iPhilo » Descartes et la question animale : du modèle mécaniste du corps-machine au mouvement des passions

Descartes et la question animale : du modèle mécaniste du corps-machine au mouvement des passions

18/12/2022 | par Thibaut Gress | dans Classiques iPhilo | 1 commentaire

Download PDF

ANALYSE : Il est généralement établi que Descartes réduisait le vivant à une belle machine et refusait aux animaux toute forme de sensation et de spiritualité. Une célèbre anecdote va en ce sens : l’écrivain et scientifique Fontenelle aurait rendu visite à Malebranche, dont la philosophie s’inspire très largement de celle de Descartes, et une chienne serait venue caresser celui-ci. Malebranche lui aurait répondu avec un grand coup de pied qui aurait fait crier l’animal de douleur, ce qui aurait attristé Fontenelle. Malebranche lui aurait répondu : «Hey, quoi ! ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ?». C’est sur cette question de «l’animal machine» que Thibaut Gress nous propose de revenir ici, afin de corriger certaines erreurs d’interprétation des dires de René Descartes. (2nde partie)


Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, professeur agrégé et docteur en philosophie, Thibaut Gress dirige la revue Actu-Philosophia et enseigne en classe de khâgne au lycée Blomet. Spécialiste de philosophie renaissante et moderne, il a publié plusieurs ouvrages sur Descartes, dont Descartes et la précarité du monde (CNRS, 2012) et Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses, 2013). Auteur avec Paul Mirault de La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin, 2016), il a également publié une étude de philosophie de l’art en deux volumes, intitulée L’œil et l’Intelligible (Kimé, 2016).


La première partie de notre étude consacrée à l’approche cartésienne de l’animal a établi que, loin de nier l’existence de sentiments et d’affects chez les bêtes, Descartes en avait non seulement affirmé la présence mais avait de surcroît rendu compte du processus par lequel ils pouvaient être exprimés via une forme de langage animal strictement passionnel. Nous nous sommes toutefois principalement appuyé sur deux lettres, l’une à Morus datée du 5 février 1649 et l’autre adressée au Marquis de Newcastle, datée du 23 novembre 1646, ce qui pourrait donner l’impression d’une évolution tardive de Descartes en faveur d’un sentiment animal en rupture avec les grands textes antérieurs, qu’il s’agisse du Discours de la Méthode de 1637 ou même des Principes de la philosophie de 1644. Or, nous aimerions montrer dans cette seconde partie qu’il n’en est rien : la logique même du mécanisme cartésien, établie dès 1630, accomplit une double percée : 1) d’une part elle permet de naturaliser un grand nombre de phénomènes et donc de proposer une explication similaire des comportements humains et animaux. Mais 2) d’autre part, l’étendue explicative du mécanisme a pour effet d’accorder bien plus aux bêtes que ce que l’on croit ; si, en effet, le mécanisme peut rendre compte de processus cérébraux complexes en l’homme, alors la similarité des modèles impose d’accorder aux bêtes tout ce que le cerveau et le système nerveux sont en mesure de produire, à savoir sentiments, émotions, souvenirs, et peut-être même «pensées» en un certain sens qu’il nous faudra préciser.

Lire aussi : Descartes et la question animale : pourquoi tant d’erreurs ? (1ère partie) (Thibaut Gress)

Pour démontrer cela, il nous faudra donc rendre compte de ce que signifie le mécanisme cartésien, et établir la continuité de son approche depuis les années 1630 jusqu’aux derniers écrits[1].

En quel sens les animaux sont-ils des «machines» ?

Rappelons en premier lieu que la machine ou l’automate, fréquemment convoquée par Descartes, sert à rendre compte du mouvement dans un cadre physique et à montrer que des objets explicitement dénués d’âme peuvent néanmoins adopter une série de mouvements proches de ceux des hommes. A cet égard, la machine ne constitue pas l’élucidation de la nature réelle des bêtes mais fait au contraire office de modèle, donc d’image explicitement distincte de la réalité dont elle permet néanmoins de comprendre le fonctionnement. En outre, la machine – dont la figure privilégiée est celle de l’automate – a ceci de fondamental qu’elle simplifie la présentation des corps dont elle permet de restituer le fonctionnement depuis un cadre moins complexe que celui qu’imposerait l’analyse de la réalité même de ces derniers :

«Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.»[2]

