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Charlie Hebdo : Ultimi barbarorum !

7/01/2015 | par D. Guillon-Legeay | dans Politique | 3 commentaires

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En ces jours funestes pour notre république, quand des journalistes et des policiers ont été odieusement assassinés parce qu’ils exerçaient leur métier en conscience, il est difficile de ne pas se demander comment nous pourrons collectivement faire face à cette menace terroriste.

Mais d’abord, laissez-moi remonter dans le temps.

Le 20 Août 1672, les frères Jan et Cornélis de Witt, chefs du parti républicain (c’est-à-dire libéral, favorable à l’instauration d’une république), sont massacrés dans la rue, par une foule excitée et instrumentée par le parti des Orangistes (favorables à la monarchie absolue). Les autorités laissent faire, le crime ne sera pas puni et aucune enquête ne sera faite. Lorsqu’il apprend la nouvelle, Spinoza est scandalisé et écœuré : il décide d’aller placarder sur les murs de La Haye une affiche sur laquelle sont écrits ces deux mots : Ultimi barbarorum ! Les derniers de barbares. Mais, fort heureusement, Van Spick, son logeur, retient Spinoza et le dissuade de mettre son projet à exécution, craignant que celui-ci ne soit à son tour lynché par la foule.

Aujourd’hui, en plein cœur de Paris, alors que des journalistes et des policiers ont été sauvagement et lâchement assassinés par des terroristes fanatiques, il m’est difficile de ne pas faire le rapprochement. D’abord parce que Spinoza a lui aussi été victime d’une excommunication : il dut d’abord subir l’épreuve infâmante et définitive du herem, châtiment infligé par les rabbins qui consiste à chasser l’infidèle ou le mécréant hors de sa communauté, assorti d’une malédiction perpétuelle qui confère à l’accusé le statut social d’un paria, d’un intouchable à jamais, qui le rend inapprochable par quiconque, y compris par les membres de sa famille. Il fut en outre victime d’une tentative d’assassinat par un fanatique juif. Ensuite, parce que l’on voit que c’est le prix fort que Spinoza dut payer pour exercer et conserver sa liberté de penser, tant pour sa doctrine philosophique que pour ses convictions politiques. J’indique rapidement ici que Spinoza a développé une critique radicale de la superstition religieuse et du fanatisme, une conception de Dieu assimilé à la Nature jugée hérétique par toutes les religions ainsi que des convictions en faveur de la démocratie et de la laïcité. Il se remit de sa blessure, mais on rapporte qu’il conserva longtemps son manteau percé par le poignard et taché de sang, en guise d’avertissement. Il adopta comme devise la formule latine « Caute » : « Méfie-toi » ou « Prends garde ».

Les derniers des barbares !

La colère est naturelle : nous sommes des êtres passionnels, affectés par les événements extérieurs auxquels nous ne pouvons nous soustraire, qui résonnent en nous et nous poussent à réagir. Spinoza, qui fut pourtant l’un des plus sages parmi les hommes, ne sut pas se soustraire à la morsure de la colère. La colère est également légitime, conforme à la raison,  chaque fois que nous voyons des innocents massacrés et nos idéaux bafoués. Le massacre de journalistes a été intentionnellement planifié pour atteindre le cœur de notre démocratie par des fanatiques qui prétendent instaurer un califat universel théocratique partout à la surface du globe. Les mécréants n’ont guère d’autre choix : se convertir ou mourir.

Pour autant, au-delà ou en dépit de nos réactions émotionnelles et passionnelles (tout à fait naturelles, je le répète) face à l’horreur et à la barbarie, il importe de continuer à penser, sans faiblir et sans renoncer à nos valeurs. Il importe de trouver en nous le courage de rechercher ensemble des réponses sensées et efficaces pour affronter l’adversité. Sans quoi, nous prenons le risque de donner raison aux terroristes fanatiques.

Il y a deux écueil à éviter : celui de la haine et celui de la crainte. Le premier ne peut conduire qu’à des débordements aveugles, le second à la résignation et à la soumission. C’est précisément le piège que nous tendent les terroristes : nous enfermer dans la spirale des affects négatifs et destructeurs, autrement dit dans une forme d’esclavage intérieur. Sur ce point précis, il nous faut voir que le pire ennemi n’est pas celui qui appuie sur la détente ou fait exploser des bombes, mais celui qui nous convainc de nous renier en trahissant nos principes, nos valeurs et nos idéaux. Celui qui nous force à ressembler à ceux-là même que nous voulions combattre. C’est notre ennemi intérieur, l’autre de nous-mêmes.

Comment défendre sans faiblir la liberté, la démocratie et la laïcité, toutes ces valeurs dont nous sommes les héritiers et les porteurs ? Là est la seule question qui vaille. L’humour, la dérision, la moquerie, la satire sont indispensables, car elles sont manifestation de la conscience, de la liberté de penser et de s’exprimer. Avant que d’être le fruit de conquêtes philosophiques, religieuses, sociales et politiques, elles sont le fait même du langage et de la pensée,  et par là, de la civilisation. « Le rire est-il le propre de l’homme ? ». En pensant aux journalistes de Charlie Hebdo, je réponds assurément par l’affirmative.

On peut – hélas – tuer des corps, mais pas l’esprit qui les a habités. L’humour, la dérision, la moquerie sont indispensables dans une démocratie, car elles sont aussi des armes contre la bêtise. Mais elles ne suffisent pas. Il faut que les citoyens se réveillent de leur sommeil, de leur crainte ou de leur indifférence et se mobilisent afin de résister au choc de la terreur et de réaffirmer leur identité collective, politique et civilisationnelle, en défendant leurs principes, leurs valeurs et leurs institutions.

Il nous appartient de relever ce défi. Sans sombrer dans la haine qui aveugle (en l’occurrence, en semant le trouble et la confusion dans les esprits, à travers l’assimilation entre islam et islamisme, musulmans et djihadistes), ni dans une forme de répression étatique et policière brutale qui s’autoriserait des exigences de la sécurité nationale.

Pour tous ceux qui y ont perdu la vie aujourd’hui, il importe de poursuivre le combat pour la démocratie et la laïcité. Contre les faibles et les lâches qui voudraient instaurer un califat universel par la force de la haine, des armes et du sang, il nous leur faut opposer la force de l’esprit, une union indéfectible, au moins autant qu’une police efficace et une justice intraitable. Par exemple, continuer de rire malgré nos larmes, de caricaturer sur des sujets prétendument tabous, d’éduquer nos enfants dans la voie du respect des autres, du dialogue et de la tolérance.

Solidairement

#JeSuisCharlie

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay