Crise de la démocratie et souveraineté
Avec son aimable autorisation, nous publions ce texte de Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, qu’il a écrit le 23 avril sur son blog RussEurope.
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La France souffre aujourd’hui d’un déficit démocratique profond. On peut le mesurer dans la montée de l’abstention lors des divers scrutins depuis près de vingt ans. Ceci est largement reconnu, même si l’on diffère sur l’analyse des causes de cette situation. Certains rêvent d’une réforme institutionnelle qu’ils appellent de leurs vœux. Telle l’idée d’une « VIème République » avancée par le Parti de Gauche. Mais, pour qu’un tel changement ait un sens, pour qu’il produise les effets que l’on lui prête, il faudrait tout d’abord que la France redevienne un Etat souverain, ce qu’elle n’est plus. La Nation n’étant plus souveraine, le peuple ne peut plus exercer cette souveraineté. La démocratie alors s’étiole, et progressivement disparaît.
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Faux semblants.
Bien des femmes et des hommes politiques de tout bord cherchent alors à s’emparer de cette thématique. On voit même un ancien Président de la République, Nicolas Sarkozy pour le nommer, qui pourtant fut à l’origine du Traité de Lisbonne et qui avait négocié le traité budgétaire européen que l’on nomme le TSCG, summum des abandons de souveraineté, reprendre cette idée. Sauf à l’entendre procéder à une autocritique, cet exercice si typique de la culture stalinienne mais qui en l’occurrence serait plus que justifié, on doit avouer qu’un sérieux doute plane sur sa sincérité. Certes, tel Clovis se convertissant de l’Arianisme à l’orthodoxie chrétienne de son temps – telle que définie dans les conciles du IVème siècle – peut-être est-il prêt à adorer ce qu’il a brûlé par le passé et brûler ce qu’il a adoré. Mais on est, devant les zigs et les zags de sa trajectoire politique récente, en droit de très sérieusement s’interroger sur sa sincérité. Dans un cas comme dans l’autre il faut craindre que, reprenant la formule de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard les femmes et les hommes politiques ne crient d’autant plus fort qu’il faut que tout change que pour masquer leur envie de ne rien changer.
De fait, si de nombreux acteurs politiques font le constat d’une perte de la souveraineté, peu nombreux sont ceux qui donnent des signes tangibles de vouloir reconstruire cette dernière. Encore moins nombreux sont ceux qui semblent réellement comprendre ce que cela implique. Partons néanmoins de ce point de départ que l’on pense partagé par de nombreux français, qu’ils se définissent comme « de gauche » ou « de droite » : il n’y a pas de sens à discuter des institutions si la France n’est plus un Etat souverain. Le constat est grave. Cela place d’emblée la question de la souveraineté au centre du débat.
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La question des institutions.
Non que la question des institutions soit par ailleurs sans importance ; c’est tout le contraire. Encore faudrait-il ne pas oublier que ce n’est pas en changeant des institutions que l’on résout une crise politique et s’entendre sur où nous sommes et ce que nous voulons changer. J’ai bien peur que derrière la grandiloquence de certaines déclarations se cache surtout un grand vide politique. La véritable question est de savoir comment la souveraineté nationale est compatible avec la construction européenne. Or, il faut dire aujourd’hui que l’on ne peut défendre un projet européiste, certes amendé, certes modifié, mais qui reste un projet européiste néanmoins et prétendre en bonne fois vouloir restaurer la souveraineté nationale. Boire ou conduire, il faut choisir dit le slogan ; entre l’ivresse malsaine qui sort des outres du fédéralisme et la dure tache de conduire le peuple vers une réappropriation de sa souveraineté il ne peut y avoir de compromis. Cette tentative désespérée de concilier l’inconciliable a entraîné une perte de lisibilité et ceux qui s’y sont essayés en ont payé le prix.
Nous sommes en réalité, dans une VIème République. Oh, bien sur on n’a pas fait sonner les trompettes ni procédé à de solennels roulements de tambours. Ce changement s’est fait par étape, dans un glissement progressif vers une perte de la souveraineté et un déni de la démocratie. La décision de Jacques Chirac d’aligner le mandat du Président de la République sur celui de l’assemblée nationale fut l’un des plus significatifs. Il crée une dyarchie au sommet de l’Etat, constituant le Président en chef de la majorité parlementaire mais sans qu’y soit attaché une quelconque responsabilité devant le Parlement. Cela aboutit à la confusion des responsabilités du Premier-ministre et du Président.
