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Le bestiaire d’Hippolyte Taine : des insectes révoltés aux moutons candides

31/07/2018 | par Thomas Flichy de La Neuville | dans Politique | 4 commentaires

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BILLET : En cet été, Thomas Flichy de La Neuville nous fait découvrir les réflexions animales d’Hippolyte Taine. Dans son oeuvre majeure, Les origines de la France contemporaine, l’historien et philosophe du 19e siècle, penseur de la Révolution française, compare le peuple français à « une fourmilière d’insectes » en temps de troubles, mais à un sage troupeau de moutons en temps de paix.


Docteur en droit, agrégé d’histoire, ancien élève de l’INALCO en persan, Thomas Flichy de La Neuville est professeur à l’Ecole Spéciale de Saint-Cyr, où il dirige le département des études internationales, et membre du Centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne). Intervenant régulièrement à l’United States Naval Academy, à l’Université d’Oxford et à celle de Princeton, il a notamment publié Géoculture : Plaidoyer pour des civilisations durables (éd. Lavauzelle, 2015) et Géopolitique de l’Iran (PUF, 2017). 


Si Hippolyte Taine pimente parfois Les origines de la France contemporaine, de quelques allusions au monde animal, ce n’est guère par goût du pittoresque. Pour l’historien de la révolution et de l’Empire, la vie animale constitue en effet l’un des soubassements oubliés des actions humaines.

«Depuis trois siècles, nous perdons de plus en plus la vue pleine et directe des choses ; sous la contrainte de l’éducation casanière, multiple et prolongée, nous étudions, au lieu des objets, leurs signes ; au lieu du terrain, la carte ; au lieu des animaux qui luttent pour vivre, des nomenclatures, des classifications, et, au mieux, des spécimens morts de muséum (1).»

Place donc à la vie. Au sommet de l’Etat, Bonaparte, le grand maître des classifications n’ignore guère la puissance des instincts animaux :

«Il voit l’homme tel qu’il est, non pas l’homme en soi, le citoyen abstrait, la marionnette philosophique du Contrat social, mais l’individu réel, total et vivant, avec ses instincts profonds et ses besoins tenaces (2).»

Or, après le 9 Thermidor [9 juillet 1794, chute de Robespierre, ndlr], les derniers voiles sont déchirés. L’animal perce alors sous l’homme et sur la scène politique, «les instincts de licence et de domination (…) s’étalent à nu (3)». Il suffira donc pour le Premier Consul de démêler les instincts autoritaires puis d’en jouer à son avantage (4). A quoi donc ressemblent les animaux humains d’Hippolyte Taine ? Son bestiaire revêt deux faces différentes. La première, qui correspond aux temps de troubles, revêt l’apparence d’un dangereux peuple d’insectes rampants :

«À partir de 1789, la France ressemble à une fourmilière d’insectes qui muent ; en quelques heures, dans le court intervalle d’une matinée d’août, il leur pousse à chacun deux paires de grandes ailes ; ils s’enlèvent et tourbillonnent ; ils se heurtent entre eux ; beaucoup tombent, se brisent à demi et se remettent à ramper comme auparavant : quelques-uns, plus forts ou plus heureux, montent et brillent dans les hauts chemins de l’air (5).»

Ce peuple d’insectes ne sera jamais entièrement domestiqué par l’Empereur. Sa censure repère en effet un certain nombre d’«insectes littéraires, éclos dans les bas-fonds de la librairie, presque tous éphémères, rampants, imperceptibles, mais que le censeur, par zèle et par métier, considère comme des dragons redoutables, dont il doit soigneusement briser la tête ou arracher les dents» (6). Certains d’entre eux œuvrent depuis la nuit des temps, ainsi les araignées d’État, qui ont ourdi leurs toiles au profit de l’omnipotence du monarque (7).

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Mais le bestiaire de Taine revêt une apparence plus innocente en temps de paix, pendant laquelle les sujets deviennent de simples animaux domestiques. Que l’on en juge : la pluralité des Français se présente comme un être collectif «où la petite élite intelligente est noyée dans la grosse multitude brute ; de tous les jurys, c’est le plus incompétent, le plus aisément affolé et dupé, le plus incapable de comprendre les questions qu’on lui pose et les conséquences de sa réponse, le plus mal informé, le plus inattentif, le plus aveuglé par des sympathies ou antipathies préconçues, le plus volontiers absent, simple troupeau de moutons racolés, dont on peut toujours escroquer, violenter ou falsifier le vote, et dont le verdict, contraint ou simulé, est d’avance à la merci des politiciens (8)» (…) «chez l’homme du peuple, chez le mouton ordinaire, c’est la sensation directe, actuelle, animale, qui provoque les cris, les soubresauts convulsifs, les coups de tête, l’effarement et l’affolement contagieux. Quand on lui épargne cette sensation dangereuse, il se laisse faire ; tout au plus, il murmure contre la dureté des temps (9).»