En creux, donc, le modèle de la machine déborde le strict cadre épistémique en tant que, par la simplification qu’il donne à voir, se révèle du même geste l’extraordinaire complexité de la réalité animale irréductible à ce que l’homme peut en reproduire : «On sait que, analyse fort bien Denis Kambouchner, chez Descartes, l’explication scientifique est censée se traduire sur le plan psychologique par une économie de l’admiration (l’étonnement admiratif), qui se détachera des phénomènes particuliers pour se concentrer sur quelques grands objets.»[3]. Née d’un contraste entre le modèle machinique que peut réaliser l’art humain et la réalité même de l’organisme animal telle que produite par Dieu, l’admiration accuse la différence entre la complexité même de la bête et la reproduction que peut en proposer l’art humain. Ainsi se distinguent deux enjeux toutefois entremêlés dans les textes : Le premier, d’ordre ontologique, concerne la distinction entre ce que sont véritablement les corps et le modèle permettant d’en expliquer le fonctionnement : s’il est vrai que le fonctionnement des animaux peut être intégralement expliqué par le seul modèle de la machine, il n’en dérive pas que les bêtes sont des machines. En effet, croire que le modèle de l’automate dit la nature même de la réalité qu’il modélise, et donc que les bêtes sont des machines, relève d’une dommageable hypostase de l’approche épistémique en affirmation ontologique, conduisant à une confusion entre, d’une part, ce qui permet d’expliquer le fonctionnement des phénomènes « biologiques » et, d’autre part, la nature réelle des bêtes ; c’est en d’autres termes confondre l’analogie qu’autorise un modèle avec une ontologie, confusion que ne commettait jamais Descartes et que commettent bien des contemporains. La carte machinique n’est pas le territoire du corps. Le second enjeu est qualitatif et introduit une variation de degré entre l’artefact (l’automate) et la machinerie animale : ce que nous nous représentons comme une machine produite par Dieu est infiniment plus complexe et élaboré que la simplification que nous pouvons en proposer via les automates ou les produits de la technique humaine.

De ce fait, la modélisation cartésienne se distribue selon une double portée, épistémique autant que pratique. Sur le plan de la connaissance, le modèle de l’animal machine autorise une approche mécaniste du fonctionnement des corps tandis que, sur le plan pratique, il s’accomplit dans la fabrication d’artefacts dont la simplification révèle par contraste l’immense complexité de la machine animale. Cela implique qu’un tel modèle, comme l’écrit André Pichot, propose «une hypothèse sans affirmer décrire la réalité»[4], et qu’il convient donc de se prémunir contre toute tentation de l’hypostasier et d’en faire un signifiant à portée ontologique.

Le modèle de l’animal-machine est-il initialement destiné à rendre compte du fonctionnement des bêtes ?

Contrairement à une légende tenace, ce ne sont pas les bêtes mais les humains qui, à l’origine, sont décrits selon le modèle de la machine. En bon physicien, Descartes considère en effet que les lois de la matière, à savoir celles de la physique, doivent expliquer tous les phénomènes matériels, y compris ceux relevant du «vivant» ; sans cela, il y aurait une forme de mouvements – ceux du «vivant» – qui ne relèveraient pas de la matière et qui introduiraient, au cœur de celle-ci, une «zone de non-droit» pour la physique, ce qui implique de ramener le vivant au physique. «Dans la biologie cartésienne, note fort justement André Pichot, la vie a disparu»[5] car elle est «naturalisée», c’est-à-dire «désanimisée» et «physicalisée»[6].  Par conséquent, Descartes subordonne la connaissance du fonctionnement du corps humain (et non sa réalité ultime) au cadre général des lois de la matière, c’est-à-dire du mécanisme physique, et c’est bien au sujet de l’homme qu’il forge initialement le modèle de l’automate ou du «corps-machine».

Rédigé au début des années 1630, et formant le 18ème chapitre du Monde, le Traité de L’Homme peut ainsi décrire le corps humain selon la fameuse «disposition des organes», autorisant une approche mécaniste de la vie humaine[7] qui, plus tard, s’étendra aux bêtes. C’est donc une grave erreur que d’affirmer que seules les bêtes seraient appréhendées selon un corps-machine : ce sont inversement les hommes qui sont ramenés à ce modèle machinique en vue d’expliquer dans un cadre épistémique la logique de leur fonctionnement corporel. C’est pourquoi le Traité de L’Homme s’ouvre sur ces lignes célèbres :

«Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible ; en sorte que, non seulement, il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et qu’enfin elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.»[8]

Pourrait-on mieux dire que la notion de «machine» n’est jamais qu’un modèle mécaniste dont la clarté autorise la compréhension épistémique du corps humain en le considérant comme un automate fonctionnant par une habile disposition des pièces qui le composent ?  Dans ces conditions qui sont celles d’une visée scientifique et non d’une recherche ontologique, le modèle de la machine qui, ayant fait ses preuves pour la compréhension du corps humain, se verra étendu à la compréhension scientifique des bêtes. C’est pourquoi, dans la cinquième partie du Discours de la Méthode où il fait retour sur son itinéraire intellectuel, Descartes présente l’étude des hommes comme un cas particulier de l’étude des bêtes :

«De la description des corps inanimés et des plantes, je passai à celle des animaux et particulièrement à celle des hommes»[9]. En somme, ni les humains ni les bêtes ne sont véritablement des machines, mais le fonctionnement du corps humain comme celui des bêtes peut être pensé depuis le modèle mécaniste de la machine – de l’automate. On peut bien contester le mécanisme cartésien, juger qu’il passe à côté de la vie et qu’il écrase excessivement la dimension biologique du vivant, mais certainement pas en faire le point de départ ni d’un mépris spécifique à l’encontre des bêtes, ni d’un orgueil humain inconsidéré. Ainsi peut-on «précisément indiquer (…) que dans cette théorie des animaux-machines, l’orgueil humain (…) n’a aucune part, non plus que la voracité, pour ne pas parler d’on ne sait quelle agressivité ou violence originaire.»[10]

Qu’est-ce qu’explique le modèle du corps-machine ?

Si un même modèle peut rendre compte du fonctionnement du corps animal autant que de celui du corps humain, et si ce modèle est explicitement mécaniste, c’est donc qu’un certain nombre de fonctions communes, c’est-à-dire animales comme humaines, peuvent être expliquées par la seule disposition naturelle des organes. L’enjeu est alors de déterminer si ces fonctions peuvent aller au-delà de phénomènes comme la digestion ou le déplacement et engager la question des sensations, du sentiment et même de ce qui, pour les hommes, apparaît comme sa vie psychique. Il se trouve que, dans des textes précoces, va se dessiner une sorte de va-et-vient entre une explication physiologique de la vie psychique des hommes et une attribution de sentiments et de souvenirs aux bêtes. De ce fait, bien avant les Lettres au Marquis de Newcastle ou à Morus, apparaît une évidence, à savoir que la constitution physiologique des bêtes suffit à rendre compte de leurs sentiments, de leur imagination et même de leur mémoire. Cela se comprend par exemple dans les années 1630, notamment à la toute fin du Traité de l’Homme où Descartes résume l’impressionnante étendue de ce dont le modèle du corps-machine est capable de rendre compte :

«Je désire que vous considéreriez, après cela, quez toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette Machine, comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil ; la réception de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités, dans les organes des sens extérieurs ; l’impression de leurs idées dans l’organe du sens commun, et de l’imagination, la rétention ou l’empreinte de ces idées dans la Mémoire ; les mouvements intérieurs des Appétits et des Passions (…). Je désire, dis-je, que vous considéreriez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette Machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate.»[11]

Loin de ne concerner que la digestion, le battement cardiaque ou encore la respiration, l’approche mécaniste du corps humain s’étend aux sens, aux sentiments, à la mémoire, à l’imagination et aux passions. Impliquant une relation causale au sein de l’étendue, chacune de ces fonctions reçoit une explication physiologique dont l’ambition manifeste est d’en restituer le soubassement matériel sur lequel l’âme pourra faire œuvre, en un second temps, de ressaisie réflexive. On pourrait alors répondre que cela ne concerne que le corps humain et qu’il est illégitime de transférer l’explication organique des hommes du Traité de l’homme aux bêtes. Ce serait toutefois reconduire le sophisme que nous avions identifié en première partie et présupposer que la présence en l’homme de l’âme change le sens de la machine corporelle. Or, s’il est vrai que l’âme en tant qu’unie au corps, impose sur le plan métaphysique de penser un sens spécifique du corps humain que nous avons appelé ailleurs «corps animé»[12], il est faux sur le plan épistémique de considérer que l’âme engage une différence quant au sens du corps avec lequel elle est intimement unie. Le corps n’est en somme spécifiquement humain que sur le plan métaphysique de l’union, mais il demeure un corps-machine non spécifique d’un point de vue épistémique, l’âme ne changeant pas le sens du corps dans le cadre de la connaissance scientifique que l’on peut en avoir ; il en découle que ce qui est mécaniquement vrai du fonctionnement des organes humains l’est tout autant des organes animaux pour peu que les bêtes en possèdent de similaires.

Qu’est-ce que les bêtes ont en commun avec les hommes ?

Cette similarité fonctionnelle se prouve aisément dès les années 1630, où de nombreux textes entremêlent hommes et bêtes pour rendre compte du fonctionnement de certaines réactions. Ainsi, dans la lettre à Mersenne du 18 mars 1630 où se trouve investiguée la possibilité de rendre raison du beau, Descartes – qui nie une quelconque raison du beau – se trouve-t-il amené à déployer deux arguments : le premier, tiré de son Abrégé de musique, montre que s’il est impossible d’établir une raison universelle du beau, il est en revanche légitime de déterminer des régularités dans le rapport des sens à l’objet qu’autorise la « fantaisie » et ainsi dessiner des cas généraux quoique non universels[13]. Plus essentiel pour nous est le second argument ainsi exprimé :

«la même chose qui fait envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de pleurer aux autres. Car cela ne vient que de ce que les idées qui sont en notre mémoire sont excitées : comme ceux qui ont pris autrefois plaisir à danser lorsqu’un jouait un certain air, sitôt qu’ils en entendent de semblable, l’envie de danser leur revient ; au contraire, si quelqu’un n’avait jamais ouï jouer des gaillardes, qu’au même temps il ne lui fût arrivé quelque affliction, il s’attristerait infailliblement, lorsqu’il en ouïrait une autre fois. Ce qui est si certain, que je juge que, si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu’il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s’enfuir.»[14]

