Ce que je dois au latin et au grec
Je suis né sous le ciel bleu d’Athènes, au pied de l’Acropole, il y a deux mille six cents ans de cela. J’ai grandi ensuite à Rome, sous le règne de l’empereur Hadrien. Mon histoire peut vous paraître invraisemblable. Pourtant, elle est vraie, du moins si l’on s’avise que « le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres » (1). Après un grave accident, il arrive que le corps mobilise des ressources infinies et qu’il renaisse à la vie. Il en va de même pour de l’esprit ; son cours suit des méandres mystérieux, invérifiables et imprévisibles.
Adolescent, je connus la chance d’étudier le latin, puis le grec. A cette époque pas si lointaine, il était généralement admis, contre toute démagogie, que pour suivre des études, il fallait posséder de manière avérée des aptitudes et des qualités, tant sur le plan intellectuel que sur le plan moral : le désir de connaître, le goût pour l’abstraction, la patience et l’humilité des commencements, le respect de l’autorité des maîtres, la persévérance dans l’effort, la rigueur dans le travail et, plus que tout, le courage de s’aventurer loin des certitudes acquises.
Je me souviens très nettement du ravissement qui s’empara de moi, à mon premier cours de grec, « lorsque j’essayai pour la première fois de tracer ces caractères d’un alphabet inconnu : mon grand dépaysement commençait, et mes grands voyages, et le sentiment d’un choix aussi délibéré et involontaire que l’amour » (2). Ce fut une révélation. J’entrevoyais soudain la beauté de cette langue, celle d’Homère, d’Esope, de Socrate, de Platon, de Démosthène, d’Epicure, de Lysias… Elle avait la réputation d’être obscure et austère ; je la trouvai lumineuse et savoureuse. Je la croyais totalement étrangère ; elle se révéla étrangement familière. « J’ai aimé cette langue pour sa flexibilité de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire où s’atteste à chaque mot le contact direct et varié des réalités, et parce que presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec » (3). Le latin, je dois l’avouer, n’avait pas produit sur moi un pareil effet : ses déclinaisons, la précision et la complexité de sa syntaxe me déroutaient et me plongeaient souvent dans le désarroi. Et puis, d’autres raisons, qui ne tenaient pas à la langue, m’empêchaient de me consacrer à son étude autant qu’il l’eût fallu. Il n’en demeure pas moins qu’au fil des années passées au contact des auteurs classiques, je prenais en retour la mesure de tout ce qui fait la complexité, la beauté et la richesse de la langue française, à travers ses innombrables emprunts au latin et au grec : sa syntaxe, son vocabulaire, sa littérature s’éclairaient d’un jour nouveau. Cet effet de miroir m’apparaissait comme réellement fascinant ! Je n’ignore pas que, dans une large mesure, il en va de même pour l’étude de n’importe quelle langue étrangère (l’anglais, le chinois, l’espagnol, le persan, le wolof, le hindi, le quechua, l’arabe …). Néanmoins subsiste une différence : ici, la différence repose sur la dissemblance, sur le contraste ; là, sur la ressemblance, sur la proximité. Car pour nous, le latin et le grec demeurent à la fois extrêmement autres et incroyablement nôtres.
Mais il y a plus encore. A mesure que je progressais, je découvrais une épaisseur du temps et de l’histoire que je n’avais jamais soupçonnée. Certes, je ne devins jamais ni un excellent latiniste, ni un parfait helléniste. Mais, entretemps, j’étais devenu un autre homme, désormais plus averti des choses du monde… et de moi-même. Cette connivence m’apaisait. Car même si je ne le comprenais pas clairement à cette époque, je découvrais en fait une partie de ma propre histoire : ce qu’il y avait de plus personnel en moi rejoignait ce qu’il y avait de plus universel avant et hors de moi. L’une des raisons de ce paradoxe est que « le grec possède en lui ses trésors d’expérience, celle de l’homme et celle de l’Etat. Des tyrans ioniens aux démagogues d’Athènes, de la pure austérité d’un Agésilas aux excès d’un Denys ou d’un Démétrius, de la trahison de Démarate à la fidélité de Philopoemen, tout ce que chacun de nous peut tenter pour nuire à ses semblables ou pour les servir a, au moins une fois, été fait par un Grec. Il en va de même de nos choix personnels : du cynisme à l’idéalisme, du scepticisme de Pyrrhon aux rêves sacrés de Pythagore, nos refus ou nos acquiescements ont déjà eu lieu ; nos vices et nos vertus ont des modèles grecs » (4).
Tout naturellement, la découverte de la philosophie – qui fut pour moi une autre source d’étonnement et de ravissement – allait me permettre d’approfondir (mais selon des voies différentes) bien de notions qu’il m’avait été donné d’approcher par l’étude du latin et du grec. La conjonction de ces deux voies allait déterminer le reste de mon existence. L’étude des langues et des civilisations anciennes m’avait initié aux vertus du cosmopolitisme et du voyage. Celle de la philosophie me confirma dans ma résolution d’apprendre à penser par moi-même, en m’appuyant sur la puissance éclairante du λόγος (Logos) qui irrigue encore aujourd’hui les fondements de notre civilisation occidentale : les mathématiques, la médecine, l’art, l’astronomie, la physique, le droit romain, l’histoire, la philosophie, la géographie, la littérature, la sculpture, la politique…
n
Le fleuve d’or de la mémoire
Bien des années plus tard, devenu professeur de philosophie, je pus observer que les élèves – y compris certains récalcitrants – ne restaient pas insensibles au mystère de ces langues et de ces mondes, à la fois si lointains et si proches Ils les croyaient à jamais engloutis dans un temps mort et, cependant, ils voyaient réapparaître vivants devant leurs yeux. Il ne me fut, dès lors, guère difficile de leur faire acquérir les concepts avec lesquels la philosophie s’est constituée depuis ses origines et qu’elle nous a légués pour toujours. Aussi, chaque fois que je m’avisais « de tracer ces caractères d’un alphabet inconnu » sur le tableau, mes élèves s’empressaient-ils de les recopier avec maladresse dans leurs cahiers, pour ensuite pouvoir les arborer fièrement ! A commencer par le mot même de « philosophie » qui nous dit l’essentiel sur le projet fondamental de cette discipline : Φίλόσοφία, (philosophia), l’amour du savoir et de la sagesse. Le même terme de σοφία (sophia) désigne deux choses distinctes : le savoir théorique et la sagesse pratique ; or, il faut rechercher le premier lorsque l’on prétend viser la seconde. Seul le savoir peut nous aider à nous libérer de l’ignorance, de la superstition et de l’emprise des passions. La philosophie nous propose de développer en même temps – et indissociablement – un art de penser (sur le plan théorique) et un art de vivre (sur le plan pratique), dans un souci d’authenticité susceptible de nous affranchir du monde extérieur, de la société, des traditions établies. C’est d’ailleurs en quoi elle est une entreprise de libération.
De même, la science et la philosophie ont une origine commune, à savoir l’avènement du λόγος (logos : parole, discours rationnel, étude, raison, cause). Entre le 7ème et 5ème siècles, autour de la Méditerranée (en Ionie, à Athènes, à Ephèse, à Syracuse, à Agrigente…) apparut une pensée rationnelle autonome qui finit par détrôner la toute-puissance du μύθος (mûthos : le mythe, la croyance religieuse), engendrer le savoir rationnel et jeter les fondements de la démocratie. Désormais, ne serait plus tenu pour vrai que ce qui serait examiné, compris et approuvé par la raison. Les mystères de la religion, pas plus que l’arbitraire du pouvoir royal, ne résistèrent à une telle offensive. En poursuivant leurs investigations et leurs analyses critiques, les premiers penseurs contribuèrent ainsi à l’invention de la philosophie, des sciences et de la démocratie. Le rapport entre les trois ne va pas de soi. Pourtant, Jean-Pierre Vernant, avec clarté et précision, rend raison de ce rapport : « La raison grecque ne s’est pas tant formée dans le commerce humain avec les choses que dans les relations des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à travers les techniques qui opèrent sur le monde que par celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est l’instrument commun : l’art du politique, du rhéteur, du professeur. La raison grecque, c’est celle qui de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d’agir sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la Cité » (5).
Avec mes élèves, c’était même devenu un jeu que de réciter certaines distinctions conceptuelles ainsi que certaines phrases canoniques, apprises par cœur après les avoir commentées ensemble. Pour ne donner qu’un seul exemple, venons-en à cette distinction capitale établie par Epictète aux premières lignes de son Manuel. Notons au passage que le terme latin « manuel » traduit le terme grec de εγχειρίδιοv ; or, ce dernier signifie à la fois « manuel » et « poignard ». L’idée suggérée ici est que l’un et l’autre se tiennent dans la main (χειρ : « cheir » : la main, que l’on retrouve dans « chirurgie » ou encore dans « chiromancie »), et qu’ils peuvent être utiles, l’un pour le salut de l’âme, l’autre pour la sauvegarde du corps. Précisément, Epictète nous enjoint d’établir en toutes circonstances la distinction suivante : Τῶν ὄντων τὰ μέν ἐστιν ἐφ’ ἡμῖν, τὰ δὲ οὐκ ἐφ’ ἡμῖν. En d’autres termes : « Parmi toutes les choses du monde, il y a celles qui dépendent de nous, et celles qui n’en dépendent pas » (6). Tout d’abord, il y a « τὰ ἐφ’ ἡμῖν » (ta ephemin) : « Celles qui dépendent de nous sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions ». Ensuite, viennent « τὰ οὐκ ἐφ’ ἡμῖν » (ta ouk ephemin) : « Les choses qui ne dépendent pas de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions ». Les premières sont libres par nature, tandis que les secondes ne le sont pas. Or, si nous n’y prenons pas garde, si nous désirons contrôler ou posséder une chose qui n’est pas libre (modifier le temps qu’il fait, arrêter le temps qui passe, ou vivre dans un monde gouverné par la vertu…), nous nous condamnons inévitablement à être déçus, en proie au trouble, c’est-à-dire à vivre malheureux et dépendants. Cette distinction capitale, entre les événements et l’idée qu’il s’en fait, donne au sage une emprise sur le réel ; il l’accepte et s’y adapte au lieu de le subir. Deux mille ans après, je continue de penser que ce texte a gardé toute sa valeur et toute son efficacité, qu’il constitue précisément l’un des sommets de la sagesse humaine.
n
Veiller sur le dieu désarmé
Le latin et le grec sont au fondement des langues et de la culture européennes ; loin d’être des langues mortes, elles vivent de leur vie tenace, nolens volens (qu’on le veuille ou non). Et je vais même jusqu’à affirmer que les langues anciennes devraient figurer en bonne place dans tous les programmes des collèges et des lycées de France, et même de tous les pays européens, afin de revivifier le sentiment de notre appartenance à notre commune identité européenne. Dans l’esprit de l’humanisme de la Renaissance, comme dans celui des philosophes des Lumières, l’Europe est avant tout une entité intellectuelle et spirituelle, profondément enracinée dans la culture gréco-latine. Les penseurs grecs et latins se sont efforcés de penser l’homme comme maître de sa destinée. Or, plus que jamais, il importe de libérer les hommes des dogmes et de la religion, ainsi que des préférences nationales. L’enjeu excède le cadre de la réforme des programmes scolaires : il s’agit de l’avenir politique de notre nation, et de celui de l’Europe.
Je crois vraiment, en effet, que si l’on veut faire émerger durablement la construction européenne, l’enseignement généralisé et obligatoire du latin et du grec devrait pouvoir y contribuer, de façon active et forte. Vœu pieux qui a, sans doute, peu de chance de se réaliser, et que le sens de l’histoire contemporaine a peut-être déjà condamné par avance… De plus en plus, nous nous tournons résolument vers les technologies d’information et de communication, afin de nous préparer à la révolution du numérique qui avance à grands pas. Et, bien sûr, nous avons raison de le faire. Mais le souci de l’avenir doit-il nous dispenser de prendre soin de notre passé ? Non, car le latin et le grec font indéfectiblement partie de notre langue, de notre culture et, plus largement de notre histoire, de notre identité collective. Du passé, nous ne pouvons ni ne devons faire table rase, sous peine de courir au désastre de la pensée et de la culture. Car si « toute conscience est mémoire – conservation et accumulation du passé dans le présent – » et si « toute action est anticipation de l’avenir » alors, comme le dit très justement Henri Bergson, « la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà la première fonction de la conscience » (7).
Hadrien, l’empereur romain, est, plus que tout autre, conscient de l’immense héritage que la Grèce a légué au reste de l’humanité. Il regarde en effet cette culture « comme la seule qui se soit un jour séparée du monstrueux, de l’informe, de l’immobile, qui ait inventé une définition de la méthode, une théorie de la politique et de la beauté » (8). Il se fit un devoir de relever les temples d’Athènes ayant subi les outrages du temps et de l’histoire (à Athènes notamment : l’Olympéion, le théâtre d’Hérode Atticus), et de rendre à cette ville une part de sa grandeur passée : « La Grèce comptait sur nous pour être ses gardiens, puisque enfin nous nous prétendons ses maîtres. Je me promis de veiller sur le dieu désarmé » (9).
Comme l’empereur Hadrien, je suis tombé amoureux de cette culture grecque et romaine, de sa philosophie, de ses temples, de ses statues. Immanquablement, à chacun de mes voyages à Athènes, Delphes, Rome, Tivoli, Agrigente ou Ségeste, je ne puis m’empêcher ni de ressentir comme une émotion sacrée, ni de croire que, dans une mystérieuse fulgurance du temps passé, sous le ciel bleu d’azur et tout empli d’un calme alcyonien, je peux renouer avec ce moment unique de l’histoire, où « les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été » (10).
n
(1) Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Plon, 1991, Gallimard /NRF, p. 39.
(2) Ibidem, p. 40.
(3) Ibidem, p. 40.
(4) Ibidem, p. 41.
(5) Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF/Quadrige, 1992, 5ème édition.
(6) Epictète, Manuel, §1, éd. Agora Pocket, 2010.
(7) Henri Bergson, L’Energie spirituelle, 1919, Presses Universitaires de France/Quadrige, éd. 1990, pp. 4-6.
(8) Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, p. 82.
(9) Ibidem.
(10) Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Carnet de notes des Mémoires d’Hadrien, p. 307.
Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay