La dé-moralisation et la démoralisation
Le philosophe Christian Godin, maître de conférences à l’Université de Clermont-Ferrand a récemment publié La Démoralisation. La morale et la crise (éd. Champ Vallon), essai sur lequel il revient aujourd’hui dans iPhilo.
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La démoralisation est à la fois un processus et son résultat. Elle renvoie à une perte psychique et marque de ce fait un affaiblissement du sujet.
Ce que la démoralisation fait perdre, c’est tout un ensemble d’affects et d’états positifs : l’espoir, la confiance, l’attente de la réussite. Elle tient le milieu entre le découragement, qui n’est que passager et ne porte que sur des situations particulières, et le désespoir, qui touche l’être entier et tout ce qu’il entreprend. L’individu démoralisé n’est pas désespéré au point de désirer en finir avec la vie, mais il est bien plus que découragé, car c’est le monde, le réel devenu sans valeur qui devient pour lui un objet de défiance, et non pas seulement un domaine personnel d’action et d’existence.
Comme tous les états négatifs, la démoralisation s’auto-entretient : elle ne cesse de se fournir à elle-même de quoi s’alimenter dans un aller et retour incessant entre un vécu dépressif et une situation déprimante. Le sujet est démoralisé parce qu’il ne voit dans le réel aucun motif d’espoir, et il ne voit dans le réel aucun motif d’espoir parce qu’il est démoralisé.
Mais on peut, en forçant quelque peu le mot, interpréter la démoralisation comme une dé-moralisation, c’est-à-dire un arrêt du processus de moralisation, lui-même dû à un effondrement, à une disparition des repères moraux, et comme une régression à un état inférieur. Freud avait emprunté à la chimie le terme de sublimation pour désigner le processus grâce auquel des pulsions peuvent être satisfaites par des moyens indirects et moralement supérieurs à ceux qu’offre le débouché immédiat de ces pulsions : ainsi l’agressivité peut-elle trouver satisfaction dans le jeu ou le travail au lieu de se décharger tout de suite en violence. Herbert Marcuse a forgé le terme de désublimation pour désigner le processus inverse, qu’il voyait à l’œuvre, dès les années 1930, dans la société américaine. Semblablement, on pourrait appeler démoralisation le processus d’évacuation des valeurs morales au profit d’autres valeurs, qui ne le sont pas.
Des études de psychologie sociale ont montré que bon nombre de termes désignant des valeurs et des attitudes morales, non seulement ne sont plus du tout utilisés, mais sont purement et simplement ignorés. Qui, parmi les lycéens d’aujourd’hui, connaît le sens de ces mots : bienveillance, probité, intégrité, magnanimité ? Les valeurs qui dominent notre monde, et pas seulement notre société, puisque nous sommes désormais dans un espace et dans un temps mondialisés, sont toutes issues de la technoscience. Il n’est pas difficile d’en dresser la liste : ce sont celles d’utilité, de vitesse, d’exactitude et de précision, de performance et de rentabilité. Ces valeurs sont d’autant plus despotiques que personne ou presque ne songe à en interroger le bien-fondé : qui douterait, par exemple, de la supériorité de l’utile sur l’inutile, du rapide sur le lent, du précis sur le vague ? Pourtant, les sociétés qui ont précédé la nôtre ont mis au premier plan ce que nous méprisons aujourd’hui, et leur accordaient même une valeur morale, la plus haute : ainsi, penser, parler, agir avec lenteur était pour elles un signe de sagesse. Nous, modernes, à l’inverse, dirions de celui qui se comporterait de cette façon qu’il manque de réactivité.