Le propos est à la fois clair et ambigu : il semble clair parce que grande est la tentation d’y voir une description des passions humaines, lesquelles dépendraient moins de l’objet comme tel que du souvenir qui y est associé, souvenir qui s’apparente presque à un investissement de sens de l’objet depuis un vécu. La mémoire qui réactive certaines pensées fait que celles-ci délivreraient alors la signification même de l’objet et ce en fonction de l’histoire du sujet. Ici s’établirait quelque chose comme l’historicité du sujet cartésien qui, par l’union de l’âme et du corps, associerait à certains objets certaines significations spécifiques. Mais en même temps le propos se fait ambigu par la comparaison avec le chien : celui-ci semble fonctionner comme un humain, c’est-à-dire qu’il associe à tel événement un souvenir qui confère audit événement sa signification et peut entraîner joie ou effroi en fonction du souvenir. Et le violon que nous croyons agréable peut dès lors, parce qu’il rappelle la maltraitance de l’animal, générer chez ce dernier l’effroi et la fuite ; c’est donc l’évocation mnésique qui dicte le sens de ce qui a lieu et non ce qui a lieu qui détermine l’émotion.

Lire aussi : Les contradictions de l’expérimentation animale ( Laurence Harang)

L’entremêlement des deux illustrations impose de revoir la première compréhension du texte ; fondamentalement, ce dont Descartes entretient Mersenne concerne la médiation mnésique par laquelle les sens se rapportent aux objets de sorte que l’on ait moins affaire à l’objet comme tel qu’à une sorte d’agrégat où se conjuguent présentation sensible de l’objet et souvenirs associés à ce dernier, déterminant en grande partie l’appréciation que nous portons sur lui. Or, si ce schéma est indifféremment utilisé pour décrire le fonctionnement des hommes et des bêtes, c’est qu’il est exclusivement d’ordre mécaniste et qu’il impose de comprendre que les animaux ont une mémoire, non pas certes au sens d’une âme qui rechercherait activement des souvenirs, mais au sens d’impressions mnésiques cérébrales qui, au même titre que chez les hommes, détermineraient le sentiment qu’éprouve l’animal à l’endroit de l’objet associé à un souvenir. Le chien, donc, entendant le son du violon, et investissant un tel son du souvenir de la douleur, éprouverait un vif déplaisir à son entente, et s’enfuirait. Bien sûr, une telle explication est exclusivement mécanique mais il en va de même pour la mélodie qui donnerait envie de pleurer à certains hommes et de danser à d’autres ; en réalité, le soubassement mécanique des corps humains et bestiaux est le même, et s’étend jusqu’à l’explication des sentiments, des passions et des souvenirs. Ce qui ne signifie pas que, pour les humains, serait ainsi restituée la totalité du processus car s’y ajoute la vie de l’âme. Sur ce point, Descartes est donc déjà au clair en 1630 et tout ne sera qu’une explicitation de cette évidence séminale. La fameuse lettre au Marquis de Newcastle, seize ans plus tard, ne dira pas autre chose :

«Pour les mouvements de nos passions, bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne le sont dans les hommes, sans qu’on puisse, pour cela, conclure qu’ils aient des pensées.»[15]

Ainsi se comprend l’élément déterminant du mécanisme : celui-ci concerne tout ce qui s’effectue «malgré nous», c’est-à-dire malgré notre volonté consciente. Il est de ce fait toute une série de mouvements qui, indépendants de la volonté, s’effectuent sous une forme similaire chez l’homme et chez la bête du fait même que de tels mouvement sont strictement indépendants de l’âme. Les «réflexes» que semble ici conceptualiser ou approcher Descartes, qu’ils soient humains ou bestiaux, sont de ce fait pris en charge par l’explication mécaniste, laquelle impose d’admettre des mouvements passionnels chez les animaux, quoique non ressaisis par l’âme, manière de dire que les mouvements passionnels ne conduisent à des passions que chez l’homme.

En quel sens l’âme sent-elle si le corps-machine suffit à rendre compte du sentiment ?

