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Claude Lévi-Strauss : l’ethnocentrisme, entre humanité et barbarie, ou le paradoxe du relativisme culturel

4/11/2016 | par D. Guillon-Legeay | dans Classiques iPhilo | 20 commentaires

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Textes choisis et commentés par Daniel Guillon-Legeay.

« Quelle est la part de contribution des races humaines à la civilisation humaine ? ». Telle est la question posée par l’Unesco, au lendemain de la seconde guerre mondiale, à l’ensemble de la communauté scientifique internationale. Dans ce texte publié en 1952, Claude Lévi-Strauss, philosophe et ethnologue (1908-2009), se propose de répondre à la question posée. Il s’agit d’une part de combattre les idéologies racistes prônées et appliquées par des régimes totalitaires qui ont ensanglanté le monde. Il s’agit d’autre part de mettre en lumière l’apport des différents groupes humains à l’ensemble de la civilisation humaine. Il en vient donc à aborder la question générale des rapports de l’Occident avec les autres civilisations, ainsi que les notions de progrès, de dialogue des cultures, de relativisme culturel et, bien entendu, de race et de racisme.

Naturalité de la diversité des cultures 

« Et pourtant (1), il semble que la diversité des cultures soit rarement appa­rue aux hommes pour ce qu’elle est: un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner ».

D’où vient alors que la diversité des cultures demeure si mal comprise? Comme le fait observer Claude Lévi-Strauss, la première réaction de la conscience humaine, en l’absence de toute réflexion, est de considérer la diversité des cultures comme le résultat aberrant d’un écart par rapport à une norme supposée être objective. Or, il n’existe pas de norme objective, et il n’existe pas non plus de morale absolue ; toute norme est, par définition, un critère d’évaluation relatif à la culture qui l’institue, en référence à sa morale. En outre, vouloir établir une hiérarchie entre les cultures est une entreprise non seulement douteuse sur le plan moral, mais encore erronée sur le plan scientifique. Car loin de constituer une aberration, nous dit Lévi-Strauss, cette diversité des cultures est « un phénomène naturel ». Le paradoxe consiste, semble-t-il, à faire dériver l’un de l’autre deux ordres de réalité que l’on tient généralement pour séparés, voire opposés: la nature et la culture. Certes, la culture constitue, par essence, un processus d’arrachement à la nature, au moyen de puissants et ingénieux artefacts ; de sorte que l’opposition entre la nature et la culture reste pertinente.

On peut toutefois aisément dépasser ce paradoxe – plus apparent que réel – en s’avisant de la concomitance de deux faits essentiels. Le premier fait est celui qu’enseigne l’histoire et que confirme l’ethnologie : placés dans des conditions naturelles données, tous les peuples ont été conduits à inventer des éléments matériels (les objets, les outils, les techniques, les usages du corps) et immatériels (le langage, les lois, les règles, les croyances) pour résoudre les problèmes liés à leur survie et à leur existence. Ce faisant, ils ont été conduits à développer une part du génie universel grâce auquel tous les êtres humains se séparent de leur animalité primitive en instituant leur monde. Le second fait notable consiste en ceci que toute culture ne se pose qu’en s’opposant à ce qui n’est pas elle, par le biais “des rapports directs ou indirects entre les sociétés” (les échanges en tous genres, tels le commerce, les alliances ou la guerre). Ainsi, il apparaît que l’incapacité à saisir le phénomène de la diversité des cultures procède d’une forme d’aveuglement et de méconnaissance, non seulement à l’égard des autres cultures en général mais encore de la sienne en particulier.

Alors, se demande Lévi-Strauss, à quoi tient cette forme de refus et de rejet à l’égard de la diversité?

L’ethnocentrisme, ou le paradoxe du relativisme culturel

« L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fonde­ments psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez cha­cun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare; la civilisation occidentale a ensuite uti­lisé le terme de « sauvage » dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement: il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie ani­male, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure en consti­tue précisément la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de consi­dérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinctions de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’appari­tion fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’es­pèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons», les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus com­posés de « mauvais », de « méchants », de «singes de terre » ou « d’oeufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ».

Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discri­mination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».