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La Cinquième République
L’idée des constituants de 1958, que ce soit le gaulliste Michel Debré ou Guy Mollet, le dirigeant de a SFIO, était de bien séparer les deux fonctions, dans la mesure où ils avaient conscience qu’il fallait séparer l’incarnation de la légitimité de l’exercice de l’autorité directe légale du pouvoir. La réforme à laquelle le général De Gaulle procéda, introduisant l’élection du Président de la République au suffrage universel ne constituait pas une négation mais au contraire un renforcement de cette idée. Cet équilibre était néanmoins instable. On le vit dès l’élection de Georges Pompidou qui s’appropria une partie des compétences du ministère de l’économie et des finances et qui, après l’épisode ou Jacques Chaban-Delmas fut Premier-ministre, confia la fonction à un exécutant, certes de qualité, mais un exécutant quand même en la personne de Pierre Messmer. Une dérive s’amorça qui fut aggravée par les foucades d’un Valery Giscard d’Estaing, dont on peut penser qu’il nourrissait une ancienne opposition à la Constitution, et de François Mitterrand, qui fut un des opposants historiques de cette même Constitution. Mais, il fallut attendre le Président suivant pour que ceci soit acté dans les textes et que le pivotement de nos institutions devienne une réalité institutionnelle. C’est Jacques Chirac qui a mis le Président et le Premier-ministre sur le même plan en alignant le mandat présidentiel sur le mandat législatif. Dès lors, la fonction du Premier-ministre devient indistincte, et la légitimité dont dispose le Président l’entraîne à abuser de son pouvoir. Ceci donna naissance, sous Nicolas Sarkozy, à l’expression « hyper-président » qui traduit bien cette dérive.
Jean-Pierre Chevènement, prévoyant les conséquences de ce déséquilibre, avait proposé que l’on supprimât la fonction de Premier-ministre, transformant la France en une véritable République Présidentielle, sur le modèle des Etats-Unis. Il ne fut pas écouté.
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La nouvelle dynamique politique
Ce changement est significatif par la nouvelle dynamique politique qu’il entraine. Néanmoins, le changement le plus profond est venu, comme bien souvent, de la pratique, et il a concerné les rapports entre la République Française et les institutions européennes.
Tout d’abord, l’interprétation du traité de Maastricht a commencé à vider la République d’une partie de sa souveraineté. Mais, et c’est de loin le plus important, les réactions de la classe politique au rejet du Projet de Traité Constitutionnel en Europe, en 2005, ont été en un sens fondatrices. En soi, ce rejet, s’il ouvrait une période d’incertitudes pour les institutions européennes, était parfaitement dans la logique des institutions françaises. Le peuple est consulté, il rend une décision, il en est tenu compte. Nous savons bien que ce ne fut pas comme cela que se passèrent les choses. Les français furent volés comme dans un bois de leur vote, ils furent dépossédés de leur souveraineté par un tour de passe-passe dans lequel les deux grands partis qui se partagent le pouvoir furent largement connivents. Il fut donc proclamé que l’on ne ferait plus de référendum sur la chose européenne et que l’on devait régler par le Congrès la question de la validation de traités ultérieurs. C’est un aveu lourd de sens.
Le fait que Nicolas Sarkozy se ressouvienne aujourd’hui des mérites de la procédure référendaire, mais en en dénaturant profondément et radicalement son sens, ne doit pas faire illusion. Il fut donc décidé par une très large majorité de la classe politique que l’on ne donnerait plus la parole aux français sur un tel sujet. Le traité de Lisbonne, entérinant un choix dont les termes avaient été rejetés par les français, signait l’abandon de notre souveraineté et une dérive conduisant les institutions françaises, mais aussi européennes, vers des pratiques de moins en moins démocratiques.
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Abandon de souveraineté et guerre civile froide
Cet abandon de souveraineté va progressivement de pair avec l’abandon des principales fonctions de l’Etat et du Parlement. On le voit à l’évidence dans les débats budgétaires de 2014 qui se sont déroulés sous l’épée de Damoclès d’une commission européenne rendant désormais des avis régaliens. Ceci induit en vérité un délitement de l’Etat, dont on a vu les effets sur le barrage de Sievens entre autres. « Quand on n’a plus d’honneur, on n’a plus de famille » fait dire Victor Hugo au héro du Roi s’Amuse. Quand on n’a plus d’Etat on n’a plus de paix civile est-on aujourd’hui obligé de constater.
La souveraineté apparaît au cœur de ce qui fait société. Et ce n’est sans doute pas un hasard si nous avons le sentiment que cette société se délite dans la mesure ou la souveraineté n’est plus respectée. La dimension a-sociale d’un certain nombre de conflits qui traversent la société française en témoigne. Pourtant, cette multiplication des conflits n’est pas en soi un indicateur suffisant. Toute société est fondée tant sur la coopération que sur du conflit. C’est plutôt la nature de ces derniers qui pose aujourd’hui problème.
La guerre civile froide serait elle l’avenir qui guette nos sociétés, et en particulier la société française ? On peut le craindre à la lecture de la presse qui décrit une société livrée à l’anomie. Le délitement de la société que l’on constate maintenant plusieurs années, pose abruptement, et au premier chef, la question du « vivre ensemble ». Devant la montée de cette anomie[1], nous sommes renvoyés à cette interrogation majeure : qu’est-ce qui « fait société » ? Plus encore, pouvons nous nous poser la question de « ce qui fait société » sans nous poser en même temps la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre ?
[1] E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, (1893), 2007.
Jacques Sapir est un économiste français, aussi auteur d'ouvrages d'histoire militaire et de théorie politique. Docteur en économie et diplômé de Sciences Po Paris, il est directeur d'études à l'EHESS, directeur du Centre d'études des modes d'industrialisation (CEMI) et a récemment été élu membre de l'Académie des Sciences de Moscou. Connu du grand public pour son rejet de la monnaie unique, il a notamment publié : La Démondialisation (Le Seuil, 2011) ; Faut-il sortir de l'Euro ? (Le Seuil, 2012) et dernièrement Souveraineté, démocratie, laïcité (Michalon, 2012).
Commentaires
Tout est dit ! Reste à ce que nos représentants politiques mesurent ce besoin pour le peuple de retrouver sa souveraineté …
par Michel Bernard - le 8 mai, 2015
Tout d’abord, je suis heureux de constater que IPhilo nous revient intact et en bonne forme. Bravo à Alexis Feertechak!
j’aime beaucoup le texte de Jacques Sapir, qui résume pour l’essentiel l’état de notre Etat et de notre démocratie, et qui nous avertit des risques que nous encourons à laisser se dégrader la situation. L’imposture de Sarkozy – le négateur du référendum et l’embaumeur de la démocratie – est manifeste, et l’hypocrisie des autres dirigeant ne l’est pas moins. J’ai eu l’occasion de m’exprimer sur ce sujet à maintes reprises sur mon blog :
A propos du déni du référendum par Sarkozy, je posais la question: L’Europe a-t-elle peur de la démocratie ? Et j’écrivais : » A quelles conditions pourrait-on construire une Europe démocratique et prospère, une Europe des nations libres de décider et de prendre leur destin en mains? La question appelle une réponse simple en apparence: la liberté appelle la liberté. Car il faut d’abord la supposer comme possible pour la faire advenir ensuite dans la réalité concrète, effective des institutions démocratiques. Or, l’Histoire (encore elle !) nous enseigne que l’occasion a été donnée au peuple français de décider et d’imposer sa souveraine préférence. C’était en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Au terme de vifs débats partout dans le pays, et avec un taux record de participation aux élections, le peuple Français a fait connaître sa décision. Un « non » retentissant. Et puis, d’autres peuples d’Europe ont également osé dire « non » à l’Europe qu’on leur proposait. Non que la voix du peuple hollandais ou que celle du peuple irlandais ait moins d’importance que celle du peuple français. Mais s’agissant de la France et de l’Allemagne, de deux nations qui se sont, dans le passé, si cruellement affrontées et qui, aujourd’hui encore, constituent le cœur de l’Europe, il eût été assez avisé de se demander en haut lieu pourquoi le peuple français avait dit non à ce traité constitutionnel européen. Un non qui aurait dû rester sans appel et sans recours possible, conformément aux principes fondateurs de la démocratie. De même, qu’il aurait été avisé de s’interroger comment on allait pouvoir continuer à construire l’Europe, mais cette fois avec le consentement des peuples… »
Voir: http://chemins-de-philosophie.over-blog.com/2014/05/29-l-europe-au-risque-de-la-democratie-2-2.html
Plus récemment, je posais dans les pages de IPhilo la question du désir de démocratie. Voir : http://iphilo.fr/2015/02/25/desir-de-democratie-guillon-legeay/
Oui, assurément, je partage les analyses de Jacques Sapir. Un grand merci.
par Guillon-Legeay daniel - le 9 mai, 2015
Un grand merci à Jacques Sapir, pour ses vues clairvoyantes comme si souvent!
par Shyam Ananda - le 10 mai, 2015
Je ne suis pas sûr que tirer sur l’ambulance-Sarkozy présente un grand intérêt . En tout cas , pas pour la gauche : l’agitation de l’ex-Président , rejeté par deux Français sur trois , ne constitue-t-elle pas le meilleur atout de François Hollande pour 2017 ? En revanche , d’accord avec vous lorsque vous écrivez : » La véritable question est de savoir comment la souveraineté nationale est compatible avec la construction européenne. » Et Daniel Guillon-Legeay met le doigt là où ça fait mal lorsqu’il dénonce le retentissant « non » français au référendum européen de 2005. Que le poste de ministre des Affaires Etrangères ait été attribué à Laurent Fabius , qui fut le principal artisan de ce « non », avec son fameux « plan B » ,laisse rêveur . L’idée fédérale est pourtant une vieille idée en Europe . François Fejtö avait montré , en son temps , que l’empire austro-hongrois aurait pu constituer l’amorce de cette Europe fédérale , avant qu’il ne s’écroule…déjà avec la bénédiction de la France ! La génération Erasmus sera-t-elle plus constructive que notre ministre , et les » souverainistes » , de droite comme de gauche ? On peut le souhaiter .
par Philippe Le Corroller - le 11 mai, 2015
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