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Pour Darwin et au-delà

4/11/2014 | par Georges Chapouthier | dans Science & Techno | 8 commentaires

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L’évolutionnisme a conquis la pensée philosophique[1],[2]. Sauf quelques obscurantistes religieux, plus aucun penseur sérieux ne met aujourd’hui en cause le fait de l’évolution biologique, à savoir que les espèces vivantes se transforment, sur de longues périodes de temps, et donnent naissance à des espèces nouvelles[3].

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La théorie néodarwiniste

Parmi les hypothèses formulées pour expliquer ce transformisme, l’une des plus puissantes est la thèse darwinienne de la sélection naturelle. Elle a pour base la reproduction sexuée, qui est l’un des grands mécanismes de reproduction dans le monde vivant. Puisque la reproduction sexuée suppose l’interaction de deux partenaires de sexe différent, elle peut permettre une sélection telle que seuls les partenaires les plus aptes pourront se rencontrer  pour finalement se reproduire, que les plus fertiles d’entre eux se reproduiront davantage pour perpétuer leurs gènes. A cette « sélection naturelle », il faut ajouter une sélection sexuelle, qui fait que les partenaires pourront exercer des choix entre eux et ne s’accoupler qu’avec les partenaires de leur choix. Ces processus ont fait l’objet d’études nombreuses, qui permettent d’affirmer qu’ils interviennent, de façon essentielle, dans les dérives génétiques entre les populations, qui conduisent finalement à la naissance d’espèces nouvelles. Ici encore aucun penseur sérieux ne peut aujourd’hui mettre en doute l’importance de la sélection darwinienne dans la genèse des espèces. Jointe au fait que les gènes changent fréquemment par des mutations spontanées (mutationnisme), la sélection darwinienne permet de rendre compte de la plupart des faits d’évolution observés. C’est la thèse moderne, dite du « néodarwinisme », qui repose sur la combinaison du mutationnisme et de la sélection darwinienne des gènes mutés et qui constitue la principale explication moderne des mécanismes de l’évolution de espèces vivantes.

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La principale, mais pas nécessairement la seule.

De fait, il existe, dans la pensée scientifique contemporaine, deux grands courants[4] concernant le « néodarwinisme » moderne, c’est-à-dire cette fructueuse combinaison du mutationnisme et de la sélection naturelle darwinienne. Pour le premier courant, le néodarwinisme peut rendre compte de tous les aspects de l’évolution. Pour le second, le néodarwinisme occupe une part explicative essentielle, mais n’exclut par nécessairement l’intervention d’autres mécanismes évolutifs. Des biologistes, comme Stephen Jay Gould[5] ont, par exemple postulé, que la mécanique darwinienne laissait la place des phases d’équilibre relativement longues, où les espèces bougeraient peu,  ponctuées de phases de spéciation plus brutales. On rencontre aussi, dans la nature, de (rares) exemples d’hérédité directe des caractères acquis, qui étaient la conviction originale de Lamarck et de … Darwin. Cette théorie de l’hérédité des caractères acquis, fausse lorsqu’elle est considérée comme un mécanisme général de l’évolution des espèces dans la nature, devient, en revanche, un des ressorts essentiels de la culture, où les parents transmettent à leurs enfants, par imitation ou par enseignement, des traits de comportement qu’ils ont pu acquérir durant leur vie.

Mais c’est sous un autre angle que je voudrais proposer de compléter ici la théorie darwinienne, en m’appuyant, cette fois, sur l’autre grande forme de reproduction qui affecte le monde vivant : la reproduction asexuée.

