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La liberté d’expression ne se tronçonne pas

9/01/2015 | par Philippe Granarolo | dans Politique | 69 commentaires

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Dans une lettre adressée à Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, le philosophe Philippe Granarolo rappelle que la liberté d’expression est absolue ou qu’elle n’est pas. Il regrette que le principal représentant de l’Islam de France ait par le passé attaqué devant les tribunaux les dessinateurs de Charlie Hebdo pour leurs caricatures.

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Monsieur le Recteur,

Vous êtes sans conteste un homme dont les prises de parole sont empreintes de mesure, d’intelligence et de rationalité. Vous dénoncez ce matin, à propos de la monstruosité commise dans les locaux de Charlie Hebdo, « un coup porté aux musulmans », poursuivant ainsi la dénonciation du tragique amalgame entre Islam et islamisme à laquelle vous consacrez  depuis des années une grande part de votre énergie. Ce combat, vous avez bien entendu raison de le mener, et nous sommes nombreux à être à vos côtés.

Vous pourriez donc, en cette journée de deuil national, nous apparaître comme un précieux allié.

Cependant … comment oublier qu’avec les plus éminents représentants de l’Islam de France, vous n’avez pas hésité à traîner devant les tribunaux les journalistes de Charlie Hebdo qui viennent d’être lâchement assassinés ? Vous affirmiez ce matin, sur un plateau de télévision, que l’acte de poursuivre juridiquement, dans le cadre de la loi, les journalistes de Charlie Hebdo, et l’acte barbare consistant à les assassiner à coup de Kalachnikov, ne sauraient être comparés. Mais à moins de manier la plus douteuse des sophistiques, qui pourrait nier qu’entre le fait de poursuivre pour blasphème des journalistes dont le seul crime a été d’user de la caricature, et  l’acte de les exécuter froidement, il y a seulement une différence de degré, et non une différence de nature ? Qui pourrait nier qu’en ayant recours à la notion de « blasphème » (mot au poids historique considérable), vous avez, avec les représentants de l’Islam de France, ouvert le chemin à ceux qui n’ont rien fait d’autre qu’aller au bout de la folle logique de la punition du blasphème ?

Cet acte juridique ne vous interdit-il pas, vous qui êtes le plus haut dignitaire de l’Islam de France, de prétendre défendre l’intégration à la République  française de ces jeunes qui sombrent dans le terrorisme le plus abject et le plus aveugle ? Comment pouvez-vous vous présenter comme un défenseur de l’intégration de l’Islam à notre République en demeurant attaché à la notion archaïque de « blasphème », notion qui est le Sésame ouvrant la porte de l’horreur ?

Cependant, vous qui êtes le défenseur d’un Islam de France parfaitement intégré dans la République et respectueux de ses valeurs, comment pouvez-vous ignorer que la France, depuis des siècles, et en particulier tout au long du siècle des Lumières, avant même la naissance de la République, fut synonyme de laïcité, de liberté de pensée, de liberté d’expression ? Que s’intégrer à la République, c’est intégrer ces valeurs sacrées ? Comment pouvez-vous ignorer que le droit à la caricature est un droit absolu, non négociable, et que lui porter atteinte, que ce soit par le biais d’un procès ou par celui d’un assassinat, est la marque d’un refus obstiné de nos valeurs fondamentales ?

Vous êtes le plus éminent représentant d’une religion que vous tentez de faire évoluer. Mais si lentement ! Avec une telle lenteur qu’il faudrait encore des siècles, à ce rythme de tortue, pour qu’on ait affaire à un Islam républicain ayant toute sa place dans notre République. Or nous ne disposons pas de ce délai. Nous avons à peine quelques années, peut-être même à peine quelque mois, pour échapper à l’abîme au bord duquel nous conduit l’attentat d’hier. Il est de votre responsabilité d’œuvrer autrement que par des formules sophistiques à la naissance d’un Islam qui soit au sens le plus fort un Islam de France, autrement dit un Islam qui accepte de s’inscrire dans la tradition du pays des philosophes des Lumières. Un Islam qui mette en valeur sa propre tradition d’ouverture d’esprit, telle qu’il a su si bien la pratiquer en particulier dans les premiers siècles de son histoire.

Les chefs de nos partis politiques ont bien entendu une immense responsabilité. Mais elle me semble dérisoire comparée à la vôtre. Il vous appartient désormais de renoncer aux ambiguïtés, aux discours alambiqués qui sont inefficients pour faire évoluer votre religion et permettre son intégration dans notre civilisation. Vos ambiguïtés, comme celle des autres représentants de l’Islam de France, sont coupables, et l’adjectif est sans doute trop faible.

En refusant de « vivre à genoux », les journalistes de Charlie Hebdo ont réveillé un peuple anesthésié par des discours aveugles à la réalité politique de notre temps. Jamais nous ne leur serons suffisamment reconnaissants pour ce sacrifice. A vous, éminent représentant de l’Islam en France, de faire comprendre à tous les musulmans de notre pays qu’ils ne pourront eux aussi vivre debouts qu’en rejetant la barbarie et en nous rejoignant dans l’amour de la liberté.

La liberté d’expression ne se tronçonne pas. Comme a écrit Tocqueville, « En matière de presse, il n’y a pas de milieu entre la servitude et la licence ».

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo