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Philosophie chinoise : les bienfaits du «vide» selon le Dao

6/01/2017 | par Catherine Legeay-Guillon | dans Philo Contemporaine | 10 commentaires

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« Par le Vide, le cœur de l’Homme peut devenir la règle ou le miroir de soi-même et du monde, car possédant le Vide et s’identifiant au vide originel, l’Homme se trouve à la source des images et des formes. Il saisit le rythme de l’Espace et du Temps ; il maîtrise la loi de la transformation. »
(François Cheng)

Tout récemment, l’éditorial d’un magazine dédié à l’alimentation biologique abordait la question du jeûne en rappelant la nécessité pour les hommes d’alterner les périodes de vide et de plein. Il est très intéressant de retrouver là (et fort à propos) des notions traditionnelles chinoises. L’association « vide/plein » est en effet un aspect du couple « Yin/Yang » de la pensée taoïste qui trouve des applications dans de nombreux domaines en Chine : médecine, arts martiaux, cuisine, technologie, peinture, musique, et même grammaire classique. Cette notion est plus complexe qu’il n’y paraît, et c’est pourquoi je propose ici une brève présentation des notions de Dao, Yin, Yang [1], de vides (il y en a plusieurs) et de plein ainsi que de leurs applications concrètes. Cette présentation pourra aussi, je l’espère, nourrir quelques réflexions sur notre vie quotidienne.

Le taoïsme    

Le taoïsme (Dao Jia en chinois) est une école de pensée et une religion basée sur des écrits de mystiques chinois. On n’en connaît pas l’origine exacte. Les textes fondateurs du taoïsme sont au nombre de deux :

  • Le « Dao De Jing » (Livre de la Voie et de sa Vertu) écrit par Lao Zi. Lao Zi aurait vécu au VIème siècle av. J .C. mais sa vie relève plutôt de la mythologie. Le livre dans sa version définitive daterait du IIIème siècle av.J.C.
  • Le « Zhuang Zi » par l’auteur du même nom. Zhuang Zi aurait vécu vers 350 avant notre ère et son œuvre est datée de la même période. L’école taoïste s’opposait « avec virulence » à celle des lettrés confucéens (Ru Jia en chinois) « politisante, ritualisante et moralisante » [2].

Le taoïsme s’appuie sur des pratiques de types chamaniques proches des « mystères ». Comme l’indique le grand spécialiste Kristopher Schipper, « dans le taoïsme, les rites et mythes de la religion « populaire » deviennent Mystères, voire liturgie et théologie » [3]. Le taoïsme est aussi fondé sur la recherche de l’immortalité et l’alchimie. Cette école de pensée est née de la notion de Dao (qui possède dans le dictionnaire les différents sens de : voie, doctrine, dire, conduire..) dont on ne trouve pas de définition précise dans les œuvres. La première phrase du « Dao De Jing » annonce clairement qu’elle est de toute façon indéfinissable :

« La voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom éternel. » (Traduction Stanislas Julien)

En effet, même si cela nous semble paradoxal, il est impossible de définir le Dao sous peine de le figer. Il n’est pas « éternel » car il est en perpétuel mouvement.

Toutefois un texte adjoint au fameux Classique des Mutations (Yi Jing apporte un éclairage avec la phrase suivante : « Yi Yin Yi Yang Zhi Wei Dao » que Marcel Granet traduit de plusieurs façons afin de nous éclairer :

« D’abord le Yin, puis le Yang, c’est là le Dao. »
« Ici le Yin, là le Yang, c’est là le Dao. »
« Un temps yin, un temps yang, c’est là le Dao. »
« Un côté Yin, un côté Yang, c’est là le Dao. »
« Tout Yin, tout Yang, voilà le Dao. » [4]

Cette formule a l’avantage de nous orienter plus précisément vers les états que sont le Yin et le Yang. Yin et Yang ont pour premier sens le côté ombragé (ubac) ou le côté éclairé (adret) d’une colline. Ils désignent également tous les couples opposés de froid/chaud, sombre/clair, femelle/mâle, humide/sec… Ce qui est intéressant, c’est avant tout leur complémentarité, leur conjugaison, « leur alternance plutôt que leur opposition » [5]. Dans un contexte figé, ces états sont en effet opposés, mais l’alternance dans les mouvements et les cycles les rend complémentaires. « Ce ne sont ni des substances, ni des forces, ni des genres », mais « une opposition relative et de nature rythmique, entre deux groupements rivaux et solidaires. »[6]. Qui dit rythme dit musique, et c’est bien à propos puisque l’art divinatoire et la musique seraient à l’origine de cette notion d’équilibre Yin et Yang. On pense aussi au temps, aux saisons, et au calendrier « loi suprême pour les Chinois » [7]. Le Dao est donc la catégorie suprême qui a un pouvoir régulateur, qui rythme l’espace et le temps.

Du vide et du plein

« Le Vide taoïste n’est pas rien, il est tantôt le contenant et tantôt le dynamisme de ce qui passe ; Il est même plus permanent, plus substantiel que ce nous croyons voir, entendre et toucher. » (Claude Larre, in Commentaire du  Dao De Jing).