Dans la mesure où elle contredit frontalement les valeurs morales, et où elle évacue ces valeurs au profit d’autres valeurs qui ne le sont pas, la technoscience peut être qualifiée d’immorale et pas seulement, comme on le fait volontiers, et paresseusement, d’amorale. Pour reprendre l’exemple de la vitesse, qui ne voit que dans un système concurrentiel, quel que soit le domaine d’activité concerné, le plus rapide l’emportera sur le plus lent ? Or les moyens techniques (véhicules, ordinateurs etc.) favorisent et cultivent systématiquement le souci de soi aux dépens du souci de l’autre, sans lequel aucune morale n’est possible. Mais, précisément, parce que la technoscience est qualifiée simplement d’amorale (ce qu’elle est aussi), sa dimension d’immoralité est du même coup masquée. On ne manquera pas de remarquer que la même analyse vaut pour le système capitaliste qui croit se protéger derrière son rideau d’amoralité pour mieux faire oublier, comme l’a bien montré le philosophe Yvon Quiniou dans plusieurs de ses ouvrages, sa foncière immoralité. En effet, l’argument traditionnel pour disculper la technoscience (il y a une « technodicée » aujourd’hui, comme il y a eu à l’âge classique une théodicée destinée à disculper Dieu des maux qui frappent les hommes) soutient qu’elle n’est qu’un pur moyen, et que tout dépend des fins que l’on poursuit en l’utilisant. Un argument particulièrement fragile, si l’on songe à la puissance physique (et psychique, de séduction) de la technoscience désormais capable, comme nous l’avons vu plus haut, d’imposer ses valeurs et de faire le vide autour d’elle.
Mais la technoscience représente également une force de démoralisation, au sens psychique du terme. Dans la mesure où elle nous apparaît comme de plus en plus fatale, où elle dirige désormais notre Histoire de manière unilinéaire et irréversible, alors qu’elle est le produit de notre volonté, elle s’impose à celle-ci au point de la remplacer tout à fait. Les sociétés traditionnelles étaient en mesure de bloquer les innovations qui leur paraissaient dangereuses. Les sociétés modernes ne disposent plus de ce pouvoir-là. Tout ce qui est scientifiquement connaissable sera connu un jour, tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé un jour. Et ce, quel qu’en soit le caractère potentiellement catastrophique des découvertes et des inventions. Tous les tabous, tous les verrous religieux et moraux étant désormais levés, par la force même de la technoscience, celle-ci voit désormais s’ouvrir devant elle le champ libre au développement infini de sa puissance. L’industrie nucléaire et l’industrie génétique ont définitivement marqué notre monde. Nous ne pouvons pas même concevoir un état de retour en amont antérieur à leur inscription dans le réel. Amère ironie ou ruse de l’Histoire : notre Destin, à la différence de celui des Anciens, n’est pas extérieur à notre volonté, il en est le produit.
Comment ce sentiment d’impuissance, entretenu jusqu’à l’excès par l’échec fatal des conférences mondiales sur le réchauffement climatique et les destructions environnementales, eux-mêmes directement issus de la technoscience, ne se traduirait-il pas en termes de démoralisation ? Par où l’on voit comment s’articulent la démoralisation au sens psychique du terme, et la dé-moralisation au sens moral. Il faut, en effet, avoir un minimum de confiance dans le réel pour engager une action qui ait un sens moral. L’éthique, qui remplace le bien par le bon et le mal par le mauvais, est la seule morale qu’accepte, et encore pas toujours, la technoscience. Assumant la relativité de toutes choses (il est bien connu que ce qui est bon aujourd’hui peut être mauvais demain, et inversement), l’éthique n’a pas besoin d’un ordre du monde, bien à l’inverse, elle se sent à l’aise dans un monde défait. C’est pourquoi, finissant toujours par se ranger aux ordres de la technoscience, elle a, à la différence de la morale, qui se croyait illusoirement éternelle, tout l’avenir devant elle.
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Pour aller plus loin : Christian GODIN, La démoralisation. La morale et la crise, éd. Champ Vallon, 2015.
Christian Godin, né en 1949, est un philosophe français, maître de conférences à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Il est l'auteur d'ouvrages pédagogiques, notamment La philosophie pour les Nuls (First, 2007), ainsi que d'essais, en particulier La haine de la nature (Champ Vallon, 2012) ; La Démoralisation. La morale et la crise (Champ Vallon, 2015) ou Le Soupir de la créature accablée. La religion aujourd’hui (Éditions Mimésis, 2015).