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L’avenir de l’Education

13/03/2017 | par François-Xavier Bellamy | dans Art & Société | 16 commentaires

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CONFERENCE – En mai 2016, le philosophe et homme politique François-Xavier Bellamy prononçait une conférence à l’Institut Diderot, think tank de prospective dirigé par Dominique Lecourt. Avec leur aimable autorisation, nous publions la retranscription de cette discussion philosophique placée sous le signe critique de Jean-Jacques Rousseau et de son modèle éducatif.


Agrégé de philosophie, diplômé de l’Université de Cambridge et ancien élève de l’Ecole normale supérieure, François-Xavier Bellamy est professeur en classes préparatoires au lycée Blomet à Paris. En 2013, il crée « Les Soirées de la Philo », un cycle de conférences qui se tiennent au théâtre Saint-Georges à Paris. Il a notamment publié Les Déshérités ou l’urgence de transmettre (éd. Plon, 2014) qui a reçu le prix d’Aumale de l’Académie française. Maire-adjoint de Versailles depuis 2008, il est candidat Les Républicains pour les élections législatives.


Je ne surprendrai personne en proposant dans les murs de l’Institut Diderot une critique de Jean-Jacques Rousseau. On a tendance à l’oublier : Rousseau est au cœur des débats contemporains sur l’éducation. Comme j’ai essayé de montrer dans Les déshérités avec les humbles moyens de la philosophie, ma discipline de formation, la crise que traverse actuellement l’école n’est pas conjoncturelle. Elle a des racines profondes, et celles-ci remontent pour partie à l’Émile.

Parler de l’avenir de l’enseignement, c’est donc tout d’abord réfléchir sur son passé, avant d’aborder son passif. Il ne s’agira pourtant pas d’accuser ou de juger qui que ce soit. Je ne suis pas un censeur, je n’ai aucun titre pour l’être, mais simplement un jeune enseignant qui a encore tout à apprendre de son métier. C’est donc en toute humilité, et sans chercher à identifier des coupables, comme cela est trop souvent le cas, que je souhaiterais partager quelques réflexions sur la crise contemporaine de notre système d’enseignement.

Surtout, ne pas transmettre : le rousseauisme de l’école contemporaine

Nous avons de nos jours la certitude que l’avenir de l’école, et plus généralement de la société, consiste à se délivrer du fardeau d’un passé que nous voudrions voir enfin dépassé. La culture est devenue un poids, une chose pénible dont il faudrait autant que possible débarrasser les générations à venir, afin qu’elles puissent enfin s’épanouir, être libres, créatives, spontanées. Il me semble que c’est cette représentation commune, celle qui oppose l’autorité d’une culture reçue à la capacité d’accomplir la nouveauté que l’on porte en soi, qui fait la crise actuelle de l’école.

Cette crise n’est donc pas le fait d’un petit groupe de personnes mal intentionnées, qui auraient pris l’Éducation nationale en otage ; elle est liée à un vrai désir de liberté pour les générations futures, à une vraie générosité, mais que je crois mal fondée.

À ce titre, mon année d’IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres) fut pour moi une expérience décisive. C’est à cette occasion que j’ai rencontré pour la première fois le discours contemporain sur l’éducation, dans toute sa pureté.

Il est tout à fait normal, après les concours permettant de vérifier que les professeurs maîtrisent leur discipline, de les former au métier d’enseignant, qui n’a rien d’évident. C’est une chose de connaître sa discipline, c’en est une autre d’être capable de l’enseigner, et cela s’apprend. Je n’ai donc rien contre la pédagogie. Je souhaite être clair sur ce point.

Mais ce qui m’a frappé, à l’IUFM, c’est que toute notre formation était ordonnée autour du principe suivant, explicitement formulé dès le discours de bienvenue donné par un inspecteur général : surtout, ne transmettez pas de connaissances.

Transmettre des connaissances, cela veut dire en effet que l’on sait des choses que les élèves ne connaissent pas ; donc qu’on les méprise ; donc, qu’on les enferme dans une attitude passive, qu’on les empêche de construire par eux-mêmes leur propre savoir, qu’on leur interdit d’être les auteurs de leur propre vie. Transmettre des savoirs, cela signifie qu’on se voit comme celui qui verse un contenu dans un contenant vide, et donc que l’on met ses élèves en position d’infériorité, ce qui les empêchera, pour toujours peut- être, de devenir actifs.

Pour le dire autrement, la situation que l’IUFM souhaitait à tout prix éradiquer, c’est celle que nous en sommes en train de vivre : je suis en train de parler, seul, debout, avec un micro, tandis que vous êtes assis, condamnés à m’écouter. Et je vous demande par avance pardon pour la violence symbolique que je suis en train de vous infliger !

Ironie mise à part, l’idée centrale à l’IUFM est donc qu’il faut que les élèves soient actifs, et auteurs de leur propre savoir. L’enseignant ne doit plus transmettre des connaissances ; il doit donner aux élèves l’occasion de les construire par eux-mêmes.

Le principal inspirateur de cette idée est Jean-Jacques Rousseau. Ce qui se passe actuellement dans l’Éducation nationale est l’accomplissement parfait des idées développées dans l’Émile. Rousseau, vous l’avez dit, n’est pas un philosophe des Lumières. Les Lumières, c’est la conviction que la connaissance et sa transmission libèrent les hommes. De là, l’idée d’une Encyclopédie pour lutter contre les dogmatismes, la superstition et les fanatismes qui enferment les hommes. Dans leur principe, les Lumières consistent à apporter la connaissance pour dissiper les ténèbres obscurantistes, afin de libérer les hommes.

Or, pour Rousseau, l’homme est bon par nature. Tout ce qui vient s’y ajouter pervertit le genre humain. La culture, de ce point de vue, est ce qui nous empêche d’être naturels, d’en rester à notre liberté première, et de demeurer aussi bons qu’à l’origine. Tout le mal est donc venu de la culture : celle-ci rend l’homme artificiel, artificieux, elle le prive de sa spontanéité originaire. Par conséquent, la mission de l’éducateur ne peut plus être de transmettre. Le travail de Rousseau veut « restaurer le règne de l’immédiateté », pour reprendre une expression de Jean Starobinski (1), et ainsi faire en sorte que la nature première de l’enfant soit protégée, soustraite à l’influence d’une culture qui aliénerait sa liberté.

C’est ce projet rousseauiste que l’éducation contemporaine déploie, jusque dans ses ultimes conséquences. Nous nous plaignons ainsi des lacunes de nos élèves dans les savoirs fondamentaux.

À la fin de la 3e , 19 % d’entre eux ont du mal à maîtriser la lecture et l’écriture ; 21 % l’histoire et la géographie ; 22 % les connaissances scientifiques élémentaires (2). Les statistiques officielles montrent que jamais la maîtrise des fondamentaux n’a été plus fragile qu’aujourd’hui. Or je crois que ces chiffres indiquent aussi que nous sommes en train d’accomplir le projet rousseauiste, avec un certain enthousiasme. Car que dit Rousseau ? Tout tient en une phrase de l’Émile : « Je lui apprends bien plus à ignorer les connaissances qu’à les savoir » (3).

Le projet est explicite : éviter à tout prix d’encombrer l’esprit de l’élève d’un fatras de connaissances inutiles. Émile n’a pas à recevoir des savoirs, parce que, ce faisant, il serait condamné à les restituer ensuite comme il les a reçus, prisonnier d’un mimétisme infiniment aliénant. Émile ne doit pas apprendre par cœur des choses qu’il devra répéter comme un perroquet. Ce qui compte, c’est qu’Émile sache trouver le savoir dont il aura besoin, qu’il apprenne à atteindre tout seul une connaissance qui aura du sens parce qu’elle lui sera utile. C’est la grande idée de Rousseau, et cette idée-là est profondément ancrée dans notre inconscient collectif. Elle dirige les réformes éducatives actuelles. On ramène le savoir à son utilité, on s’interdit de transmettre des connaissances, afin de créer chez l’élève la faculté de trouver par lui-même le savoir, de construire par lui-même les connaissances dont il a besoin.

Un passage de l’Émile est particulièrement éclairant : à la toute fin du livre III, Rousseau prend l’exemple classique du bâton droit qui semble courbé dans l’eau. Que répondre à l’enfant qui s’étonne de ce phénomène ? Ne surtout pas lui expliquer qu’il s’agit d’une illusion d’optique due aux lois de la réfraction, et donner ces lois à apprendre par cœur… Ce serait une catastrophe. Ce serait enfermer Émile dans une passivité aliénante. Si l’enfant ne comprend pas, le précepteur doit répondre : « Je ne sais pas, cherchons ensemble. » Et maître et pupille de se mettre tous deux en apprentissage. À l’IUFM, on nous disait qu’il ne faut pas qu’il y ait dans « l’espace classe » un sachant et des apprenants. Le langage est moins élégant que celui de Rousseau, mais l’idée est la même : il ne faut surtout pas qu’il y ait un détenteur du savoir empêchant les enfants d’être les auteurs de leur propre savoir.

« Émile ne saura jamais la dioptrique ou je veux qu’il l’apprenne autour de ce bâton. » (4) écrit Rousseau. Évidemment, cela risque de lui prendre du temps ; il peut même ne jamais y arriver. Mais cela n’est pas du tout un problème, pour Rousseau. Car les connaissances d’Émile doivent lui être utiles. Il doit les avoir développées en réponse à ses besoins présents. Or à quoi sert de connaître l’optique ? Si l’on adopte le principe d’utilité, à quoi bon en effet apprendre par cœur les lois de la réfraction, si ce n’est à cette seule fin : se distinguer socialement, avoir un bac S avec mention Très Bien, et, en fin de compte, jouer comme une marionnette le jeu social de la comparaison permanente ?

Qu’Émile ne connaisse pas l’optique n’est donc pas grave – ce qui compte, en revanche, c’est qu’Émile sache la trouver par lui-même le jour où il en aura éventuellement besoin. Or cette idée est évidemment très présente actuellement dans l’Éducation nationale, et le numérique la consacre. Le numérique est en effet la grande utopie éducative du temps présent. Par un détour paradoxal, le numérique semble enfin accomplir la promesse rousseauiste d’un enseignement visant à apprendre à apprendre, plutôt qu’à transmettre le savoir.

La question se posait de savoir s’il était utile à Émile d’apprendre l’optique. La réponse, aujourd’hui, ne fait plus aucun doute : à quoi bon apprendre par cœur les lois de la réfraction, alors qu’elles sont disponibles en un clic sur son smartphone ?

N’est-il pas hypocrite et complètement inutile de prétendre transmettre des connaissances alors que celles-ci sont toutes accessibles partout à chaque instant sur Internet ? Un de mes collègues en histoire s’est vu dire par l’inspecteur que faire apprendre des dates aux élèves était un peu ridicule : si ceux-ci ont besoin d’une date, ils la trouveront sur Wikipédia en un clin d’œil. Pareil pour les tables de multiplication : votre smartphone calculera pour vous. Pareil, enfin, pour la poésie : pourquoi s’échiner à apprendre des poèmes qui sont tous à portée de main sur Internet ? Voilà l’opinion commune, qu’on pourrait exprimer par le conseil sincère que me confiait récemment un responsable politique : vous devriez arrêter de parler de transmission ; ça n’a plus aucun sens, à l’heure où les jeunes ont la totalité du savoir universel dans leur poche. Avec leur smartphone, ils en savent plus que leur professeur n’en saura jamais.

Nous ne savons peut-être pas très bien en quoi consistera l’avenir de l’enseignement, mais une chose semble donc sûre : il sera numérique, et fait de tablettes. Rendez-vous compte : grâce aux tablettes, nous pourrons nous débarrasser, enfin, de la médiation de l’enseignant, de l’autorité du maître. Les élèves pourront enfin accéder au savoir sans les professeurs. Ils seront libres. Seuls les enseignants sont réticents devant cette concurrence qui s’impose au sein même de leurs classes.

Ce qui compte, dorénavant, n’est donc plus de transmettre des savoirs, mais d’enseigner des savoir-faire. Ce n’est plus d’apprendre quelque chose à nos élèves, mais de leur apprendre à apprendre. C’est la grande idée derrière la dernière réforme du collège. Les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), par exemple, ont pour but de substituer à des savoirs abstraits, nécessairement ennuyeux, consistant à faire répéter de façon mécanique des énoncés qui ne font pas sens, des mises en situation concrètes où l’élève doit construire un savoir immédiatement utile.

