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Face aux terrorismes, la philosophie

15/11/2018 | par Cyrille Bret | dans Politique | 7 commentaires

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ANALYSE : Trois ans après les attentats du 13 novembre, Cyrille Bret, qui vient de publier un synthétique Qu’est-ce que le terrorisme ? chez Vrin, estime dans iPhilo que «face aux terrorisme, les philosophes dissipent les fausses évidences, luttent contre le relativisme mortifère et incitent au sursaut contre la panique généralisée».


Docteur et agrégé en philosophie, ancien élève de l’ENS-Ulm et de l’ENA, Cyrille Bret est maître de conférences à Sciences Po Paris, où il enseigne la philosophie. Avec Florent Parmentier, il a créé le blog Eurasia Prospective, consacré à la géopolitique de l’Europe et de la Russie. Ancien auditeur de l’IHEDN, il vient de publier Qu’est-ce que le terrorisme ? chez Vrin. 


A quoi bon philosopher sur le terrorisme ? Pourquoi aborder en philosophe une réalité que le stratège, le psychologue ou le politiste ont amplement investie ?

Voilà les questions récurrentes qui me sont opposées depuis que j’ai commencé mon travail sur le terrorisme, en 2004 à la fondation Rockefeller, dans des Etats-Unis marqués par les attentats du 11 septembre 2001. Ces interrogations ont légitimement repris depuis la parution de mon livre Qu’est-ce que le terrorisme ? en octobre 2018 dans le sillage des attentats perpétrés en Europe, notamment par l’organisation Etat islamique. Défi supplémentaire, j’ai choisi de publier ce texte chez Vrin, autrement dit chez un éditeur par définition philosophique.

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Ces questions sont critiques – et même ouvertement polémiques contre la philosophie. Mais elles sont hautement légitimes. La charge critique est évidente : analyser le terrorisme en philosophe n’est-ce pas toujours peu ou prou entrer dans ses justifications ? N’est-ce pas céder à la «culture de l’excuse» pour reprendre le concept de Michael Walzer dans un article de 1989 ? Aborder le terrorisme en philosophe n’est-ce pas, en fin de compte, rejoindre la cohorte des théoriciens qui de Tchernychevski à Mao en passant par Lénine, ont aliéné leur vocation de clercs pour céder aux passions «de race et de classe» selon l’acte d’accusation de Julien Benda dans La Trahison des Clercs ?

La question est essentielle : peut-on aborder le terrorisme en philosophe sans devenir un terroriste de papier ? Sommé de justifier mon travail, je vois trois raisons majeures d’opposer le travail philosophique aux effets de la terreur. Face aux terrorisme, les philosophes dissipent les fausses évidences du débat contemporain, luttent contre le relativisme mortifère qui règne partout sur la question et incitent au sursaut contre la panique généralisée.

Contre les fausses évidences : l’analyse critique

Pris dans l’horreur des attentats et submergés par le dégoût, nous sommes tous pris dans l’urgence du débat public. Nous tenons pour évidentes plusieurs questions qui s’imposent à nous du fait de leur répétition ad nauseam. Tout se passe comme si les termes du débat étaient fixés et qu’il nous restait à prendre parti. Ainsi, en France, il conviendrait de se ranger soit aux côtés de Gilles Kepel soit à ceux de François Burgat. Le terrorisme est-il le signe de l’échec de l’islam politique (Kepel) ou le sous-produit différé du colonialisme européen en terre d’islam (Burgat) ? A vous de choisir. De même, concernant l’anti-terrorisme, nous sommes placés devant la nécessité de choisir entre liberté et sécurité : ceux qui, comme Giorgio Agamben, choisissent la liberté dénoncent la dérive autoritaires des démocraties. Et ceux qui rappellent, comme Antoine Garapon, que la sécurité est le premier des droits de l’homme explorent les limites que les démocraties sont prêts à dresser à la liberté.

Face aux terrorismes, la pensée philosophique trouve les termes du débat figés, fixés et indiscutés. Or, à y regarder de plus près, en Socrate contemporain, ces évidences sont bien discutables. Première évidence : la question du terrorisme c’est la question du fanatisme religieux en général et de l’islamisme en particulier. Rien n’est plus faux : le terrorisme est utilisé dans des lutte sécularisées comme les guerres coloniales et les révolutions marxistes.

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Deuxième évidence : les Etats sont les cibles du terrorisme car les terroristes agissent en clandestins contre les institutions constituées pour les renverser et éventuellement les remplacer. Là encore rien de plus faux : le terrorisme n’est pas l’apanage de groupes subversifs car il peut tout à fait être utilisé par des Etats comme le régime de Bachar Al-Assad aujourd’hui, l’État stalinien hier et la dictature robespierriste avant-hier. Le terrorisme d’État n’est pas une alliance de mot. C’est une réalité que le philosophe doit intégrer dans sa méditation.

Face aux terrorismes, l’analyse philosophique est indispensable car elle fournit ce que les autres disciplines intellectuelles et les autres appareils critique laissent indiscutés ou n’abordent que partiellement. Le terrorisme est un phénomène est ancien, protéiforme, évolutif. En particulier, ne prenons pas la partie pour le tout : le terrorisme islamiste contemporain n’est pas la vérité du terrorisme. Déconstruisons patiemment nos catégories immédiates sur le terrorisme. Après tout, l’esprit humain n’est pas démuni face au terrorisme et plusieurs penseurs contemporains ont lancé ce patient travail comme Michael Walzer aux Etats-Unis, Agamben en Italie, Derrida en France ou encore Olivier Roy. Cela ne veut pas dire que nous parviendrons à des conclusions diamétralement opposées à celles du sens commun. Mais elles seront assurément plus solides.

Contre l’urgence : être intempestif

Plutôt que de s’inscrire dans le temps court et haletant de l’actualité, il est indispensable de s’abstraire du climat d’urgence panique que les terroristes installent dans nos vies. En somme, sur le chemin de la réflexion sur le terrorisme, faire un pas de côté et un pas en arrière. Introduire un décalage philosophique dans la discussion ininterrompue sur le terrorisme, ce n’est pas seulement examiner avec un œil critique les termes du débat contemporain. C’est proposer d’autres façons d’aborder la question. En d’autres termes, c’est être intempestif ou inactuel selon l’expression de Nietzsche : c’est non pas rompre avec son époque mais se tenir en dehors du courant général. En somme refuser le mainstream. Voire lutter contre ce courant.

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Dans le débat sur le terrorisme, l’impensé majeur concerne sa nature. La définition du terrorisme doit être soustraite provisoirement aux discussions juridiques et aux controverses politiques. Elles sont trop polémiques et stériles Aujourd’hui, tout un chacun peut soutenir cette platitude consternante : il ne peut pas y avoir de définition objective du terrorisme. Faites l’expérience de pensée : le Hamas ? Organisation terroriste pour Israël mais mouvement de résistance pour les habitants de Gaza. Le Hezbollah ? Réseau terroriste pour l’UE mais parti politique pour les institutions libanaises et l’Iran. Les FARC ? Mouvement révolutionnaire pour certains et terroriste pour les autorités colombiennes. L’IRA ? Mouvement terroriste pour la monarchie britannique mais organisation fondatrice de l’Irlande souveraine pour les Irlandais. En somme, le défi principal c’est le relativisme qui triomphe dans le slogan «le terroriste de l’un, c’est le résistant de l’autre». A mes yeux il s’agit d’un scandale politique et intellectuel : Jean Moulin et Oussama Ben Laden ne peuvent être rangés dans la même catégorie sans mauvaise foi.

Pour faire face au terrorisme, laissons donc de côté au moins un instant les catégories bien installées – trop installées. Et risquons nous à l’intempestif. La question fondamentale c’est celle du relativisme et de l’objectivité. Contre l’idée satisfaite d’elle-même selon laquelle la définition du terrorisme est impossible, il faut opposer l’idée que le terrorisme est ni plus ni moins une tactique  politique (et non pas une idéologie ou une religion), qui utilise la panique (et non la simple peur ou la crainte) pour établir une domination psychologique et éventuellement matérielle sur une population. Dans ce dispositif, le choix de victimes fonctionnellement innocentes, c’est-à-dire civiles et sans participation directe à des opérations militaires ou policières est essentielle : le terrorisme n’atteint ses objectifs que s’il installe un sentiment de vulnérabilité généralisée où «n’importe qui peut être frappée de n’importe quelle façon n’importe où et n’importe quand.» Par-delà son apport critique, la philosophie peut avoir une contribution essentielle aux débats contemporains sur le terrorisme. Intempestive, elle peut – elle doit – donner les instruments pour faire reculer le relativisme généralisé en la matière. C’est une entreprise risquée. En proposant une définition du terrorisme par les victimes, on s’expose à une série de critiques virulentes. Mais il en va de la dignité de la pensée face aux bavardages mécaniques actuels.