Il peut sembler déroutant d’attribuer au corps la capacité à produire mécaniquement des sentiments car, à de très nombreuses reprises, Descartes rappelle que, chez l’homme, « c’est l’âme qui sent, et non le corps[16]. » Or, si l’explication mécaniste fonctionne de manière similaire chez l’homme et chez la bête, alors on risquerait de parvenir à une double explication du sentiment humain, car ce dernier s’expliquerait autant par la présence de l’âme que par la disposition des organes et le rôle des esprits animaux ; là contre, Descartes affirme sans ambiguïté aucune que, chez l’homme, c’est l’âme qui sent à l’exclusion du corps.En réalité, le propos est remarquablement clair ; dire que, chez l’homme, c’est l’âme qui sent, ce n’est en aucun cas dire que l’âme explique la sensation ou le sentiment, c’est simplement poser le sujet du sentir. S’établit ainsi, dans tous les textes cartésiens, une très nette distinction entre ce qui relève du registre de l’explication et ce qui relève du registre de la subjectivité : l’explication est toujours du côté de la physiologie mécaniste, qu’il s’agisse des bêtes ou des hommes, et en ce sens la causalité rendant compte de la formation des sensations, des souvenirs, de certaines réactions de l’ordre du « réflexe » ou encore de leur traitement cérébral se réduit à un schéma naturaliste commun. En revanche, seul l’homme, en vertu de l’âme, se fait sujet conscient de ce que produit le corps, et c’est à ce titre que l’âme peut être sujet du sentir. Ainsi, dans la quatrième partie de la Dioptrique, ouverte par le rappel du fait que c’est l’âme qui sent, Descartes poursuit aussitôt sur une analyse strictement physiologique et distingue trois aspects des nerfs : les peaux, les substances intérieures (les filets) et les esprits animaux (le souffle très subtil). Progressivement, se trouve analysée pour elle-même la machine corporelle depuis les nerfs qui «ne servent pas seulement à donner le sentiment aux membres, mais aussi à les mouvoir»[17], le tout se voyant corrélé au cerveau. Certes, l’âme se voit elle-même, pour nous humains, associée au cerveau, ce sans quoi elle n’aurait rien à sentir, mais si l’on supprimait cette dernière, l’ensemble du mécanisme demeurerait fonctionnel en vue d’expliquer cérébralement le sentiment et le mouvement depuis le système nerveux via la conjonction des esprits animaux et des filets :

«il faut penser que sont les esprits qui, coulant par les nerfs dans les muscles, et les enflant plus ou moins, tantôt les uns, tantôt les autres, selon les diverses façons que le cerveau les distribue, causent le mouvement de tous les membres ; et que ce sont les petits filets, dont la substance intérieure de ces nerfs est composée, qui servent aux sens.»[18]

De la même manière, le vocabulaire très naturaliste des Passions de l’âme de 1649 ne cesse de placer les causes explicatives du côté du corps, l’âme n’étant jamais que le réceptacle passif de ce que le corps a activement produit, ce qui revient à dire que les passions de l’âme humaine sont d’abord la description de ce que l’âme subit passivement de la part d’un corps actif en vertu de son mécanisme interne :

« Que pour connaître les passions de l’âme, il faut distinguer ses fonctions d’avec celles du corps. Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action.»[19]

De ce fait, l’explication des passions se trouve, pour un grand nombre d’entre elles, dans la seule action du corps et c’est ainsi que la plupart d’entre elles trouvent leurs causes dans les impressions cérébrales, la chaleur du corps, les esprits animaux, etc., dont l’âme n’est jamais que le réceptacle passif. Partant, nombre de passions sont décrites sans que l’âme ne soit mentionnée, ce dont nous prévient Descartes à l’entame de la seconde partie qui précise que l’action de l’âme n’est pas toujours requise pour rendre compte des passions bien qu’il n’y ait de passions que pour l’âme. En effet, «encore qu’elles puissent quelquefois être causées par l’action de l’âme, qui se détermine à concevoir tels ou tels objets»[20], beaucoup le sont «par le seul tempérament du corps ou par les impressions qui se rencontrent fortuitement dans le cerveau, comme il arrive lorsqu’on se sent triste ou joyeux sans en pouvoir dire aucun sujet»[21]. Exemplaire de cette explication purement physiologique des passions est l’analyse du désir :

«Enfin je remarque cela de particulier dans le désir qu’il agite le cœur plus violemment qu’aucune des autres passions, et fournit au cerveau plus d’esprits, lesquels, passant de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus et toutes les parties du corps plus mobiles.»[22]

Cette autarcie explicative des passions par le mécanisme corporel implique que les bêtes sont pleinement en mesure d’éprouver les mouvements explicatifs des passions, et si seul l’homme éprouve au sens strict les passions comme telles puisqu’il est seul à être pourvu d’une âme, tout le soubassement corporel qui en est à l’origine est nécessairement productif d’un certain type d’épreuve sentimentale chez les bêtes. Que l’âme éprouve sur le mode passionnel l’action des mouvements du corps n’implique pas que les bêtes, en tant que dénuées d’âme rationnelle, n’éprouvent rien ; cela implique simplement qu’elles ne l’éprouvent pas sur le mode passionnel du fait même que, chez elles, le corps est comme sujet et objet du processus, et dispense de toute prolongation psychique. Il est ainsi des articles où Descartes en vient à expliciter, pour l’homme, l’exclusion initiale de toute vie psychique dans le rapport aux mouvements du corps ; tel est le cas du remarquable article 94 consacré à la joie et à la tristesse qui se fait pure épreuve des états du corps, dont l’autonomie est affirmée avant que ne vienne les ressaisir l’âme sous forme passionnelle :

«Comment ces passions sont excitées par des biens et des maux qui ne regardent que le corps, et en quoi consistent le chatouillement et la douleur. Ainsi, lorsqu’on est en pleine santé et que le temps est plus serein que de coutume, on sent en soi une gaieté qui ne vient d’aucune fonction de l’entendement, mais seulement des impressions que le mouvement des esprits fait dans le cerveau ; et l’on se sent triste en même façon lorsque le corps est indisposé, encore qu’on ne sache point qu’il le soit.»[23]

Tout dans ces textes indique que le corps seul suffit à rendre compte d’un certain nombre d’états qui peuvent ainsi être communs à l’homme et à l’animal, états qui seront passionnellement ressentis par l’âme humaine, sujet de tout sentir, tandis que le corps bestial se fera lui-même sujet de ses propres états et éprouvera donc d’une manière non passive la vivacité de ses impressions. Bref, le mouvement corporel conduisant aux passions est commun, mais seuls les hommes, par ce que subit l’âme, éprouve ces mouvements comme des passions.

Conclusion : les bêtes «pensent-elles» ?

À bien des égards, ce que vise à établir cet article pourrait sembler superflu tant il est évident que les bêtes ont des sensations, des sentiments et une activité cérébrale. Au fond, croire que l’âme serait chez Descartes la condition exclusive du sentir reviendrait à croire que les bêtes auraient des yeux mais ne verraient point, auraient des oreilles mais n’entendraient point, subiraient les mouvements des esprits animaux mais n’éprouveraient rien, et ainsi de suite. Ce serait absurde et stupide au regard des textes cartésiens : Non seulement l’animal voit – cela va de soi – mais en plus ce qu’il voit se trouve mécaniquement associé à des souvenirs dont la trace cérébrale peut à son tour être expliquée mécaniquement. Ainsi, sur le strict plan épistémique, l’organe animal ainsi que ses connexions nerveuses et cérébrales ne saurait différer significativement de l’organe humain. Songeons ainsi que, dans la Dioptrique, Descartes expose le fonctionnement du nerf optique et, pour en convaincre le lecteur, invite ce dernier à prendre «l’œil d’un homme fraîchement mort ou, à défaut, celui d’un bœuf ou de quelque gros animal»[24]. Tout est dit. On peut donc juger établi le fait suivant : dès 1630, Descartes est en possession d’une explication mécaniste commune aux hommes et aux bêtes de l’ensemble des mouvements corporels, depuis le déplacement et la digestion jusqu’aux sentiments et aux souvenirs. Ne variant jamais sur ce point, il ne fera qu’expliciter l’évidence de départ au gré des incompréhensions de ses interlocuteurs. Précisant le sens de qu’il ne cesse d’avancer depuis ses premiers écrits, il se contente de rendre visible la signification – mais aussi la puissance – de son approche.

Lire aussi : Les animaux doivent-ils avoir des droits ? ( Claude Obadia)

Mais n’est-ce pas alors emprunter le chemin d’une attribution de «pensées» aux bêtes ? Si en effet le cerveau et les mouvements des esprits animaux autorisent pleinement à attribuer aux bêtes sensations, sentiments et souvenirs, n’est-ce pas dire qu’il existe quelque chose comme une explication strictement naturaliste d’un certain type de pensée ? Cela n’est pas à exclure à condition de distinguer pensée mécaniquement explicable et pensée rationnelle. Or, il nous semble que c’est à cette nuance que songe Descartes dans la très prudente formulation de l’article 50 déjà cité des Passions de l’âme. Analysant le dégoût des bêtes envers la viande avariée, et cherchant à établir la similarité du mouvement des esprits animaux, Descartes rappelle que les bêtes n’ont «point de raison» et ajoute «ni peut-être aussi aucune pensée»[25], indiquant par là qu’il n’est pas possible d’inférer automatiquement de l’absence d’âme rationnelle l’absence totale de pensées ; en effet, la parenté entre la bête et l’homme que génère l’approche mécaniste suggère que pourrait être déterminée une forme de pensées non explicables par l’âme, et strictement réduites au fonctionnement cérébral. Descartes n’a certes pas creusé une telle voie mais tout dans ses analyses conduit à une telle possibilité. Mais quand bien même serait-elle établie, il ne faudrait pas par un excès inverse confondre bêtes et hommes. Il est ainsi clair que si le soubassement matériel leur est similaire, il n’en découle pas pour autant que les bêtes disposent de passions : en elles se manifestent les mouvements des esprits animaux et leurs effets, mais seuls les hommes, en vertu de l’âme, voient ces mouvements devenir au sens propre les passions de cette dernière. De même, si la plupart des passions s’expliquent sans le secours de l’âme, il en est qui requièrent la participation active de celle-ci. Tel est le cas du souvenir actif :

«Ainsi lorsque l’âme veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait que la glande, se penchant successivement vers divers côtés, pousse les esprits vers divers endroits du cerveau, jusques à ce qu’ils rencontrent celui où sont les traces que l’objet dont on veut se souvenir y a laissées ; car ces traces ne sont pas autre chose sinon que les pores du cerveau, par où les esprits ont auparavant pris leur cours à cause de la présence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres à être ouverts derechef en même façon par les esprits qui viennent vers eux.»[26]

