Les animaux doivent-ils avoir des droits ?
Alors que la Loi Grammont punit depuis 1850 les actes de cruauté commis envers les animaux domestiques, la publication récente de plusieurs ouvrages relatifs au droit des animaux[1], à travers les recensions et articles qui leur ont été consacrés, suscite pourtant le débat, ce qui ne serait pas un mal si l’ignorance et la confusion n’y atteignaient des sommets. Aussi convient-il, non seulement de dissiper l’une des erreurs majeures qui troublent ce débat, mais de se demander ce que, entre erreurs et confusions, l’idée de l’animal comme sujet de droit peut signifier aujourd’hui.
À en croire les partisans de la promotion des animaux au rang de personnes juridiques, les bêtes sont, pour ainsi dire, « des hommes comme les autres ». Premièrement en ce qu’à l’instar de ces derniers elles sont des êtres vivants. Si la vie a des droits, pourquoi celle de la bête vaudrait-elle moins que celle de l’homo sapiens ? Mais ce n’est pas tout. Les bêtes seraient intelligentes. Elles sentent. Elles parlent. Elles riraient. Elles auraient conscience de la mort. Bref, elles pensent. Or, cette équation n’a rien d’évident. On dira qu’elle n’a pas rapport à l’objet de notre propos. On aurait tort. Si l’on cherche à confondre hommes et bêtes dans la catégorie de la pensée, n’est-ce pas pour remettre en cause le statut de l’homme comme sujet de droit, comme sujet moral, et par-là, in fine, l’anthropologie judéo-chrétienne qui sous-tend ces statuts ? Il importe ainsi de dénoncer des confusions qui nourrissent ici une approche idéologique.
Dans un article récent publié dans l’hebdomadaire Le Point[2], sont évoqués les travaux du biologiste Antonio Cribeiro, rattaché à l’Université britannique d’Exeter. Ce dernier, après avoir placé un poulpe dans un aquarium, y plonge un bocal en verre contenant un crabe et recouvert d’un couvercle vissé. Le poulpe finit par trouver le moyen de dévisser le couvercle. Il n’en faut pas davantage à certains pour affirmer que le poulpe possède des facultés « intellectuelles »[3]. Or, que montre le comportement de l’animal? Premièrement, bien sûr, qu’il est intelligent, l’intelligence du vivant n’étant rien d’autre que sa capacité d’échanger avec le milieu en mettant en œuvre, sous l’effet moteur de l’instinct, des mécanismes physiologiques adaptatifs. Mais les opérations du poulpe ne signifient nullement qu’il pense. La raison en est simple : il n’est pas nécessaire de supposer l’existence de la pensée pour expliquer de tels comportements, ce qu’a très bien montré Descartes[4] il y a maintenant plus de trois siècles! De la même façon, on se trompe du tout au tout lorsqu’on évoque « l’évolution prétendument spectaculaire de la science depuis peu »[5] pour étayer l’idée que le langage animal implique la pensée. Et l’on se trompe deux fois. Une première fois car cela fait plus de soixante ans que le zoologue Karl von Frish a montré que certaines espèces d’animaux possèdent des systèmes de communication[6]. Cela n’a donc strictement rien de nouveau ! Une seconde fois car, comme il l’explique, les « langages de gesticulation » n’ont nullement les caractéristiques du langage articulé propre à l’homme. Là encore, l’intelligence adaptative de la bête n’implique aucunement la pensée.
Se pose dès lors la question de savoir ce que ces multiples confusions mettent en jeu et en quoi elles font sens. Un premier point apparaît clairement. Si les bêtes pensent comme les hommes, alors il n’y a plus de propre de l’homme, et c’en est donc fini de l’humanisme qui, dans l’histoire de la pensée européenne, est frappé au coin de l’influence conjointe du spiritualisme grec et de la morale chrétienne. Mais ce n’est pas tout. Si les bêtes pensent, rient, souffrent, pourquoi ne seraient-elles pas des sujets de droit ? Pourquoi ne pas traiter les bêtes comme des êtres humains, autrement dit les animaux comme des personnes? Et dans ce cas, serait-il tellement absurde de se demander pourquoi les hommes ne pourraient pas épouser des bêtes ? L’humanisme réputé « anthropocentriste », hérité du créationnisme judéo-chrétien, aurait dès lors vécu. L’homme n’aurait que ce qu’il mérite : descendu de son piédestal, il serait par-là destitué de son humanité. Gardons nous pourtant de cette défiance vis-à-vis de l’humain. Car si le premier acte de cette révolution s’achevait, nous pourrions bien cruellement déchanter ! Réfléchissons… Qu’est-ce qui nous retiendra de traiter les hommes comme des bêtes quand on se sera convaincu que les bêtes doivent être traitées comme des hommes ?
[1] P. Singer, La libération animale, éditions Payot, 2012, T. Regan, Les droits des animaux, éditions Hermann, 2013.
[2] N° 2151 du 5 décembre 2013.
[3] Article des Échos, n° 20995 du 16 août 2011.
[4] Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646
[5] Article du Point cité note 2.
[6] Vie et moeurs des abeilles, 1953.
Agrégé de philosophie, Claude Obadia enseigne à l'Université de Cergy-Pontoise, à l'Institut Supérieur de Commerce de Paris et dans le Second degré. Il a publié en 2011 Les Lumières en berne ? (L’Harmattan) et en 2014 Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie (éditions Paradigme – Ovadia). Il consacre ses recherches actuelles aux sources religieuses et métaphysiques du socialisme. Son blog : www.claudeobadia.fr.
Commentaires
Le mouvement pour les droits des animaux vise à faire reconnaître le principe selon lequel on ne devrait intentionnellement mutiler, blesser, faire souffrir, enfermer, attacher et tuer un animal lorsqu’on peut faire autrement.