Il s’agit, à nouveau, d’un grand précepte rousseauiste : « Mettez toutes les leçons des jeunes gens en action plutôt qu’en discours », est-il écrit dans l’Émile (5). L’important, c’est que l’élève puisse trouver par lui-même ce qui lui sera utile pour résoudre un problème concret. On retire alors des heures de cours aux disciplines fondamentales – rien que le mot de « discipline » suffit à déconsidérer ces enseignements – pour proposer aux élèves, libérés de cet horrible carcan, des exercices pratiques mêlant différentes compétences en vue de résoudre un problème pratique. Ainsi, plutôt que de donner un cours de physique, un cours de littérature et un cours de biologie, tous trois isolés, coercitifs et ennuyeux, on propose aux élèves de rédiger le rapport de police consécutif à l’électrocution de Claude François dans sa baignoire… Les disciplines se rencontrent ainsi pour résoudre un problème concret, et nous formons par-là les futurs salariés de demain, ou du moins de bons agents de police qui sauront rédiger des rapports. On peut aussi associer physique et français en vue de rédiger des publicités pour des parfums. Ou français et biologie pour calculer les quantités caloriques des repas d’Emma Bovary, afin de savoir si sa dépression n’était pas due par hasard à des déséquilibres alimentaires – ce qui permettra de rappeler aux élèves, puisque c’est aussi la fonction de l’Éducation nationale, qu’ils ne doivent pas oublier de manger cinq fruits et légumes par jour.

L’idée derrière tout cela est que ce que nous enseignons doit à tout prix être utile. Ne plus enseigner que des choses utiles – c’est pour nous un grand progrès, nous voilà enfin débarrassés du latin et du grec, qui ne servent plus à rien. Ce qui compte, c’est de préparer l’avenir, et l’avenir ne s’écrit pas en langue ancienne. Il sera numérique. Il ne sera même pas écrit en français : nous nous préoccupons maintenant, plutôt que de l’apprentissage de la langue française, de « la maîtrise des langages ». À partir de la rentrée prochaine, le code informatique sera enseigné dans les classes, une première langue vivante étrangère dès le CP, et une seconde en 5e.

La maxime de notre ministre est : former nos élèves aux métiers de demain. Sauf que, comme elle le reconnaît, ceux-ci, par définition, n’existent pas encore (à 65 %, paraît-il). Les enseignants sont ainsi pris dans cette injonction contradictoire de former leurs élèves à des métiers dont on ne sait pas encore en quoi ils consisteront au juste. Ce qui semble clair cependant, c’est que dans ce monde de demain, une culture héritée du passé ne sera d’aucun intérêt. Seuls de pseudo-intellectuels réactionnaires peuvent encore s’attacher à ce fardeau que nous traînons avec nous depuis déjà trop longtemps.

La nécessité de la médiation par le passé

La grande idée fondamentale qui traverse notre société dans son ensemble, par-delà les clivages politiques, est donc que toute forme d’autorité s’exerce au détriment de la liberté native de l’élève.

Il ne faudrait pas donner à lire les grands auteurs en cours de philosophie. Pourquoi ? Parce que les élèves doivent penser par eux-mêmes. Transmettre le savoir, ce serait, en quelque sorte, polluer par la culture la spontanéité originelle de l’élève. Ce serait le transformer en une créature artificielle au lieu de le laisser être lui-même. De ce point de vue, l’avenir de l’enseignement supposerait de rompre avec le passé pour s’ajuster au temps qui vient, pour coller au monde à venir et relever ses défis.

Or cette idée est profondément fausse : l’avenir de l’enseignement passe forcément par son passé. Comme le disait Hannah Arendt, « l’éducation doit être conservatrice », car « la conservation (…) est l’essence même de l’éducation » (6).

Dire cela, ce n’est pas adopter une position réactionnaire. Ce n’est pas soutenir que le but de l’éducation est de conserver le passé en tant que tel. Mais c’est affirmer que pour aller vers l’avenir, pour qu’il y ait un avenir, c’est-à-dire quelque chose de nouveau dans le monde à venir, l’éducation doit mettre les enfants sur le chemin du passé – afin, précisément, qu’ils soient capables de le prolonger de leurs propres avancées.

Bien sûr, il faut inventer du neuf, et rendre possible la nouveauté. Mais toute innovation véritable suppose d’avoir emprunté la médiation de la culture ; car contrairement à ce que pensait Rousseau, l’homme est un être de médiation. Diderot, lui, l’avait bien compris, dans la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. L’homme n’est pas immédiatement lui-même. Il n’est pas immédiatement humain, immédiatement libre, créatif. La grande erreur de l’Éducation nationale aujourd’hui, c’est d’avoir cru, et de continuer à croire, en l’immédiateté.

Certes, nous avons le pouvoir d’être libres, créatifs, de nous affranchir du passé, de faire du nouveau. Les artistes en sont la preuve vivante : quand un grand artiste arrive, survient dans le monde quelque chose qui ne ressemble à rien de ce que l’on connaissait, quelque chose qu’on n’avait encore jamais vu ni entendu.

