drastique du nombre d’élus, une vraie réforme du mille feuille territorial, un allongement significatif de la durée de cotisation pour les retraites, une baisse des impôts les plus absurdes compensée par un point de TVA sociale par an, etc, bref, tout ce que la droite aurait du faire et n’a pas fait. Pour cela, il faut du courage, à commencer par celui de changer des alliances avec des écologistes et une  Gauche de la Gauche qui plombent toute audace. C’est risqué, bien sûr, mais ne vaut-il pas mieux mourir debout, en ayant fait quelque chose pour le pays, que chassé du pouvoir  par la petite porte ?  Ces mesures d’urgences sont d’autant plus vitales aujourd’hui que le Président de la République, incarnation de l’Etat, perd chaque jour davantage, sinon sa légitimité, du moins son autorité. Or lorsque l’Etat s’abaisse, et là encore l’analyse tocquevillienne est précieuse, les passions les plus communes et les plus funestes s’emparent de la société civile.

A quoi sert en effet l’Etat ? Pas seulement à conduire une politique, en principe orientée vers l’intérêt général, mais aussi, et peut être même avant tout, à offrir un lieu où le corps social se représente son avenir  et prend pour ainsi dire conscience de lui-même. Il est un peu, pour la nation, l’équivalent du cerveau pour un corps humain, le site de la conscience de soi. Quand il cesse d’être crédible, quand il n’est ni aimé, ni même détesté, mais regardé comme insipide, incolore et inodore, alors c’est la tentation de la désobéissance civile qui s’instaure : des manifestants qui cassent sans vergogne les biens publics, des citoyens qui fuient l’impôt, des maires qui ne veulent plus appliquer la loi, comme si les décisions du pouvoir législatif pouvaient désormais se choisir à la carte, bref, c’est la République, la res-publica, qui s’ouvre aux vents mauvais.

 

Luc Ferry

Luc Ferry est un philosophe français, ancien Ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche (2002-2004). Agrégé en sciences politiques et en philosophie, il est professeur émérite à l’Université Paris 7-Diderot et ancien président du Conseil d’analyse de la société. Traducteur d’Emmanuel Kant, il a publié de nombreux ouvrages : La Pensée 68 : Essai sur l'antihumanisme contemporain (1985, avec Alain Renaut) ; Le Nouvel Ordre écologique (1992) ; Apprendre à vivre (premier tome en 2006, second tome en 2008) ; La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque (2010) et L’invention de la vie de Bohème (2012). Suivre sur Twitter : @FerryLuc