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Les particularités de la reproduction asexuée

La reproduction asexuée, illustrée par une cellule qui se divise pour donner cellules-filles identiques (mitose), ou par les boutures des plantes ou de certains animaux comme les coraux, ou encore par la production d’individus jumeaux à partir d’un oeuf unique, consiste, au départ, dans la reproduction, en deux copies identiques, d’une entité originale. J’avais montré ailleurs[6] que cette reproduction peut entraîner une non-séparation occasionnelle des entités  reproduites. Par exemple, les deux cellules issues d’une cellule mère peuvent rester attachées côte à côte et, si l’on peut reproduire l’opération, constituer un tissu. Il en est de même des deux plantes ou des deux coraux qui peuvent rester juxtaposés pour constituer des entités plus vastes. Ces ensembles d’éléments juxtaposés et semblables peuvent ensuite s’intégrer. Les éléments qui les composent acquièrent alors des propriétés particulières, différentes de celles des éléments adjacents pour construire ce que j’ai appelé une « mosaïque, » c’est-à-dire un ensemble où, comme dans les mosaïque au sens artistique du terme, le « tout » laisse une certaine autonomie à ses parties, à ses « tesselles ». En simplifiant, c’est le cas, par exemple, des cellules qui constituent un organisme ou des individus qui composent une société.

La figure présentée ci-dessous résume schématiquement cette évolution vers davantage de complexité, qui résulte de l’application répétée de ces deux grand principes : juxtaposition d’entités semblables et intégration de ces entités dans des structures plus vastes. Dans un premier temps des unités individuelles  (A) se juxtaposent comme en (B). Des modifications surviennent alors  dans les unités de (B), par exemple par mutations, qui conduisent à une structure (C)  plus intégrée. L’opération peut se renouveler par la juxtaposition d’unités (C) pour constituer (D) et leur intégration ultérieure en  (E). En théorie, les processus peuvent se répéter à l’infini, Dans la pratique évidemment, au moins dans les systèmes biologiques, entre les unités sous-cellulaires et le niveau des populations animales, il existe quatre ou cinq niveaux d’intégration. (Figure adaptée de G. Chapouthier, L’homme, ce singe en mosaïque, Editions Odile Jacob, Paris, 2001).

Figure Chapouthier

Si l’on reconnaît, dans les êtres vivants, ces processus de juxtaposition et d’intégration, on constate que, par groupement et intégration successifs, ils conduisent inéluctablement vers des degrés de complexité croissants. En outre, ils constituent, sur ce point particulier, une réhabilitation du statut épistémologique de la reproduction asexuée, en même temps qu’un complément à la mécanique darwinienne. A la mécanique aléatoire de la sélection darwinienne, l’exercice de la reproduction asexuée ajoute une certaine « directionalité » de l’évolution générale vers davantage de complexité et vers des êtres comportant un plus grand nombre d’entités de base. Non pas que je veuille dire ici que des évolutions ne puissent pas aussi se produire vers moins de complexité (les régressions parasitaires prouvent notamment le contraire), mais que les propriétés générales de juxtaposition et d’intégration, liées à la non-séparation asexuée, conduisent, en fin de compte, à une diversification  et à une complexité plus grande des ensembles d’êtres vivants à un moment donné par rapport à une période antérieure. Bien entendu, les processus néodarwiniens, comme les mutations et la sélection naturelle, à laquelle sont soumises les structures juxtaposées puis intégrées, persistent en parallèle. Les processus induits par la reproduction asexuée sont compatibles et complémentaires des processus néodarwiniens et ne les remplacent pas.

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Des conséquences épistémologiques et philosophiques

Sur un plan plus épistémologique, le philosophe brésilien Paulo C. Abrantes[7] a analysé les processus darwiniens et non darwiniens dans la dynamique de l’évolution. Il a notamment étudié ce qui se passe lorsque surviennent ce qu’il appelle des  “transitions d’individualité”, c’est-à-dire des transitions d’un niveau individuel vers un niveau plus large qui intègre les individualités dans une entité plus vaste, par exemple la transition entre un organisme et une population d’organismes (on voit tout de suite la parenté avec ici la mosaïque telle que je l’ai définie). Abrantes montre que, pour atteindre le niveau le plus large, il est nécessaire que les niveaux inférieurs passent par des processus de “dé-darwinisation “, car dès que le niveau inférieur devient une partie d’un tout, il n’obéit plus strictement aux lois de la sélection naturelle. Quoique d’une approche différente de la mienne, les thèses d’Abrantes conduisent aussi, dans les ensembles intégrés de parties, à une cohabitation nécessaire de processus darwiniens et non darwiniens dans l’évolution des organismes vivants.