Dissiper la terreur par l’ascèse philosophique

Face aux tactiques de terreur, le philosophe a, à mon sens, une autre obligation. Et un autre magistère. Celui de lutter contre leurs effets psychologiques, symboliques et spirituels. Face à la terreur, la raison ne suffit pas : les affects individuels et collectifs sont en jeu. Quels sont les ressorts émotifs du terrorisme ? Et de l’anti-terrorisme ?

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Prenons la mesure complète de la terreur. Si le langage courant l’assimile à la peur maximale ou la crainte hyperbolique, elle n’est pourtant pas seulement différente de ces passions de façon quantitative. La terreur est non seulement «plus que de la peur» mais également «autre chose que la peur». Ces deux passions ont en commun la répulsion due à la représentation d’un danger grave. Mais elles diffèrent radicalement l’une de l’autre par leurs conséquences respectives sur l’âme humaine. C’est la différence que Spinoza établit, dans le livre 3 de L’Ethique entre Timor et Consternatio. La peur déclenche une série de représentations, de comparaisons et de décisions : pour éviter le mal que je prévois, je compare différentes stratégies et je choisi. La terreur, quant à elle, est panique paralysante. Face aux attentats, nous sommes pris dans un ressassement qui éternise le choc de la mort, de la cruauté et de l’horreur. Les images des tours de New York ou de la façade du Bataclan passent en boucle et continuent à véhiculer

Voilà l’office de la philosophie : briser le cercle vicieux des représentations de l’horreur et des passions paralysantes visées par les terroristes. Et offrir, par la pensée, un nouvel affect individuel et collectif. Les terroristes essaient de nous enfermer dans la prison de la panique indéfinie. A nous, par la réflexion, la méditation et l’action de lutter contre ces affects. Soumettre le terrorisme à l’analyse philosophique : voilà un instrument indispensable aux temps contemporains.

Pour aller plus loin : Cyrille BRET, Qu’est-ce que le terrorisme ?, éd. Vrin, 2018.

 

Cyrille Bret

Docteur et agrégé en philosophie, ancien élève de l’ENS-Ulm et de l’ENA, Cyrille Bret est maître de conférences à Sciences Po Paris, où il enseigne la philosophie. Avec Florent Parmentier, il a créé le blog Eurasia Prospective, consacré à la géopolitique de l’Europe et de la Russie. Ancien auditeur de l’IHEDN, il vient de publier Qu’est-ce que le terrorisme ? chez Vrin.

 

 

Commentaires

On peut tenir l’idée que la résistance contre l’occupant est justifiée. Mais jusqu’où peut aller cette lutte ? Jusqu’à la guerre, la lutte armée contre l’occupant ? Est-ce que cela doit aller jusqu’à commettre des actes qui ont pour objectif de semer la panique parmi les populations alliées de l’occupant? Doit-on tuer des enfants pour casser le moral des populations qui soutiennent l’occupant ? À toutes ces questions je réponds personnellement : non. Il faut trouver des moyens pacifiques de lutter contre les fous furieux qui ne prétendent faire du monde un Empire à leur botte. Pensons au terrifiant Reich allemand.

par gérard - le 15 novembre, 2018


Certes il est intéressant de ne pas hurler avec les loups, de s’assoir et méditer sur le « concept » de terrorisme avec pour conséquence de continuer à vivre les yeux ouverts sur les réalités contemporaines. Définir le terrorisme en tant qu’instrument de guerre ( celle ci déclenchée et c’est sa seule finalité, pour la conquête d’un pouvoir à venir contre un autre installé et contesté ) nous rappelle que la bombe atomique a fixé l’équilibre de la terreur dans les relations internationales. Hiroshima et Nagasaki s’en souviennent encore. N’oublions pas aussi les classiques bombardements massifs et dirigés contre les populations par nos « héroïques  » aviateurs ( Dresde, etc ) ou par des tyrans contre leur propre population (Irak, Syrie ). La technologie au service de la mort n’a plus de contrainte morale depuis que les affrontements touchent massivement et quasi exclusivement les « civils » avec l’aval des politiques guerrières des états . Alors certes les attaques actuelles à l’explosif, à la Kalashnikov, au couteau, effectuées par quelques illuminés soigneusement choisis, manipulés, endoctrinés, avec lavage de cerveau techniquement avancé nous touchent et suscite notre horreur, notre dégoût . Mais l’histoire si elle se perpétue nous dévoilera les tenants de ces tragiques événements et à qui nous les devons. Et ce n’est pas lâcheté que de réagir avec discernement et sang-froid ce dont il faut honorer nos populations Occidentales. En ce sens les terroristes actuels ont perdu leur pari à nous entraîner dans l’escalade et la désorganisation de nos sociétés.

par Gerard Abate - le 16 novembre, 2018


Je suis d’accord avec vous sur le fait que l’on ne peut pas mettre sur le même plan Jean Moulin et Ben Laden, c’est même évident. Néanmoins, on ne peut pas ne pas entendre la colère sourde des populations civiles du Moyen-Orient qui considèrent pour une grande part de celles-ci être victime du « terrorisme d’Etat » (comme vous le rappelez, ça existe… et pas seulement venant du grand méchant Bachar al-Assad !) des Etats-Unis. Plusieurs rapports d’ONG ont montré que la « guerre contre le terrorisme » lancée par Bush (Afghanistan, Irak) et continuée par Obama (Libye) a fait plus d’un million de morts (en grande partie des civils) dans ces pays du Levant. Dans le monde arabe, l’utilisation des drones par l’armée américaine est souvent perçue comme une forme technologique et occidentale de terrorisme, à laquelle le djihadisme répond par une forme plus traditionnelle et archaïque (il existe un livre regroupant les écrits et déclarations de Ben Laden : intéressant à lire car le chef d’Al-Qaïda explique le djihad par le principe de réciprocité et de légitime-défense). Une question se pose en effet : dans le cas de frappes de drones, une personne installée dans son bureau à Washington tue une cible (et quelques dizaines de victimes collatérales) à Mossoul. Comment la personne vivant à Mossoul peut-elle répondre à cette attaque ? En visant Mossoul ? En toute logique, il lui faut viser Washington… Ces arguments nous paraissent lointains à nous Occidentaux. Mais peut-être devrions-nous comprendre qu’ils sont partagés par une grande partie des populations civiles du Levant, qui ne sont pourtant pas tous des islamistes radicaux, mais qui pourraient bien le devenir si nous continuons à mettre le chaos là-bas.

par Mme Michû - le 17 novembre, 2018


Le combat, d’abord spirituel, à mener contre le terrorisme islamiste, ce sont, me semble-t-il, les intellectuels et écrivains issus du monde musulman qui le définissent le mieux, du regretté Abdelwahab Meddeb à Abdennour Bidar, de Kamel Daoud à Boualem Sansl, et bien d’autres . Que disent toutes ces personnes ? Que l’islamisme trouve son terreau dans un islam qui doit se réformer en profondeur. D’abord pour le plus grand profit des musulmans eux-mêmes . Ainsi que pour celui des pays occidentaux , qui ne peuvent en accepter ce qui en fait le totalitarisme du XXIème siècle : supériorité de la charria sur les lois de la République et donc mépris de la laïcité, refus de respecter la non-croyance, inégalité hommes-femmes. Nos élus, plutôt que d’écouter les islamo-gauchistes de notre microcosme politico-médiatique ou de miser sur le clientélisme, seraient peut-être bien avisés de soutenir ces intellectuels et ces écrivains, qui défendent leurs idées au péril de leur vie.
Un exemple entre mille de cette intelligence et de ce courage des intellectuels et écrivains issus du monde musulman, le papier de Kamel Daoud dans le Quotidien d’orange sur le calvaire d’Asia Bibi :
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5268994

par Philippe Le Corroller - le 18 novembre, 2018


Quotidien d’Oran, bien sûr.

par Philippe Le Corroller - le 18 novembre, 2018


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