Sans l’âme, les mêmes «traces» demeureraient certes dans le cerveau, et les souvenirs en tant qu’impressions cérébrales auraient le même type d’existence, ce qui revient à poser explicitement que les bêtes ont des souvenirs – ce que l’on sait depuis 1630. Ce qui varie néanmoins entre l’homme et l’animal ce n’est pas le souvenir, mais la possibilité que l’âme ici déclinée comme «volonté» offre à l’homme de rechercher activement un souvenir. En d’autres termes, par la partie active de l’âme qu’est la volonté, il est donné à l’homme de vouloir se souvenir, et non simplement de se souvenir au gré des réactions mécaniques que suscite la présence de tel ou tel objet. Aussi l’évocation spontanée d’un souvenir à la faveur de la présence d’un objet s’explique-t-elle mécaniquement, mais que l’on éprouve consciemment le besoin de se rappeler un événement ou que l’on veuille retrouver un souvenir enfoui, voilà qui indique que la mémoire humaine surpasse le simple fonctionnement mécanique de l’inscription cérébrale de traces matérielles. Mais cela ne conduit pas pour autant à nier l’existence de souvenirs chez les bêtes. C’est pourquoi, conclut Descartes dans la Lettre à Morus : «mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes».

[1] Cette seconde partie reprend dans ses grandes lignes une intervention à l’Université de Dijon dans le cadre du plan académique de formation, auquel nous avait amicalement convié Pierre Guenancia. Nous lui adressons notre amical remerciement pour cette sollicitation.
[2] René Descartes, Discours de la Méthode, V, AT VI, 55-56 ; OC III, 118.
[3] Denis Kambouchner, Descartes n’a pas dit…, op. cit., p.164.
[4] André Pichot, Histoire de la notion de vie, chap. V, «Descartes et le mécanisme», Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, p.342.
[5] Ibid., p.346.
[6] Ibid. Nous laissons de côté le problème de l’embryologie, véritable lieu du mécanisme cartésien selon André Pichot.
[7] Comme l’a néanmoins relevé Annie Bitbol-Hespériès dans Le principe de vie chez Descartes (Vrin, 2002), il y a quelque chose comme «un principe de vie» chez Descartes, mais pleinement naturalisé, à savoir ramené à la chaleur cardiaque. La fin du Traité de l’Homme précise en effet l’enjeu fondamental de la démarche cartésienne ainsi exprimé : «il ne faut point (…) concevoir en elle [la machine corporelle] aucune autre Âme végétative ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés.» (AT XI, 202). La formulation laisse entendre que la «chaleur du feu» remplit la fonction d’un «principe de vie» dont la principialité se réduit toutefois à la motricité et exclut toute forme d’animation excédant le cadre mécaniste.
[8] René Descartes, Traité de l’Homme, AT XI, 120.
[9] René Descartes, Discours de la Méthode, V, AT VI, 45 ; OC III, 111.
[10] Denis Kambouchner, Descartes n’a pas dit…, op. cit., pp.159-160.
[11] René Descartes, Traité de l’Homme, AT XI, 201-202.
[12] Nous nous permettons de renvoyer à notre Apprendre à philosopher avec Descartes, Paris, Ellipses, 2010, pp. 171-196, ainsi qu’à l’entrée «corps humain» de notre Dictionnaire Descartes, Paris, Ellipses, 2018, pp.54-58.
[13] Sur la question générale du beau chez Descartes, nous renvoyons à notre Descartes. Admiration et sensibilité, Paris, PUF, 2013.
[14] René Descartes, Lettre à Mersenne, 18 mars 1630, AT I, 133-134 ; OC VIII-1, 66.
[15] René Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, AT IV, 573-574 ; OC VIII-2, 452. C’est nous qui soulignons.
[16] René Descartes, Dioptrique, IV, AT VI, 109 ; OC III, 167.
[17] Ibid., AT VI, 110 ; OC III, 168.
[18] Ibid.
[19] René Descartes, Les passions de l’âme, art. 2, AT XI, 328.
[20] Ibid., II, art. 51, AT XI, 371.
[21] Ibid.
[22] Ibid., II, art. 101, AT XI, 403.
[23] Ibid., II, art. 94, AT XI, 398-399.
[24] René Descartes, Dioptrique, V, AT VI, 115 ; OC III, 171.
[25] René Descartes, Les passions de l’âme, I, art. 50, AT XI, 369.
[26] Ibid., I, art. 42, AT XI, 360.

 

Thibaut Gress

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress dirige la revue Actu-Philosophia et enseigne la Philosophie au lycée Charles Péguy. Spécialiste de philosophie renaissante et moderne, il a publié plusieurs ouvrages sur Descartes, dont Descartes et la précarité du monde (CNRS, 2012) et Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses, 2013). Auteur avec Paul Mirault de La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin, 2016), il a également publié une étude de philosophie de l’art en deux volumes, intitulée L’œil et l’Intelligible (Kimé, 2016).