Il est également possible de montrer que la thèse de la complexité en mosaïque, très générale, s’applique à des domaines autres que l’évolution des espèces vivantes comme l’évolution du langage[8], des robots, de l’architecture ou des astres[9]. Nous rejoignions ici l’idée de la théorie générale de systèmes[10], selon laquelle existent des schémas de fonctionnement communs dans les systèmes issus de domaines très variés. La construction en mosaïque pourrait être un de ces schémas généraux de fonctionnement.

Enfin le père de la philosophe et de la biologie, notre maître Aristote, concevait l’univers sur des bases biologiques et, pour lui, les lois du microcosme (la Terre) reproduisaient les lois du macrocosme (le cosmos). Dire cela en termes modernes, ce n’est évidemment pas affirmer que le cosmos est un grand singe, comme King Kong ! C’est penser que les lois des systèmes complexes, ailleurs dans l’univers, reproduisent les lois des systèmes complexes telles que nous pouvons les découvrir sur les êtres vivants sur Terre. C’est penser qu’existe dans l’univers une certaine homogénéité de l’architecture de la complexité, à l’image de celle qu’il nous est permis d’observer dans les systèmes les plus complexes qu’il nous soit donné d’analyser en détail : les êtres vivants.  Une importante Ecole philosophique russe[11], animée par Konstantin Khroutski et dont je me réclame, défend, depuis quelques années, ces positions néo-aristotéliciennes et le modèle de la mosaïque, présenté ici, applicable à la fois dans le microcosme et dans le macrocosme, pourrait justement être une des ces lois qui valident un telle conception de retour à Aristote[12].

Je conclurai sur cette phrase de Darwin[13] : « Linné et Cuvier ont été mes deux dieux, bien que de manières très différentes, mais ils étaient de simples écoliers comparés au vieil Aristote ».

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[1] Lecointre G (sous la direction de), Guide critique de l’évolution, Paris, Belin, 2009.
[2] Heams T, Huneman P, Lecointre G, Silberstein M, Les mondes darwiniens, Paris, Editions Syllepse, 2009.
[3] Lecointre G, Le Guyader H, Classification phylogénétique du vivant, Paris, Belin, 2006.
[4] Morange M, La vie expliquée,  Paris, Odile Jacob, 2003, 2010.
[5] Gould SJ, La Structure de la théorie de l’évolution, Paris, Gallimard, 2006.
[6] Chapouthier G, L’homme, ce singe en mosaïque, Paris, Odile Jacob, 200.
[7] Abrantes, PC,  Culture and transitions in individuality. In LHML Dutra, A. (Ed.), Temas de Filosofia do Conhecimento, 2011, Vol. 11, pp. 395 408. NEL/UFSC Florianopolis.
[8] Robert S, Chapouthier G, La mosaïque du langage,  dans (Béatrice Fracchiolla, éditeur) Les origines du langage et des langues, Editions de l’Harmattan, Paris, 2013, Volume 1, pp 197-209.
[9] Audouze J, Chapouthier G, Laming D, Oudeyer PY, L’émergence de la complexité, CNRS Editions, sous presse.
[10] Von Bertalanffy L,  Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 2012.
[11] Voir http://en.biocosmology.ru/electronic-journal-biocosmology—neo-aristotelism.
[12] Chapouthier G, Biocosmology and biology – their fruitful collaboration, Biocosmology- Neo-Aristotelism (online), 2013, 3(2), 201-211 http://en.biocosmology.ru/electronic-journal-biocosmology—neo-aristotelism.
[13]
  Cité par Gotthelf A, Teleology, first  principles and scientific method in Aristotle’s biology, Oxford, Oxford University Press,  2012, p 345.

 

Georges Chapouthier

Georges Chapouthier est un neurobiologiste et philosophe français. De double formation scientifique et philosophique, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, il est Directeur de recherche émérite au CNRS. Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment publié L'homme, ce singe en mosaïque (éd. Odile Jacob, 2001) et Kant et le chimpanzé : essai sur l'être humain, la morale et l'art (éd. Belin, 2009).