Voilà la raison pour laquelle, il suffira à l’Empereur d’opérer un simple hypnotisme pour que les Français se prosternent immédiatement dans l’obéissance avec une fidélité animale (10). Après tout, seuls quelques sujets éclairés ont compris que l’Empereur aimait son peuple «comme un cavalier aime son cheval ; quand il le dresse, quand il le pare et le pomponne, quand il le flatte et l’excite, ce n’est pas pour le servir, mais pour se servir de lui en qualité d’animal utile, pour l’employer jusqu’à l’épuiser, pour le pousser en avant, à travers des fossés de plus en plus larges et par-dessus des barrières de plus en plus hautes : encore ce fossé, encore cette barrière ; après l’obstacle qui semble le dernier, il y en aura d’autres, et, dans tous les cas, le cheval restera forcément à perpétuité ce qu’il est déjà (…) une monture, et une monture surmenée (11)».

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Bonaparte, ce «bourgeon, cueilli dans la forêt avant l’âge de l’affinement, de l’appauvrissement et de la décadence», et transporté dans la pépinière révolutionnaire aura donc entrepris une expérience singulière. Cet animal plus sauvage que les autres, n’aura rien fait de moins que de sommer ses congénères de choisir entre l’extinction et la domestication. Notre herboriste de l’Empire n’ignorait pas en effet que les espèces ne sont pas toutes éternelles.

(1) Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, Le Régime moderne II, Hachette, 1894, p. 94
(2) Hippolyte Taine, op. cit., p. 43
(3) Ibid. p. 247
(4) Ibid. p. 182
(5) Ibid. p. 346
(6) Ibid. p. 76
(7) Ibid. p. 192
(8) Ibid., p. 349
(9) Ibid., p. 300
(10) Ibid., p. 89
(11) Ibid., p. 79

 

Thomas Flichy de La Neuville

Docteur en droit, agrégé d’histoire, ancien élève de l’INALCO en persan, Thomas Flichy de La Neuville est professeur à l’École Spéciale de Saint-Cyr, où il dirige le département des études internationales, et membre du Centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne). Intervenant régulièrement à l’United States Naval Academy, à l’Université d’Oxford et à celle de Princeton, il a notamment publié Géoculture : Plaidoyer pour des civilisations durables (Éd. Lavauzelle, 2015) et Géopolitique de l’Iran (Éd. PUF, 2017).

 

 

Commentaires

Ce que Taine constate, il ne l’explique pas. Il se contente de décrire la « déchéance » de la plèbe en se servant de la vie animale comme s’il s’agissait, selon sa théorie, d’un retour à l’origine.
Rousseau explique la déchéance des hommes par la « culture » qui cause une corruption de ce qui, en soi, par nature, est parfait.
Mais on peut, après le 20ème siècle, se demander si ces phénomènes de plèbe, de foules entassées dans des zones urbaines et réagissant de manière irrationnelle et compulsive, ne provient pas de la déculturation : perte des cultures allant s’accélérant chaque jour que le libéralisme-bonapartisme croît en hégémonie et non pas retour à la vie animale, ni à la nature humaine originelle.

par Gérard - le 31 juillet, 2018


Dans cette vision.. négative de l’Homme, il règne la tentation de renvoyer la foi (du citoyen dans son gouvernement ? dans son souverain ? ce n’est pas la même chose, loin s’en faut) à une histoire de dupes.
Les visions négatives de l’Homme pèchent par cynisme, et invraisemblance, car elles ne tiennent pas compte de la réalité du bon, et du bien, dont l’Homme est capable.
Dans un monde où l’Homme ne devient qu’un instrument au service d’un autre, la transcendance est évacuée.
Triste… « réalité » que celle du cynisme.
Et pas si réaliste que ça…

par Debra - le 1 août, 2018


Bêler avec les moutons, hurler avec les loups , c’est bien le comportement du conformiste, non ? En la matière , le spectacle lamentable que viennent de nous donner les oppositions, risque bien d’accroître la défiance de nombre de Français à l’égard de la classe politique.

par Philippe Le Corroller - le 5 août, 2018


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