 

 

Commentaires

Voilà des semaines que ce texte est ici, et que j’ai l’intention de le commenter…
Merci de l’avoir publié. C’est un acte qui lutte contre les préjugés, le prêt à penser au sujet de Descartes à qui on attribue des… contresens. On devrait être en mesure maintenant de savoir que le prêt à penser, où que l’on l’entend, que ce soit au sujet de Descartes, ou de Freud, ou d’autres, est truffé de contresens. Cela devrait nous inspirer, même… à être méfiants envers le prêt à penser, sous forme de petites formules qu’on échange dans la queue à la poste, par exemple.
J’ai une énorme ambivalence envers Descartes, qui est faite de voir avec le temps à quel point on se ressemble sur bien des points, ce qui ne me plaît pas tant, devant la présence de choses qui… me déplaisent chez moi.
Il y a quelque temps j’ai été saisie en lisant « Le Discours » de la présence du chapitre sur le fonctionnement o combien mécani(que ? iste ?) du coeur en tant qu’organe. Ce n’est que sur le tard qu’il me semble que ce chapitre est une massue qui frappe lourdement la métaphore du coeur (« avoir du coeur »), le sens FIGURE de « coeur », au profit d’un sens strictement littéral. Le combat acharné dans la civilisation entre les défenseurs du littéral, et du figuré ne finira jamais. Moi… j’aime bien les figures. Il en faut. Il s’en dégage quelque chose d’un peu animé.

La présentation de ce texte sur écran me handicape pour commenter d’une manière soutenue et rigoureuse, et j’en suis désolée.

D’abord, mille fois oui à la distinction entre une nébuleuse et insondable réalité (« brute »… on pourrait dire) et sa représentation sous forme de modèle. Oui, un modèle (tout comme une norme, d’ailleurs…) est une idéalisation, une construction abstraite, et pas la réalité elle-même. Voir à l’heure actuelle ce qui fait faire naufrage ? dans la communauté scientifique et au-delà à cause de la difficulté de saisir les implications de la représentation est affligeant et ne dispose pas à donner confiance.

Qui, et quoi, est l’Homme ? un animal parmi d’autres ? un être à part, qui ne serait pas… une bête ? bête ? Il est significatif que le français emploie le mot « bête » comme substantif pour se référer à la fois aux animaux, et en tant qu’adjectif, pour qualifier ce qui n’est pas intelligent. Cela s’appelle une échelle de valeur. L’Homme est-il à définir surtout selon son intelligence (sa capacité de raison), en le différenciant des « bêtes » qui ne sont pas intelligents ? Les mots vont dans ce sens, et les mots sont nos maîtres, que nous le voulions ou pas. Je n’ai pas été trop étonnée de lire que Descartes a d’abord proféré son modèle mécaniste du fonctionnement du corps humain comme agrégat d’organes, avant d’ouvrir le problème au vécu animal. J’étais agréablement surprise de lire que la position de Descartes sur l’incarnation, sur le tissage corps mécanique/âme est beaucoup plus subtile que la réduction à laquelle nous avons droit maintenant. Pas de clivage binaire ? dans la pensée cartésienne. Mais une formulation qui a néanmoins été réduite à un clivage par la suite, malheureusement.
Pour l’âme, la passion, les passions…
On dirait que Descartes se fait influencer par la problématique masculin/féminin qui agite l’humanité depuis des lustres maintenant. Penser l’âme comme le « réceptacle » PASSIF d’impressions venant d’un corps ACTIF est une manière de poser, de théoriser ? le rapport masculin/féminin, en sachant que LA PASSION est un phénomène SUbie dans notre civilisation, un phénomène qui est donc à première vue soustraite à la volonté consciente. Il y a une connotation très négative dans le mot « subir », comme dans l’étymon « pass » qui donne « passif » et « passion ». Ces mots versent du côté du féminin, alors que le mot « actif », comme le mot « acteur » va du côté masculin (cela nous vient du latin…).
Pourquoi tendons-nous à penser que ce qui est « actif » est plus… mieux que ce qui est « passif » ?… On a déjà du écrire plusieurs bibliothèques sur ce sujet…
En tout cas, je suis heureuse de lire que Descartes préserve la qualité de sujet à l’être humain, en accordant une forme de noblesse à l’âme, qu’il avance comme possibilité de penser la différence entre l’Homme et l’animal. On pourrait également penser que le sujet cartésien ? est un sujet qui est conscient de soi, qui se pense pensant, et peut-être d’autres animaux (!!!) n’en sont pas capables.
Une dernier mot pour Albert Camus qui a dit, je crois : « Un homme, ça s’empêche »… oui, j’aime bien cette distinction là, qui intègre bien la dimension de la volonté consciente si malmenée à notre époque, sous forme de s’imposer une contrainte, et qui tend à disparaître sous la pulsion destructrice de l’automatisme…

par Debra - le 23 janvier, 2023



Laissez un commentaire