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L’amitié selon Montaigne

24/09/2014 | par D. Guillon-Legeay | dans Philo Contemporaine | 9 commentaires

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« Au  demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi.
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Au-delà de mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, il y a je ne sais quelle une force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre, nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser.
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Et à notre première rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête dans une ville, nous nous trouvâmes tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre. 
». (Montaigne, Essais, livre 1, chapitre 28).
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Savons-nous bien pourquoi nous avons des amis et pourquoi nous les aimons ?

La question peut sembler incongrue et, de plus, assez vaine. L’important dans la vie n’est-il pas précisément d’avoir des amis ? Alors, que nous importe de savoir pourquoi ! Je suis d’accord avec la première objection, mais non avec la seconde. Certes, l’important est bien de vivre … et de vivre bien. Or, que peuvent tous les discours et tous les raisonnements contre la force de la vie, contre le cours du monde ? Peut-être pas grand-chose en effet.

Mais, inversement, le cours de la vie n’est jamais si simple ni évident que l’on puisse se dispenser de philosopher – ou si le mot effraie – de réfléchir par soi-même. Il se pourrait bien, au contraire, que la réflexion puisse nous aider à mieux comprendre ce que nous vivons et, peut-être même, à le vivre mieux. C’est précisément ce que nous rappelle sans cesse le mot même de philosophie comme amour de la connaissance et de la sagesse et, partant, comme quête d’un art de vivre éclairé par la réflexion.

C’est pourquoi ma question initiale demeure : savons-nous pourquoi nous avons des amis et pourquoi nous les aimons ? D’abord, il y a la question de fond: qu’est-ce que l’amitié ? Ensuite, il y a la question plus circonstancielle que pose l’émergence des réseaux sociaux ;  désormais chacun peut se prévaloir d’avoir des centaines d’« amis». Des amis que l’on n’a jamais rencontrés et que l’on ne rencontrera sans doute jamais, qu’on ne prendra jamais dans ses bras et qui ne franchiront heureusement jamais le seuil de la maison. Comment pourraient-ils entrer dans notre intimité ? Or, un ami, c’est quelque chose d’intime et de précieux, et donc de rare. Comment pourrait-on faire dresser un compte ouvert d’amis ? Cette logique de thésaurisation n’est-elle pas, justement, à l’opposé de celle qui unit les véritables amis ?

Le premier mars 1580, Montaigne décide de se retirer des affaires publiques, dans son château périgourdin, pour entreprendre d’écrire ses Essais. Et très vite, il rencontre le souvenir de la « singulière et fraternelle amitié » qu’il a eu le bonheur – et en même temps le malheur – de partager avec Etienne de la Boétie. Aussi, lorsque Montaigne se pose la question à lui-même, qu’il tente d’expliquer pourquoi il a tant aimé son ami et pourquoi, dix-sept ans après la mort de ce dernier, sa vie reste toute entière marquée par le chagrin, il fait cette réponse étonnante: « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. ».

Cette phrase a fait le tour du monde. Et fort curieusement, elle a souvent comprise et reprise, moins pour ce qu’elle est (l’hommage à un ami) que pour ce qu’elle n’est pas (une déclaration d’amour). Aujourd’hui encore, il n’est pas rare qu’elle s’exhale dans le propos des amants comblés. Aimable contresens en vérité, puisque dans le texte où se trouve insérée cette phrase, Montaigne ne parle précisément pas de l’amour… mais de l’amitié. A moins que n’existe, entre l’amour et l’amitié, une curieuse et troublante proximité… Comme le suggère d’ailleurs la proximité sémantique entre les deux mots.

Mais le texte est resté célèbre, et je crois en deviner l’une des raisons possibles. Avant et après Montaigne, d’autres philosophes ont rédigé de magnifiques traités sur l’amitié. Mais Montaigne ne cherche pas, ici, à rédiger un traité purement théorique sur l’amitié. Bien plutôt, il puise dans son expérience vécue, dans ses souvenirs personnels, qu’il réutilise ensuite comme autant de matériaux à partir desquels il peut philosopher. Avec, de surcroît, une liberté de ton et une sincérité tout à fait étonnantes. Dans ce texte, le cœur y a sa place, non moins que la raison.

Pour autant, Montaigne ne pense pas que toutes les amitiés puissent se comparer. Toutes ne sont pas formées sur le même patron. D’emblée, il établit une distinction entre les amitiés communes et l’amitié véritable. Les unes paraissent aisément s’accommoder de la marque du pluriel, tandis que l’autre n’admet que la marque du singulier. Mais à quoi tient la différence entre les premières et la seconde? Et nous, dans quelle catégorie rangerions-nous nos amitiés?

« Ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. ». Montaigne remarque que  les amitiés communes se fondent la plupart du temps sur le hasard, sur le concours de circonstances et sur l’utilité. Il n’est point besoin d’être grand sociologue pour constater que nous choisissons nos amis au gré des circonstances, de notre milieu social ou encore de nos centres d’intérêt. Dans ces relations d’amitié, se conjoignent donc deux sortes de motifs: ceux qui dépendent de notre volonté, et ceux qui n’en dépendent pas. Ne dépendent pas de notre volonté les causes extérieures qui président aux rencontres, ni les obligations qui conditionnent notre vie sociale: l’école, le lycée, l’université,  le cadre professionnel, les voyages … En revanche, dépend de nous le choix que nous faisons en accordant ou non notre amitié à telle personne.

Dans ce choix, entrent en jeu des facteurs affectifs et moraux qui renvoient à notre histoire personnelle: nos expériences passées, nos joies et nos peines, nos valeurs, nos croyances, nos idéaux. Sans bien comprendre pourquoi, nous pressentons ou devinons qu’il existe une ressemblance, réelle, supposée ou fantasmée, entre nous notre ami (ou amie). L’ami nous renvoie l’image de la personne que nous croyons être ou que nous voudrions être: drôle, spirituel, fidèle, sincère, constant ou au contraire fantasque, emporté, désinvolte… Peu importe, pourvu qu’il nous tende le miroir de notre idéal. Ce choix de l’ami(e) est-il – ou peut-il seulement être ?- vraiment rationnel? Je ne le crois guère, car ce serait calcul et non pas amitié. Il n’en demeure pas moins que nous pressentons, sentons ou expérimentons au fil du temps qu’il existe une sorte de ressemblance entre nous et notre ami. En dépit de toutes nos différences, nous sommes placés avec lui sur un même pied d’égalité : les différences de classe sociale, de couleur ou de religion laissent place à une relation où chacun reconnaît l’autre comme son égal et son semblable. La présence d’un ami à nos côtés nous comble. Son absence nous attriste. Le désir s’éprouve d’abord comme expérience d’un manque; mais quand l’ami paraît, le désir se transmue en une expérience de la jouissance, de la réjouissance, de la complétude.

C’est en quoi l’amitié nous révèle mutuellement, face à l’autre et face à nous-mêmes: elle élargit et enrichit notre expérience du monde et de l’existence. De cette rencontre, des liens forts peuvent naître, certains passagers, d’autres quasi indestructibles. Avec un ami, il devient possible d’échanger conseils et concours mutuels, dans les bons comme dans les mauvais jours. Et, bien sûr, c’est déjà très précieux.

En ce genre d’ «amitiés communes », pour reprendre l’expression de Montaigne, l’esprit y a sa part, sans aucun doute. Mais l’amitié ainsi vécue reste tributaire des conditions extérieures qui l’ont vu naître et, plus grave encore, reste frappée de précarité et d’incomplétude. De notre ami(e), nous pouvons bien aimer tel trait de son caractère mais ne pas en supporter tel autre, connaître telle partie de sa vie et de son être et en ignorer à peu près tout de telle autre partie. Enfin, il arrive que l’amitié se complique – et parfois se rompe – sous le poids de malentendus accumulés, de rancœurs inexprimées, des services rendus de manière inéquitable ou, tout simplement, par le fait des circonstances, de la vie qui éloigne les êtres.

Causes extérieures, circonstances hasardeuses, connaissance partielle, apprivoisement difficile, épreuve du temps et de l’espace, intérêts plus ou moins bien compris, souci d’utilité : telles sont les caractéristiques de nos communes amitiés, lesquelles restent frappées du sceau du hasard et de l’incomplétude.

(Lire la seconde partie de l’article de Daniel Guillon-Legeay, publiée le samedi 27 septembre 2014)

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

Merveilleux Montaigne, à lire et à relire !
La véritable amitié est très rare et donc très précieuse, elle existe aussi bien entre deux êtres du même sexe qu’entre un homme et une femme.
Ce qui est extraordinaire c’est qu’entre amis les mots sont important bien sur, mais surtout il existe une « connivence » telle que beaucoup de sentiments passent par le non dit, plus besoin de parler, un regard suffit , voila la magie de l’amitié

par Philippe Brissaud - le 24 septembre, 2014


Ce que vous dites me semble assurément fort juste sur la complicité , la connivence qui accompagne le sentiment de l’amitié .

par Guillon-Legeay Daniel - le 25 septembre, 2014


C’est sûr, le véritable ami est chose rare . Et ce rare nous est cher , très cher . Pour autant , faut-il absolument traiter comme négligeable un  » ami Facebook  » ? ça mérite examen , me semble-t-il . Dialoguer avec des inconnus , dont on va découvrir qu’on partage – ou pas – les valeurs ou les intérêts , cela peut s’avérer très enrichissant , non ? Je prends grand plaisir , sur ce site iPhilo , à lire les papiers , plus passionnants les uns que les autres , de tous ces professeurs agrégés que je ne rencontrerai jamais. Leur travail me stimule , m’oblige à réfléchir , au lieu de me laisser aller à la paresse intellectuelle . Au fond , ce site est devenu pour moi un « ami  » , comme le journal  » Le Monde  » l’était lorsque j’avais 18 ans et que j’échappais , grâce à lui , au désert culturel dans lequel je vivais. Je me sens en complicité , en connivence avec lui . Ce n’est pas si mal , non ?