L’ethnocentrisme est au groupe ce que l’égocentrisme est à l’individu : la tendance naturelle à se considérer comme le centre de toutes choses. Pour autant, l’ethnocentrisme ne se confond pas avec le racisme ; il en est plutôt le moteur et le vecteur. Tandis que le racisme se constitue en un discours rationnel et prétendument scientifique qui entend établir une hiérarchie entre les groupes humains (en faisant découler leurs capacités supposées de leurs particularités biologiques) et, également, entre les diverses formes culturelles (certaines seraient développées, d’autres proches de la nature), l’ethnocentrisme décrit la réaction psychologique irréfléchie des individus viscéralement attachés à leur culture. Il n’en demeure pas moins que ce préjugé en forme de réflexe identitaire peut conduire au racisme. Le drame est que cette tendance au rejet repose sur des fondements psychologiques solides que l’éducation ne suffit manifestement pas à abolir… D’un côté, expliquer n’est pas justifier ; de l’autre, la condamnation morale du racisme – parfaitement légitime au demeurant – ne règle pas le fond du problème. C’est pourquoi Claude Lévi-Strauss s’attache à décrire précisément ce mécanisme de rejet en miroir. D’un côté, donc, la prétention d’un groupe à constituer la totalité de l’humanité; de l’autre, la fréquente dénégation du culturel par le naturel.

Et Claude Lévi-Strauss de résumer son propos en une formule cinglante : « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». Cette dernière n’est pas sans rappeler la formule de Montaigne (que Lévi-Strauss regarde comme l’un de ses maîtres) : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage »[1] . Est-ce à dire qu’il faille proscrire la notion de barbarie pour qualifier des comportements de cruauté par exemple (comme le fait d’infliger des traitements inhumains, ou de massacrer des peuples)? Ici, la locution adverbiale « d’abord » prend tout son sens. La première forme de barbarie consiste à regarder un être humain précisément comme un « non-humain », au motif qu’il possède des manières de vivre et de penser non conformes à l’idée que l’on se fait de la norme. Or, cette première forme de barbarie conditionne et autorise toutes les autres. On remarquera que la Shoah, ou encore le génocide amérindien, relèvent de la barbarie, en dépit du fait que l’un et l’autre ont été accomplis par des peuples dits « civilisés ».

Mais il y a plus. Paradoxalement, l’« humanité » est un concept avant d’être une réalité concrète. Ainsi, Claude Lévi-Strauss rappelle que « la notion d’humanité, englobant, sans distinctions de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’appari­tion fort tardive et d’expansion limitée ». Comment penser l’unité du genre humain par-delà la diversité des ethnies et des cultures ? Car en première instance, la conscience perçoit d’abord des différences entre les groupes humains, tant sur le plan biologique que sur le plan culturel. Dans les faits, on trouve des réalités biologiques (les différentes ethnies) ainsi que des productions matérielles et immatérielles (les différentes cultures). Or, derrière la multitude et la diversité des apparences, il convient d’identifier les caractéristiques communes partagées par tous les êtres humains. C’est précisément en cela que consiste le travail du concept. Tant que ce travail philosophique et scientifique n’est pas effectué, la notion même d’humanité englobant tous les êtres humains est difficile à concevoir.

L’ethnocentrisme correspond à une attitude naïve, à un préjugé qui fait obstacle à l’entente entre les peuples, à la tolérance, au respect de la dignité de la personne. Différents de par notre identité culturelle, de par nos manières de vivre et de croire, mais tous « égaux en droits et en dignité ». La Déclaration universelle des droits de l’Homme pose ce principe fondateur qui s’applique sans exception à tous les humains, quels que soient leur ethnie, leur couleur, leur religion, leur sexe, leur âge, ou encore leur orientation sexuelle. Ce principe ne prétend pas expliquer pourquoi les hommes peuvent être si différents (la fin de ce chapitre 3 traite précisément ce point décisif), mais bien plutôt il invite à accepter cette différence de fait, réelle, irrécusable, source de richesse spirituelle et de partage. Enseigner la voie de la tolérance et du respect, c’est aider à accepter tout ce qui nous sépare et à préserver tout ce qui nous unit : humains, parce que nés de parents humains ; humains encore, parce que doués de pensée, de désir et de liberté.

[1] Montaigne, Essais, Livre 1, chapitre 31 : Des Cannibales

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay