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Michel Serres : un philosophe prophétique

27/09/2016 | par Keith Moser | dans Philo Contemporaine | 9 commentaires

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Keith Moser, professeur de Littérature française à la Mississippi State University, vient de publier The Encyclopedic Philosophy of Michel Serres: Writing the Modern World and Anticipating the Future (Anaphora Literary Press, 2016). Il nous en parle dans iPhilo.

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Il m’a rarement été donné l’occasion de rencontrer un personnage aussi prophétique que le philosophe français Michel Serres. Ce dernier a une conception « encyclopédique » de la philosophie. Un philosophe devrait ainsi disposer d’une base de connaissances très vaste et variée lui permettant de proposer des solutions crédibles aux problèmes très complexes du monde moderne. Michel Serres lance aujourd’hui un défi démesuré puisqu’il considère qu’un philosophe devrait potentiellement tout savoir ! La réflexion philosophique est une quête épistémologique qui transcende toutes les frontières dans l’effort de se connaître soi-même et de mieux connaître l’univers dans lequel le sort de toutes les espèces est inextricablement lié. Grâce à des connaissances extrêmement étendues, fondées sur une vision de la philosophie qui rejette l’insularité et la surspécialisation, emblématiques du modèle universitaire dominant, Michel Serres considère qu’un philosophe devrait essayer de prévoir l’avenir de l’humanité en regardant de près ce qui est contenu dans le présent.

Comme le fait observer la chercheuse Niran Abbas, la philosophie de Serres est « prophétique » dans le sens qu’elle peint un portrait poignant du monde de demain en puisant dans toutes les sciences et en analysant en profondeur les caractéristiques les plus saillantes de notre société. Dans le même esprit que le « philosophe-tisserand » qui essaie d’explorer tous les fils de la connaissance humaine, la méthode que j’applique dans mon livre est elle-même interdisciplinaire. Notons d’ailleurs qu’il s’agit du premier ouvrage académique qui examine toutes les nuances de la pensée de Michel Serres depuis 1968.

La première chose essentielle est que Michel Serres est sans doute l’un des meilleurs penseurs de l’ère de l’information. Depuis la publication de son premier essai Hermès à la fin des années soixante, il n’a cessé de mettre l’accent sur l’importance de la communication dans la civilisation occidentale. Des décennies avant la plupart des philosophes, Michel Serres a remarqué que l’échange d’informations est progressivement devenu plus important que la production elle-même dans le paradigme capitaliste. Soulignant la nature révolutionnaire de cette vision « postmarxiste », la chercheuse Fanie de Beer qualifie Michel Serres de premier philosophe de l’information. Presque un demi-siècle plus tard, il continue d’affiner ses théories sur la communication. Il a noté dès le début que l’échange symbolique de l’information n’est pas limité aux êtres humains. Adoptant un point de vue « biosémiotique », Michel Serres souligne que chaque organisme de notre biosphère communique de façon symbolique et sophistiquée. Certes, chaque forme de vie perçoit le monde qui l’entoure différemment et s’exprime dans un « langage » unique qui correspond à son petit monde subjectif inné. Dans la discipline émergeante de la biosémiotique, Serres est vraiment un pionnier qui a beaucoup à offrir.

Vient ensuite le souci écologique profond du philosophe français qui est évident dès Le Contrat Naturel publié en 1990. Tandis que la plupart de ses contemporains ne prenaient alors pas au sérieux le changement climatique, Michel Serres a tout de suite compris l’urgence de la situation grâce à sa double formation en sciences dures et en sciences humaines. Dans Le Contrat Naturel et les publications suivantes, notamment La Guerre Mondiale, Biogée, et Le Mal propre, Michel Serres insiste sur la nécessité de changer notre rapport au monde et notre façon d’être au monde. Si nous continuons à demeurer des parasites irresponsables saccageant avec toujours plus de violence et d’efficacité notre habitat commun, c’est l’ « éco-apocalypse anthropogène » qui nous attend. A l’ère anthropocène, Michel Serres affirme qu’il faut radicalement changer de cap afin d’éviter ainsi le pire des scénarios. Nos actions myopes et destructrices exploitent une mauvaise logique anthropocentrique, qui persiste alors même que la science moderne a complètement démystifié les légendes homocentriques qui ne correspondent à aucune des lois impersonnelles qui gouvernent l’univers. Michel Serres indique avec justesse que la philosophie a un rôle majeur à jouer dans la création de nouveaux paradigmes de la pensée qui soient plus écocentriques et donc moins suicidaires. Avant d’être capable d’agir ou de prendre toutes les mesures nécessaires, il faut repenser notre façon de voir le monde et notre petite place dans cette écosphère interdépendante et unique. Comme il l’affirme dans Le Contrat Naturel, « faut-il démontrer encore que notre raison fait violence au monde » ?