Mais voilà, personne n’est immédiatement un grand artiste… J’étais il y a quelques mois à l’Opéra de Lyon, pour un colloque sur l’éducation artistique. Une vidéo a été projetée, au sujet d’une opération à destination des jeunes élèves de collège : un pianiste vient avec son piano, joue, puis invite les enfants à venir toucher celui-ci, à essayer les touches, au hasard. C’est une très belle expérience : les élèves sont, au départ, intimidés, il s’agit d’une première rencontre avec l’instrument, et ils le découvrent petit à petit. Peut-être des vocations sont-elles nées ce jour-là. Mais la vidéo se concluait sur l’idée que les enfants avaient fait l’expérience de leur créativité personnelle. Or ce n’est pas le cas, et tout le problème est là ! Cette expérience est très belle – mais il y a une distance infinie entre le travail créateur, celui d’un Chopin ou d’un Beethoven, et le fait d’appuyer au hasard sur des touches. Il faut un très long et très difficile apprentissage pour passer du second au premier. Là est tout le mystère : il ne suffit pas d’appuyer sur un piano ou de prendre un pinceau pour tout de suite faire quelque chose de personnel. On n’y arrive qu’après des années, après une longue période d’apprentissage, passée à faire des gammes, à maîtriser une technique, un matériau. Ce n’est qu’à la fin de ce long parcours que surgira, peut-être, quelque chose d’inédit et d’original.

Être soi-même n’est pas immédiat. Il faut du temps, du travail, de la médiation pour y arriver. Je le vois comme professeur de philosophie : si au prétexte de faire penser les élèves par eux-mêmes, on commence en début d’année par leur demander, avant qu’ils n’aient rien appris, ce qu’ils pensent de tel ou tel sujet, on se rend compte qu’en fait ils n’en pensent pas grand-chose. Ou pas grand-chose de personnel. La vérité est qu’ils ne pensent pas encore par eux-mêmes. Ils ne commencent vraiment à le faire qu’après une année de philosophie, grâce au savoir qui leur a été transmis. Il n’y a pas de véritable progrès sans passé, et l’école est justement ce lieu où l’on conserve le chemin indispensable à la nouveauté à venir. Dire aux élèves qu’en appuyant au hasard sur la touche d’un piano ils sont créatifs, qu’ils sont immédiatement originaux, est le plus sûr moyen de tuer l’avenir en eux, de tuer leur capacité à faire du neuf, à être libres, à être véritablement originaux.

En choisissant d’enfermer les élèves dans leur propre univers, en voulant nous mettre à leur hauteur, nous trahissons leur propre hauteur. Peut-être connaissez-vous l’exemple de ce manuel de littérature qui propose aux élèves de 5e, au lieu de lire des grands textes de littérature, de partir d’un texto complètement dysorthographique pour écrire une lettre de rupture à leur petit(e) ami(e) : « Cc c mwa ! Sa va dps samedi ? G1 truc a te dir jcroi kon devré fer 1 brek… »…

Il faudrait donc partir de là, plutôt que des grands textes, parce que ce serait la seule façon d’intéresser nos élèves : nous parlons de leur monde ordinaire, nous évitons l’épreuve qui consiste à faire descendre la culture vers eux ; mais, ce faisant, nous les trahissons, en réalité. Car éduquer, c’est toujours aller chercher l’élève un peu plus haut que là où il est immédiatement ; c’est le rencontrer un peu au-delà de ses préoccupations quotidiennes, pour lui proposer un chemin vers sa propre liberté. La liberté, la spontanéité, ne sont pas immédiates. « Deviens qui tu es », nous dit Pindare (7) : contrairement à ce que l’on pourrait croire, on n’est soi-même qu’au bout d’un long chemin. Être naturel n’est pas immédiat, il faut travailler pour y arriver. Et ce travail passe par la médiation de la culture, de tout ce que nos prédécesseurs ont construit.

L’éducation, un chemin tendu entre le passé et l’avenir

L’éducation est un chemin tendu entre le passé et l’avenir. Les enfants reçoivent une langue, une culture, tout un univers de significations qui vient du monde de leurs parents, et ils s’en serviront peut-être un jour contre eux, pour créer un monde différent. Car transmettre la culture, ce n’est pas enfermer les jeunes dans le passé : nous ne savons pas ce qu’ils feront de l’héritage que nous leur donnons – et c’est la raison pour laquelle il est vain de vouloir transmettre une culture déjà opérationnelle, déjà utile, en fonction de ce que nous croyons utile maintenant, mais qui ne le sera peut-être bientôt plus pour eux. Nous croyons qu’il faut inonder l’école de numérique pour préparer nos élèves au monde de demain. Nous croyons que nous devons leur enseigner le code informatique dès le primaire ; mais ceux qui ont inventé Google ou Facebook n’avaient pas appris à l’école des techniques numériques aussitôt dépassées qu’enseignées – en revanche, ils avaient reçu une solide formation en mathématiques : ils avaient hérité d’une tradition venue de la Grèce Antique, et elle a été le ferment de leur propre créativité. A jailli de la connaissance d’hier quelque chose d’imprévisible. C’est ainsi que l’on prépare le mieux l’avenir, en conservant une tradition afin, non pas de reproduire, ce que dénonçait Pierre Bourdieu, mais de permettre une véritable naissance. Hannah Arendt disait que la natalité, la naissance d’hommes capables de commencer à nouveau, était ce qui rendait possible notre capacité à agir. Le fait de la natalité est selon Arendt le miracle qui sauve le monde humain (8). Ce qui caractérise ce monde si singulier, c’est en effet que naissent de nouveaux êtres qui créeront de l’inédit. Mais pour qu’ils puissent naître pleinement à leur propre nouveauté, pour qu’ils puissent apporter au monde quelque chose d’absolument singulier, pour qu’ils aient un avenir, encore faut-il que l’école vienne leur offrir ce qu’elle nous a donné : un passé. Voilà, me semble dire, ce qui constitue, pour demain comme hier, le seul projet qui vaille pour l’avenir de l’enseignement.

(1) Voir Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, 2012, p. 2016 et La Transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994 p. 354.
(2) Enquête PISA 2013, citée par Najat Vallaud-Belkacem dans Le Monde du 4 mai 2015.
(3) « Vous craignez que je n’accable son esprit sous ces multitudes de connaissances. C’est tout le contraire : je lui apprends bien plus à les ignorer qu’à les savoir. » (J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation in Œuvres Complètes, t. IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p.486.)
(4) Rousseau, op. cit., p.480.
(5) Ibid, p. 301.
(6) Hannah Arendt, traduction française, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 247 et 246.
(7) Poète lyrique grec, né en 518 avant J.-C à Cynoscéphales et mort à Argos en 438 avant J.-C.
(8) Hannah Arendt, traduction française, Condition de l’homme moderne, Paris, Presses-Pocket, 1988, p. 314.

 

 

François-Xavier Bellamy

Agrégé de philosophie, diplômé de l’Université de Cambridge et ancien élève de l’Ecole normale supérieure, François-Xavier Bellamy est professeur en classes préparatoires au lycée Blomet à Paris. En 2013, il crée « Les Soirées de la Philo », qui se tiennent au théâtre Saint-Georges à Paris. Il a notamment publié Les Déshérités ou l'urgence de transmettre (éd. Plon, 2014) pour lequel il a reçu le prix d'Aumale de l’Académie française. Maire-adjoint de Versailles depuis 2008, il est candidat Les Républicains pour les élections législatives.

 

 

Commentaires

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par Sabatier Michelle - le 5 mars, 2017


Bravo ! C’est un constat terriblement lucide sur notre école républicaine qui ne l’est plus. Merci d’enseigner et de vous présenter aux législatives.

par Mme Michu - le 13 mars, 2017


article excellent ,apprendre à penser à nos enfants nécessite de transmettre via la langue maternelle ou celle du pays tous les repères et codes culturels,les acquis mathématiques.. mais aussi sociaux avec leur histoire avec leur affectif afin de ne pas perdre le fil de la pensée qui va du passé vers l’avenir toujours à inventer .Pour cela au fil du temps il faut transmettre sur du lien toujours à créer lui aussi…

par Tintin - le 13 mars, 2017


Voici un excellent article de F-X Bellamy sur ce que signifie instruire et éduquer. Je renvoie à ce sujet à deux de mes articles consacrés à ce sujet :
– le premier est paru dans iPhilo : http://iphilo.fr/2015/05/15/ce-que-je-dois-au-latin-et-au-grec-daniel-guillon-legeay/
– le second (lettre ouverte à Mme Najat Vallaud-Belkacem) sur mon blog : http://chemins-de-philosophie.over-blog.com/2016/01/lettre-ouverte-a-madame-najat-vallaud-belkacem-sur-la-reforme-du-college.html

par Guillon-Legeay Daniel - le 14 mars, 2017


Ou bien c’ est moi qui ne comprends pas l’ esprit du texte ou alors j’ ai l’ impression que le sujet est posé sur une mauvaise base!
Ne serions-nous pas des « singes-savants » depuis notre plus tendre enfance?! Nous apprenons un langage, un code communicatif socialement accepté…En quoi est-ce cela un problème en soi ?! Pourquoi l’ « apprendre » serait restrictif d’ une évolution personnelle et intégrale?! D’ après mes observations le système éducatif manquerait de personnes non seulement sensibilisées à l’ importance de l’ EQ, mais plus encore qui seraient capables de fonctionner dans une classe avec un grand nombre d’ élèves…Et puis peut-on réellement fonctionner ainsi avec un grand nombre?! Il existe certainement une meilleure voie: le système scandinave ou encore japonais, ou encore dans une certaine limite américain qui vu les résultats déjà donnés grâce au « constructivist leadership », sont des méthodes visant toutes trois à la culture émotionnelle, qui manque, chez le reste et dans notre culture. Pour avoir une vue claire aller voir comment les premières classes de l’ école fonctionnent! Du positionnement des bancs jusqu’ à la façon de faire le cour créés pour désintéresser l’ élève à la connaissance!
Les statistiques, de plus dans ces conditions, ne disent rien ou disent bien long pour les experts, ne se basant que sur les modalités éducatives dans l’ école! Les facteurs sociaux, le véritable niveau d’ intelligence de l’ élève et, le côté interactif entre parents et professeurs sont-ils pris en compte?! J’ en doute fort, car alors l’ article n’ aurait pas lieu d’ être écrit…! Il serait posé bien différemment! En ce qui concerne le modèle « montrer la voie, non l’ expliquer » est connu depuis longtemps et n’est ou ne serait en aucun cas l’ unique paramètre!

par Phebe Baltazzi - le 15 mars, 2017


Merci, merci !
Voilà exactement ce que je pense, ce que j’essaye d’expliquer aux élèves qui me demandent « mais à quoi ça sert d’apprendre ceci ou cela ? », ce qui m’a mise en colère hier pendant la formation sur le numérique au collège. On nous demande d’enseigner des choses immédiatement utiles, ou de faire du « ludique ». Mais ce n’est pas le rôle de l’école ! Je forme des futurs citoyens, j’essaie de leur donner des bases solides pour prendre des décisions libres et éclairées. Donc oui, il faut faire résonner le passé avec le présent pour lui donner du sens, oui je m’efforce de rendre mes cours intéressants, de proposer des activités motivantes, oui faire du lien entre les disciplines est positif (comment comprendre un texte littéraire sans connaitre son contexte historique?). Mais je ne suis pas animatrice de centre aéré, l’école est un lieu de travail et d’efforts ! Un lieu collectif, aussi. Le programme de Rousseau fonctionne peut-être en préceptorat (et encore !). Pas dans une classe de 30 adolescents !

par camichka - le 15 mars, 2017


Comment peut-on se prétendre « philosophe » et défendre les indéfendables fillon et sarko ? Je ne vais évidemment pas lire « l’article » d’un « représentant » d’une politique qui porte comme projet anti-pauvres d’augmenter la TVA et de supprimer L’ISF. Bellamy philosophe ? Qu’en pensent Michel Onfray et Michel Serres, Alain Badiou, Cynthia Fleury et Edgar Morin ?

par Le Quéré - le 16 mars, 2017


Bel article, à mes yeux très convaincant. La position de Rousseau a cependant été parfois plus nuancée que ne dit ici François-Xavier Bellamy, comme l’atteste le passage suivant de La Nouvelle Héloïse (I, XII) :

« La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, qui cependant n’ajoute au bien-être qu’autant qu’on la communique, et n’est bonne que dans le commerce. Otez à nos savants le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public ; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui ; et ils ne se soucieraient plus de l’étude s’ils n’avaient plus d’admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer ; je pense que quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les choses qu’on trouverait dans les livres ; c’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, et de se les approprier : au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt et à la quête ; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre ; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien : nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, et dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim. »

Passage qui me suggère par ailleurs que le problème est plus ancien. Est-ce Rousseau qui est en cause, ou plus largement la tradition socratique ?