Ces devoirs prima facie de ne pas nuire se traduisent en droit fondamentaux au respect de son intégrité physique, de sa liberté et de sa vie.
Selon vous, il ne faut pas reconnaître aux animaux apparemment doués d’une vie subjective les droits les plus fondamentaux à vivre, à être libres et à ne pas être torturés parce que cela signifierait qu’on devrait les reconnaître comme des humains et les épouser. Mais où allez-vous pêcher ça? Avez-vous lu les auteurs?
Vous vous opposez à l’idée de reconnaître les autres animaux qui semblent être sujets d’une vie subjective et intersubjective (comme les mammifères et les oiseaux) comme des personnes juridiques parce que vous pensez que cela implique de les considérer comme des êtres humains.
Or, une personne juridique n’est pas nécessairement un être humain, comme en témoigne le fait que des compagnies peuvent être reconnues comme des personnes juridiques.
La raison pour laquelle le mouvement pour la protection des animaux demande que les animaux comme les mammifères et les oiseaux (qui sont violemment abusés dans les élevages) soient reconnus comme des personnes juridiques et non comme des propriétés, c’est pour pouvoir leur accorder des droits dans notre système juridique actuel. Ce n’est pas pour les épouser. Ni pour affirmer qu’ils sont des êtres humains.
Finalement, vous ne suivez pas la plus élémentaire logique en affirmant que respecter les intérêts les plus fondamentaux des autres animaux mènerait à traiter les hommes (sic: je suppose que vous voulez dire humains) « comme des bêtes » : au contraire, en affirmant qu’on ne devrait pas (mal)traiter les animaux comme des bêtes, le mouvement de protection des animaux empêche par principe toute « animalisation » de certains humains en soutenant que tous les individus vulnérables devraient être traités avec respect.
par Christiane Bailey - le 22 avril, 2014
Et les noirs ?
par Michel Renaud - le 24 avril, 2014
Bonjour
Je suis étonné de remarquer le peu d’arguments que vous développez dans votre texte. Ce sujet, des droits des animaux, est le plus important qui soit car c’est d’égalité et de liberté qu’on parle.
Le véganisme n’est pas un anti-humanisme mais plutôt un post-humanisme. Il ne s’agit pas d’enlever la place des humains mais d’en reconnaître une, une vraie, aux autres animaux sur la base de la sentience, qualité dont vous êtes doué tout autant qu’un poulet ou un porc, ce qui vous rend semblable à eux à ce niveau-là. Dans une perspective végane, les humains sont des animaux, ni plus, ni moins ; avec leurs spécificités, certes, mais d’autres espèces ont des spécificités aussi. Toute espèce et tout individu sont uniques, donc différents ; mais ils sont aussi égaux en droits fondamentaux car tous doués de sentience.
Vous dites « Si l’on cherche à confondre hommes et bêtes dans la catégorie de la pensée, n’est-ce pas pour remettre en cause le statut de l’homme comme sujet de droit, comme sujet moral, et par-là, in fine, l’anthropologie judéo-chrétienne qui sous-tend ces statuts ? » Je ne sais pas ce que vous avez lu comme auteurs, mais ce n’est pas du tout ça… On ne remet pas en cause les droits des humains, on remet en cause les droits qu’ils se donnent sur les autres animaux, c’est très différent. De même que les anti-esclavagistes ne remettaient pas en cause les droits des blancs, ni les anti-sexistes les droits des hommes etc. On remet en cause les abus et l’arbitraire, la violence aveugle ou calculée, la torture et ainsi de suite. Il s’agit d’élargir les droits et non pas de les restreindre comme font justement les humains qui ont le pouvoir…
Vous dites « Si les bêtes pensent comme les hommes, alors il n’y a plus de propre de l’homme ». Peur du déclassement ? Arrogance ? Vous avez besoin d’avoir un « propre » pour croire que vous avez de la valeur ? Il y aura toujours des différences entre les espèces et les individus, on dit seulement que ces différences de fait ne justifient pas les différences de droit à partir du moment où nous sommes tous sentients. L’important n’est pas « quel est le propre de l’Homme » mais « quels sont les animaux sentients – donc qui ont des intérêts devant être défendus par le droit – et comment faire pour les protéger ».
Vous dites « Pourquoi ne pas traiter les bêtes comme des êtres humains, autrement dit les animaux comme des personnes? Et dans ce cas, serait-il tellement absurde de se demander pourquoi les hommes ne pourraient pas épouser des bêtes ? » Ce dernier argument n’en est tellement pas un que je ne sais même pas si je vais y répondre… J’ai entendu le même sophisme dans la bouche des militants de la « Manif pour tous » qui ne sont pas du tout homophobes… « Si on se marie avec un homme pourquoi pas avec un chien ou un meuble ? »… Vous confondez l’identité et l’égalité : nous ne sommes pas identiques aux animaux, ni vous à moi, ni moi à votre cousine etc. Mais nous sommes égaux dans le cadre de la sentience. C’est pareil parmi les humains, différents, mais égaux. Le véganisme dit « tous sentients, différents ET égaux » et égaux parce que différents…
par Cristi Barbulescu - le 25 avril, 2014
Ah, et une petite chose primordiale : si les animaux ne devraient pas avoir des droits, bah… vous non plus alors parce que vous êtes un animal, du début à la fin.
par Cristi Barbulescu - le 25 avril, 2014
[…] Harang, docteur en philosophie, réagit à l’éditorial de Claude Obadia publié sur iPhilo le 22 avril 2014 et qui s’interrogeait : « Qu’est-ce qui nous […]
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