 

 

Commentaires

Très intéressant : )

Je ne sais pas si cela a un rapport, peut-être est-ce complètement à côté de la plaque, mais votre article m’a rappelé les travaux de Jeremy L. England

http://www.englandlab.com/uploads/7/8/0/3/7803054/2013jcpsrep.pdf

(celui-ci a eu, apparemment, un retentissement assez considérable, mais n’étant pas du domaine, je ne juge pas …)

S.D.

par scons dut - le 5 novembre, 2014


Je trouve les trois premiers paragraphes tout à fait intéressants. Dans le premier, le néodarwinisme est résumé avec brio. Dans le second, une porte vers l’hérédité des caractères acquis et la reproduction culturelle est ouverte pour un débat. Dans le 3e, l’effet mosaïque, fondamental en biologie, est présenté par son découvreur. Mais je conteste le 4e paragraphe, pas forcément pour le langage, les robots et l’architecture, qui sont des produits de l’activité biologique, mais pour les astres : il y a là un pas radical du biologique à l’inerte.
Certes, notre intelligence fonctionne, comme notre corps, dans une alternance entre unité et multiplicité. Einstein lui-même cherchait à unifier les quatre forces fondamentales de la physique. Mais il faut rester prudent. Goethe voulait absolument une unité dans la nature : cela lui permit de découvrir l’unité entre la feuille et la fleur, mais lui fit refuser la décomposition de la lumière par le prisme !
A mon avis, il ne peut y avoir d’effet mosaïque des astres. Tout simplement parce que l’effet mosaïque des cellules biologiques est provoqué par la reproduction à partir d’un programme génétique et par le besoin d’apports, ce qui n’existe pas pour les astres. Il n’y a pas de « reproduction » des astres avec besoin d’apports pour se reproduire à nouveau. De sorte qu’il n’y a pas non plus d’orientation sélective des astres, la matière se transforme indéfiniment au gré des réactions nucléaires et autres.
Je propose que soit réservé le mot « évolution » à la biologie et utilisé « transformation » pour la matière inerte.
Notons d’ailleurs, que la transformation de la matière est prévisible contrairement à l’émergence d’une nouvelle espèce. Le Soleil va passer de la combustion de l’hydrogène à l’hélium, c’est prévu dans quelques milliards d’années. Tandis que la vie dans plusieurs milliards d’années est imprévisible ! Justement à cause de l’évolution.
La physique s’applique à la biologie, bien sûr, puisque les êtres vivants sont constitués de matière. Mais pas l’inverse : la biologie ne s’applique pas à la matière inerte puisque la reproduction avec recherche d’apports ne concerne que la vie.
Pour le domaine culturel, je reste dubitatif. Voilà la différence : les mots ne se reproduisent pas d’eux-mêmes. C’est leurs producteurs qui les reproduisent. Je dirais que le langage oral ou écrit se transforme bien évidemment, comme tout outil, à travers son utilisation. Il est fabriqué, multiplié à peu près à l’identique, il s’use, est plus ou moins bien utilisé, est réparé, est jeté, est amélioré dans le temps par de nouvelles versions, devient obsolète, etc. En lui-même, il est passif. Cela est très différent de la reproduction autofonctionnelle des êtres vivants. Les outils sont de la matière inerte, comme les astres. D’ailleurs, on « utilise » le soleil. Il devient un outil par ses rayons lumineux. On ne va pas dire que cela fait partie de son évolution, qu’il y a un effet mosaïque avec la Terre !
Mon propos ici se base sur une théorie que j’appelle « théorie de l’extensio » (Edilivre, 2012). Celle-ci trace une frontière fondamentale entre la physique et la biologie.

par Michel - le 11 juillet, 2016


Je souhaite rajouter qu’il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis, ce que G. Chapouthier précise bien. Plutôt une éventuelle variabilité de la lecture des gènes en fonction de l’environnement. On se reportera à la page Wikipédia « transmission des caractères acquis », sous réserve de sa pertinence.

par Michel - le 13 juillet, 2016


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