par Eric Dumaître - le 16 mars, 2017


Je suis entièrement d’accord avec « Camichka ». Sarkozy a supprimé les IUFM ,ce qui fut une catastrophe. Fillon veut soutenir financièrement les écoles « Hors contrat »,ce qui est honteux et inacceptable. La plupart de ces écoles sont catholiques et intégristes !!! La pérennité de l’école laïque et républicaine est un combat. Au nom de quel idéal peut-on être philosophe de l’Éducation et faire partie du PR? C’est antinomique ! Pourtant il y a de bonnes idées dans son commentaire mais comment pourra-t-il les appliquer si Fillon devient président ? (A Dieu ne plaise !!!) .

par Frantz Reine - le 18 mars, 2017


Texte qui sonne juste, je dois ajouter, malheureusement, très juste, à mes oreilles de mère d’un collégien et d’un lycéen! Il met des mots précis et des références philosophiques sur mes sentiments, sur mes agacements et parfois ma colère face à ce que je constate chaque jour dans l’enseignement qui est donné à mes fils.
Il est dommage de constater que certains commentaires sont la triste démonstration d’une intolérance difficilement compatible avec la démocratie… et avec la philosophie. Refuser la légitimé d’une réflexion à partir de la seule position sur l’échiquier politique de son auteur et sous prétexte d’antinomies péremptoires révèle une inquiétante confusion entre le domaine de la pensée et celui de la morale, ou plutôt d’une pseudo morale qui croit pouvoir, en se situant d’emblée du côté du bien, se dédouaner de toute remise en question.
C’est aussi de cela que souffre l’école!

par Sylvie Reymond - le 23 mars, 2017


Il me semble voir dans ce débat intemporel entre… créateur et créature une énième confrontation entre actif et passif.
« Passif » étant jugé comme déshonoré et déshonorant et « actif » comme synonyme d’une toute puissance.
Comme si celui qui donne ou transmet ne recevait rien en retour de son activité de donneur, et comme si celui qui reçoit n’était pas… actif dans l’activité de l’écoute, et de la compréhension.
Un monde ainsi clivé, réduit à mesurer l’utilité et la valeur de manière… numérique est désespérément décadent, donc, est composé d’individus qui pour des raisons parfois mystérieuses, ne souhaitent plus penser par eux-mêmes.
Ne l’oublions pas, penser est une activité fatigante, inconfortable, difficile, et assez impopulaire, qui fait sortir du lot. A méditer…

par Debra - le 19 avril, 2017


Cet article, me semble incohérent, l’éducation scolaire moderne :  » l’idée centrale à l’IUFM est donc qu’il faut que les élèves soient actifs, et auteurs de leur propre savoir. L’enseignant ne doit plus transmettre des connaissances ; il doit donner aux élèves l’occasion de les construire par eux-mêmes « , en quoi serait ce comparable avec rousseau ? Pour rousseau, le plus grand nombre doit rester dans l’ignorance, quoi de mieux qu’un système scolaire qui implique d’apprendre pour apprendre, apprendre à obéir, apprendre des connaissances inutile enseigner par un maître ignorant, c’est bien le système scolaire d’hier à aujourd’hui ? Connaître son passé ? Qui pourra bien l’enseigner aux élèves, puisque les historiens se vendent toujours aux vainqueurs, celle de la classe dominante, le savoir est bien gardé, il me semble que votre point de vue est tout à fait élitiste ? Un point de vue commun aux anciens et aux modernes.

par Masque - le 21 avril, 2017


En bref, tout comme les philosophes des lumières (17ème siècle ), tout comme rousseau, vous êtes pour que le plus grand nombre reste dans l’ignorance, c’est votre point de vue, seulement, nombreuses sont les personnes qui sont pour un nouveau système scolaire,  » une école à ciel ouvert « , fin de la transmission des connaissances, pour une acquisition des connaissances par soi même, rendre les individus plus libre pour les aidé à faire leurs propres choix en fonction des circonstances et non de s’en remettre à une quelconque autorité, l’éducation du point de vue de montaigne ?

par Masque - le 21 avril, 2017


Je sais…mes propos ne sont pas très claire, il m’arrive de dire n’importe quoi, puisque ont peut tout entendre et son contraire, à ne plus savoir ce qui est vrai ou faux, autant faire comme tout le monde, cela dis, si le sens socratique en politique à un point de vue particulier, rien n’empêche que cette pensée évolue avec son temps ?

par Masque - le 22 avril, 2017


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