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Ultimi barbarorum ! Les derniers des barbares !

14/11/2015 | par D. Guillon-Legeay | dans Politique | 4 commentaires

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Nuit du 13 au 14 novembre 2015, non loin de Paris.

Une fois de plus le terrorisme frappe la France. Avec une sauvagerie inouïe et de grande envergure. Une fois de plus Paris est martyrisée, et à travers elle, la France tout entière, la République et la démocratie. A l’instant d’écrire, des événements horribles se déroulent en ce moment même à Paris: des terroristes ont froidement assassiné des dizaines de nos concitoyens innocents, dans des bars, dans une salle de spectacle, dans un stade rempli. Le Président de la République a décrété l’état d’urgence. Des témoins évoquent des scènes de guerre au coeur de Paris: des terroristes dotés d’armes de guerre, des policiers équipés de fusil d’assaut, des soldats patrouillant dans les rues, des cadavres jonchant les trottoirs…

Les attaques perpétrées contre le Bataclan, le Stade de France, les restaurants des 10ème et 11ème arrondissements présentent à l’évidence, des modalités analogues à celles du mois de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher : le profil des assassins, celui des victimes, les motifs revendiqués, le mode opératoire, la planification et la coordination depuis l’extérieur. La seule différence tient au nombre effroyable des victimes.

Cette différence est certes significative ; mais elle est seulement affaire d’échelle, et non de nature. Comment pourrait-on d’ailleurs nier la similitude? Prétendre le contraire serait absurde. A partir de quel nombre quitte-t-on les bornes de l’ordinaire pour franchir le seuil de l’horreur ? A partir de quel nombre passe-t-on d’un fait criminel  à un massacre en série ? Combien faut-il de morts pour déclarer une guerre à un pays, à un Etat souverain?  Y a-t-il moins d’horreur dans l’assassinat d’un enfant innocent que dans le massacre de centaines de passants ? Contre l’absurdité d’un tel propos,  un peu de raison suffit. Massacrer gratuitement un être humain sans défense, c’est atteindre l’humanité en chacun de nous, c’est briser le fil ténu de la fraternité humaine. L’horreur n’est pas affaire de nombre, mais de visée : la négation de la dignité humaine en chacun de nous.

Que devrais-je dire à mes enfants lorsqu’ils se réveilleront demain? Qu’il s’agit de plusieurs attentats coordonnés par des fous islamistes? Que notre pays est en guerre, d’une guerre qui ne dit pas son nom, mais qui dresse deux conceptions de la vie politique et de l’éthique l’une contre l’autre, et qui implique la neutralisation voire la destruction de l’ennemi ? Je n’en sais encore rien. En attendant, et compte tenu des similitudes évidentes entre les événements de cette nuit sanglante et ceux qui ont endeuillé notre pays en janvier dernier, je vous propose de relire le texte que j’avais écrit à l’époque.

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En ces jours funestes pour notre démocratie, quand des journalistes et de policiers ont été odieusement assassinés parce qu’ils exerçaient en conscience leur métier, il est difficile de ne pas se demander comment nous pourrons collectivement faire face à cette menace terroriste.

Mais d’abord, laissez-moi remonter dans le temps.

Le 20 Août 1672, les frères Jan et Cornélis de Witt, chefs du parti républicain (c’est-à-dire libéral, favorable à l’instauration d’une république), sont massacrés dans la rue, par une foule excitée et instrumentée par le parti des Orangistes (favorables à la monarchie absolue). Les autorités laissent faire, le crime ne sera pas puni et aucune enquête ne sera faite. Lorsqu’il apprend la nouvelle, Spinoza est scandalisé et écoeuré et décide d’aller placarder sur les murs de La Haye une affiche sur laquelle sont écrits ces deux mots : Ultimi barbarorum ! Les derniers de barbares. Mais, fort heureusement, Van Spick, son logeur, retient Spinoza et le dissuade de mettre son projet à exécution, craignant que celui-ci ne soit à son tour lynché par la foule.

Aujourd’hui, en plein cœur de Paris, alors que des journalistes et des policiers ont été sauvagement et lâchement assassinés par des terroristes fanatiques, il m’est difficile de ne pas faire le rapprochement. D’abord parce que Spinoza a lui aussi été victime d’une excommunication : il dut d’abord subir l’épreuve infâmante et définitive du herem, châtiment infligé par les rabbins qui consiste à chasser l’infidèle ou le mécréant hors de sa communauté, assorti d’une malédiction perpétuelle qui confère à l’accusé le statut social d’un paria, d’un intouchable à jamais, qui le rend inapprochable par quiconque y compris par les membres de sa famille. Il fut en outre victime d’une tentative d’assassinat par un fanatique juif. Ensuite, parce que l’on voit que c’est le prix fort que Spinoza dut payer pour exercer et conserver sa liberté de penser, tant pour sa doctrine philosophique que pour ses convictions politiques. J’indique rapidement ici que Spinoza a développé une critique radicale de la superstition religieuse et du fanatisme, une conception de Dieu assimilé à la Nature jugée hérétique par toutes les religions, ainsi que des convictions en faveur de la démocratie et de la laïcité. Il se remit de sa blessure, mais on rapporte qu’il conserva longtemps son manteau percé par le poignard et taché de sang, en guise d’avertissement. Il adopta comme devise la formule latine « Caute » : « Méfie-toi » ou « Prends garde ».

Les derniers des barbares !

La colère est naturelle : nous sommes des êtres passionnels, affectés par les événements extérieurs auxquels nous ne pouvons nous soustraire, qui résonnent en nous et nous poussent à réagir. Spinoza, qui fut pourtant l’un des plus sages parmi les hommes, ne sut pas se soustraire à la morsure de la colère. La colère est également légitime, conforme à la raison,  chaque fois que nous voyons des innocents massacrés et nos idéaux bafoués. Le massacre de journalistes a été intentionnellement planifié pour atteindre le cœur de notre démocratie par des fanatiques qui prétendent instaurer un califat universel théocratique partout à la surface du globe. Les mécréants n’ont guère d’autre choix : se convertir ou mourir.

Pour autant, au-delà ou en dépit de nos réactions émotionnelles et passionnelles (tout à fait naturelles, je le répète) face à l’horreur et à la barbarie, il importe de continuer à penser, sans faiblir et sans renoncer à nos valeurs. Il importe de trouver en nous le courage de rechercher ensemble des réponses sensées et efficaces pour affronter l’adversité. Sans quoi, nous prenons le risque de donner raison aux terroristes fanatiques.

Il y a deux écueil à éviter : celui de la haine et celui de la crainte. Le premier ne peut conduire qu’à des débordements aveugles, le second qu’à la résignation et à la soumission. C’est précisément le piège que nous tendent les terroristes : nous enfermer dans la spirale des affects négatifs et destructeurs, autrement dit dans une forme d’esclavage intérieur. Sur ce point précis, il nous faut voir que le pire ennemi n’est pas celui qui appuie sur la détente ou fait exploser des bombes, mais celui qui nous convainc de nous renier en trahissant nos principes, nos valeurs et nos idéaux. Celui qui nous force à ressembler à ceux-là même que nous voulions combattre. C’est notre ennemi intérieur, l’autre de nous-mêmes.

Comment défendre sans faiblir la liberté, la démocratie et la laïcité, toutes ces valeurs dont nous sommes les héritiers et les porteurs? Là est la seule question qui vaille. L’humour, la dérision, la moquerie, la satire sont indispensables, car elles sont une manifestation de la conscience, de la liberté de penser et de s’exprimer. Avant que d’être le fruit de conquêtes philosophiques, religieuses, sociales et politiques, elles sont le fait même du langage et de la pensée,  et par là, de la civilisation. « Le rire est-il le propre de l’homme ? ». En pensant aux journalistes de Charlie Hebdo, je réponds assurément par l’affirmative.

On peut – hélas – tuer des corps, mais pas l’esprit qui les a habités. L’humour, la dérision, la moquerie sont indispensables dans une démocratie, car elles sont aussi des armes contre la bêtise. Mais elles ne suffisent pas. Il faut que les citoyens se réveillent de leur sommeil, de leur crainte ou de leur indifférence et se mobilisent afin de résister au choc de la terreur et de réaffirmer leur identité collective, politique et civilisationnelle, en défendant leurs principes, leurs valeurs et leurs institutions.

Il nous appartient de relever ce défi. Sans sombrer dans la haine qui aveugle (en l’occurrence, en semant le trouble et la confusion dans les esprits, à travers l’assimilation entre islam et islamisme, musulmans et djihadistes), ni dans une forme de répression étatique et policière brutale qui s’autoriserait des exigences de la sécurité nationale.

Pour tous ceux qui y ont perdu la vie aujourd’hui, il importe de poursuivre le combat pour la démocratie et la laïcité. Contre les faibles et les lâches qui voudraient instaurer un califat universel par la force de la haine, des armes et du sang, il nous leur faut opposer la force de l’esprit, notre union indéfectible, au moins autant qu’une police efficace et une justice intraitable. Là réside selon moi toute la difficulté du défi qui nous attend : rester fidèles à nos valeurs, à nos idéaux et à nos modes de vie, affronter avec courage et détermination l’adversité du terrorisme et du fanatisme, ne rien concéder à l’ennemi ni céder à la tentation de la haine. Par exemple, continuer de rire malgré nos larmes, de caricaturer sur des sujets prétendument tabous, d’éduquer nos enfants dans la voie du respect des autres, du dialogue et de la tolérance.

Soyons forts dans l’épreuve, et solidaires avec les victimes.

#JeSuisCharlie
#PrayForParis
#JeSuisParis

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

De ce texte je ne veux retenir que la fin; « rester fidèle à nos valeurs et éduquer nos enfants dans le respect de l’autre ».Si chacun, chaque individu, acceptait seulement ces deux défis il n’y aurait plus de conflit.Mais pour y arriver, il ne faut pas attendre l’autre, il ne faut pas exiger de l’autre, il ne faut pas blâmer l’autre, il faut le faire soi-même, pour soi-même, avec honnêteté et détermination, chez soi et ailleurs. Si mes valeurs sont bien ancrée en moi je ne crains pas les valeurs des autres, si mes valeurs sont modifiées par l’autre, c’est que soit elles n’étaient pas suffisamment ancrées en moi ou que celles de l’autre m’attirent plus. Donc je gagne au change et n’ai pas à craindre l’autre.

par pico - le 17 novembre, 2015


Merci pour cette réaction à chaud qui résume les sentiments de la plupart d’entre nous.
J’ajouterais que nos valeurs sont celles aussi de la responsabilité individuelle, qui conditionne la liberté, et qui suppose qu’on ne s’en remette pas totalement et aveuglément à l’Etat.
Responsabilité politique dans ses choix, morale dans ses valeurs, et intellectuelle dans ses propos et analyses.
La République est l’affaire de tous et de chacun.

par ghrenassia - le 18 novembre, 2015


Cher Patrick,

Merci pour votre aimable commentaire. Et je suis évidemment d’accord avec vous sur la responsabilité individuelle de chaque citoyen, homme je l’indique à la fin du texte. Bien à vous. DGL

par Daniel Guillon-Legeay - le 20 novembre, 2015


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