Il me semblait nécessaire enfin d’explorer les théories les plus récentes de Michel Serres qu’il développe notamment dans Hominescence, L’Incandescent, Rameaux, Temps des crises, Le Mal Propre, Petite Poucette, et Le Gaucher Boiteux. Dans ses essais récents, Michel Serres annonce la naissance d’un type d’humanité qui n’a jamais existé dans le passé. L’hypothèse du philosophe est très simple. Nos prédécesseurs qui ont vécu avant les technologies et la médecine modernes sont si différents de nous que c’est comme s’ils appartenaient à une autre espèce humaine. Pour être précis, il explique que notre rapport au savoir a changé et qu’a même changé notre essence corporelle au cours des dernières décennies. Afin de faire la lumière sur les répercussions de ces changements décisifs, Michel Serres crée les concepts liés de l’hominisation et de l’ « évolution exo-darwinienne ». Nous n’avons plus la même tête ou le même corps que nos ancêtres ! Pour un épistémologue et un philosophe sensoriels qui valorisent les cinq sens, ça change totalement la donne. C’est pourquoi Michel Serres insiste pour que les philosophes modernes répondent aux nouvelles questions philosophiques telles que posées par cette nouvelle condition humaine. Ainsi est-il par exemple à l’origine d’une nouvelle sorte de philosophie qui aborde les questions liées à l’externalisation de nos facultés cognitives par nos outils numériques puissants et omniprésents. Michel Serres souligne également le décalage croissant entre d’une part nos institutions largement archaïques et emblématiques de l’ancienne espèce humaine et d’autre part les phénomènes hominescents ou exo-darwiniens qui se concrétisent aujourd’hui dans notre propre réalité. Les réalités hominescentes ou exo-darwiniennes les plus importantes sont l’augmentation de l’espérance de vie et la réduction de la souffrance, lesquels nous éloignent de nos prédécesseurs dont les vies étaient à la fois courtes et douloureuses. Face à ces changements historiques sans précèdent, Michel Serres en tire la conclusion que l’ensemble de nos institutions sont en crise. Puisque nous sommes devenus un animal très différent, capable de contrôler certains aspects de son propre destin évolutionnaire, il faut repenser et reconstruire toutes nos structures institutionnelles.

Michel Serres est un philosophe dont la vision à la fois encyclopédique et prophétique est d’une très grande rareté et donc d’une très grande valeur dans le monde moderne. Seul un philosophe qui sait tisser les liens entre les différentes formes de savoir est capable de proposer des théories cohérentes et utiles pour les défis les plus importants auxquels est confronté l’homme moderne. Dans ce nouveau monde où chacun vit sous la menace bien réelle d’un génocide nucléaire et d’une éco-apocalypse anthropogénique, le dialogue interdisciplinaire fructueux que met en pratique Michel Serres est devenu une nécessité absolue car, pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes devenus capables d’influencer notre propre trajectoire évolutionnaire grâce à la puissance de nos créations exo-darwiniennes. Dans ce nouveau paysage humain, la philosophie de Michel Serres est un trésor précieux pour notre génération et toutes celles à venir.

Pour aller plus loin : Keith Moser, The Encyclopedic Philosophy of Michel Serres: Writing the Modern World and Anticipating the FutureAnaphora Literary Press, 2016. 

 

Keith Moser

Docteur ès Lettres, Keith Moser est professeur associé de Littérature française à la Mississippi State University. Il est l'auteur de cinq ouvrages : The Encyclopedic Philosophy of Michel Serres ; A Practical Guide to French Harki Literature ; J.M.G. Le Clézio: A Concerned Citizen of the Global Village ; J.M.G. Le Clézio dans la forêt des paradoxes (co-editor with Bruno Thibault) et Privileged Moments' in the Novels and Short Stories of J.M.G. Le Clézio.