par Philippe Le Corroller - le 25 septembre, 2014


Totalement d’accord avec vous Philippe Le Corroller, IPhilo et autres sites et twitter me permettent aussi d’échanger avec des gens que je ne rencontrerais sans doute jamais, mais avec plaisir, connivence, complicité, .. avec intelligence, et ça fait du bien

par Philippe Brissaud - le 25 septembre, 2014


Merci Philippe et Philippe pour vos deux derniers messages. C’est parfaitement réciproque pour l’équipe d’iPhilo, qui rencontre ses contributeurs et ses commentateurs le plus souvent de façon virtuelle, mais avec lesquels se tisse cependant un échange qui prend parfois la forme d’une amitié, moins complète certes que celle de Montaigne et La Boétie, mais bien réelle. Pour prendre une autre source, peut-être faudrait-il inventer une 4e forme à la typologie d’Aristote selon lequel l’amitié est hédoniste, utilitaire ou vertueuse ?

par L'équipe d'iPhilo - le 25 septembre, 2014


Je plussoie (pour employer un nouveau verbe 2.0) l’article quant à la rareté de l’amitié montaigno-boétienne, mais je plussoie aussi les commentaires sur la force de certaines amitiés virtuelles. En ajoutant ceci : ces amitiés virtuelles sont-elles si nouvelles ? Ces amitiés 2.0 ne sont après tout que la prolongation et l’expansion de ce qui était avant des amitiés épistolaires. Combien étaient les gens avec qui l’on échangeait seulement par l’écrit car les voyages étaient moins fréquents qu’aujourd’hui ? Paradoxalement, alors que le développement des transports et le relatif rétrécissement des distances ont porté un coup à cette amitié de l’écrit, le développement des nouvelles technologies lui redonne une nouvelle santé, plus forte encore qu’auparavant.

par Hortense - le 25 septembre, 2014


J’ai lu avec beaucoup d’intérêt vos commentaires et vous en remercie sincèrement.

Sur certains points, je suis d’accord avec vous, sur d’autres non.

Oui, il est vrai que les réseaux sociaux et les journaux web tels que Iphilo permettent à des esprits de se rencontrer, parfois même d’échapper à la solitude voire « au désert culturel » (Philippe Le Coroller) dans lequel on se sent parfois enfermé. Il s’agit en fait d’une nouvelle forme de l’échange, qui est loin d’être négligeable et encore moins méprisable.

Mais non. Car, de quelque manière qu’on veuille considérer la question, l’amitié dont nous parle Montaigne gravite autour d’une rencontre, faite de chair autant que d’esprit, une rencontre avec un personne réelle dont la présence représente comme un soleil et la disparition un perte incalculable.

Ne nous racontons pas d’histoires : personne ne regrettera sur son lit de mort de n’avoir pas davantage connu tel ou tel, aperçu au détour d’une page lue sur internet.

L’ami, c’est celui dont on connaît les inflexions de la voix, la douceur du regard, la présence chaleureuse au quotidien, ou encore silencieuse aux moments les plus difficiles de l’existence. L’ami, c’est celui devant qui on ne craint pas de mettre son coeur à nu – et cet aveu est semblable à celui qui entoure le secret de la confession religieuse -, devant qui il n’est plus si important de paraître fort. L’ami, c’est celui avec qui on fait et dit des bêtises, avec qui on savoure une tasse de café ou l’élan d’une vague au bord de l’océan, pour qui on donnerait sa vie – et parfois, on donne sa vie.

Montaigne nous dit ce chagrin -qui n’a rien de virtuel, qui n’a rien d’hypothétique- et tout son effort pour y survivre par l’écriture. Comme je l’explique dans mon texte, le chef-d’oeuvre des Essais naît précisément de cet effort pour surmonter le chagrin lié à cette perte immense.

Non assurément, je ne saurais confondre la force d’un sentiment qui me lie à tel être depuis tant d’années avec telle accointance partagée avec une personne dont je ne sais rien d’autre que des mots laissés sur la toile.

Mais quoi? N’est-ce pas magnifique? Nous voilà vous et moi embarqués dans une discussion sur l’amitié (réelle ou virtuelle?). Et même si nous ne sommes pas forcément d’accord sur les positions, nous sommes d’accord sur notre désaccord et sur l’intérêt de s’interroger sur l’amitié. C’est déjà un beau commencement, non?

Daniel Guillon-Legeay

par Guillon-Legeay Daniel - le 25 septembre, 2014


Au fond, un ami , n’est-ce pas, tout simplement, celui qui nous fait du bien ? Notamment en nous aidant à penser contre nous-mêmes…exercice si difficile mais si nécessaire !

par Philippe Le Corroller - le 26 septembre, 2014


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