L’alternance du Yin et du Yang fonctionne à de nombreux niveaux. Le vide et le plein est l’un de ces niveaux. Ils s’ancrent sur des notions plus vastes que sont « wu/you », le néant, le « Rien » (et l’origine de l’univers dans la pensée taoïste) et la matière sensible de ce qui est. Mais le vrai couple vide/plein est désigné par les mots chinois « xu/shi ». Ce couple fonctionne tout d’abord en grammaire du chinois classique pour classer les mots en deux catégories : les mots dits « vides » c’est-à-dire les mots/outils de grammaire (pronoms, suffixes d’aspect, interjections, mots de liaison…) et les mots « pleins » (tous les noms, verbes, etc…). « Xu » n’est pas l’inexistence, mais « qualifie l’état originel auquel doit tendre tout être ». C’est un « vide fonctionnel » comme nous l’indique François Jullien [8].  Il s’exerce « par rapport au plein et grâce (à lui) le plein peut remplir son plein effet. ». Les images données dans le « Dao De Jing » ne manquent pas pour désigner cette notion particulière de vide : c’est ainsi par exemple le vide autour de l’essieu qui permet à la roue de tourner, c’est le vide du vase qui peut être rempli et utilisé… C’est donc un vide utile, dynamique, « une potentialité absolue parce que non délimitée. » Il est « constamment capable de répondre, correspondre, s’adapter » [9].

C’est un vide qui laisse l’espace libre à l’action pure et dynamique, au mouvement, au changement. On peut donner deux illustrations à cette idée. Ce vide permet une respiration visuelle, dans la peinture chinoise par exemple. Celle-ci ne remplit pas la toile pour laisser au spectateur de l’espace pour qu’il fasse lui-même son propre chemin. François Cheng dans son traité sur la peinture chinois intitulé « Vide et plein »[10] explique ainsi : « Le Vide (xu) vise la plénitude. Le Plein (shi) fait le visible de la structure, mais le vide structure l’usage. » Il permet également une respiration sonore dans la musique où toute composition s’appuie sur les espaces entre les notes pour créer le rythme, où les silences, les pauses, les soupirs ont toute leur place autant que les notes, sans compter la magie des silences entre des mouvements de concertos par exemple. Tout autour de nous on trouvera, si l’on s’y arrête un peu, de multiples manifestations de ce vide qui nous permet partout d’exister et qui constitue 99, 99999% de l’univers ! Si nous pensons encore avec Aristote (qui contredit Démocrite) et avec Descartes que « la nature a horreur du vide » (horror vacui), les scientifiques et philosophes du XVIIème siècle, notamment Pascal, se sont attachés à prouver le contraire [11]. Et la physique actuelle nous prouve dans tous les domaines combien ce vide de la matière est créateur. Comme conclut Bruno Jarrosson (cf. note XII) : « En physique quantique, le vide est un milieu actif et dynamique. » Le taoïsme aurait-il eu cette intuition « atomistique » face à la création perpétuelle ?

Avec l’espace et la matière, le temps (le cycle veille/sommeil, le temps des saisons, le temps d’activité puis de repos de la terre et des hommes) nous ramène également à cette notion de vide et de plein et la nécessité d’une alternance dynamique. Pendant les périodes de vacances, observons combien l’inactivité, même parfois teintée d’un certain ennui, est propice au ressourcement et indispensable à notre équilibre. Notre être ne peut pas sans cesse se remplir d’aliments, de possessions, d’activités… Il doit pouvoir jouir d’un temps d’oisiveté, de repos, pour trouver son équilibre. Toutefois, réserver cela uniquement à la période des congés est irréaliste. C’est au quotidien que chacun doit trouver cette alternance et cette dynamique activité/repos (si difficile néanmoins tant nos rythmes sont contraints). Il faut aussi s’exercer à se remplir d’énergie sans attendre qu’elle soit totalement épuisée en nous. Le rythme d’alternance doit être beaucoup plus rapide que ce que l’on fait en général (où seul le sommeil vient « recharger les batteries » vidées dans la journée). La médecine chinoise voit l’énergie comme la base de notre organisme, énergie à laquelle on doit être sans cesse attentif et qu’on doit renouveler par alternance par des respirations spécifiques tout au long de la journée [12]. Dans l’art martial du Qi Gong, le vide engendre le mouvement du souffle (« qi »), le Vide est le moteur pour dynamiser les couples Yin et Yang. Le vide seul permet le mouvement et le changement de rythme.

n
[1]
J’utiliserai le système de transcription pinyin du chinois.
[2] Encyclopédia Universalis, Dictionnaire de la Civilisation chinoise, Albin Michel, Paris 1998, p.831.
[3] Kristopher Schipper, Le corps taoïste, Fayard, Paris 1997, 2ème édition, p. 20.
[4] Marcel Granet, La pensée chinoise, Albin Michel, Paris 1968, p.104 et 269.
[5] Marcel Granet, id., p.124
[6] Marcel Granet, id., p.123-4
[7] Marcel Granet, id., p.111
[8] François Jullien, Traité de l’efficacité in La pensée chinoise dans le miroir de la philosophie, Opus Seuil, p.1690
[9] François Jullien, Procès ou création, II, in La pensée chinoise dans le miroir de la philosophie, Opus Seuil, p.607
[10] François Cheng, Vide et plein, le langage pictural chinois, Editions du Seuil, Paris, 1979
[11] Lire à ce propos l’article de Bruno Jarrosson dans iPhilo, « L’histoire du vide est-elle vide ? ».
[12] Voir les vidéos et le site de Jean Pélissier spécialiste de médecine chinoise.

 

Catherine Legeay-Guillon

Professeur agrégée de chinois à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), Catherine Legeay-Guillon est aussi coach praticienne pour particuliers et entrepreneurs (www.epicoachinparis.com). Suivre sur Twitter : @EpiCoach