Mort de Michel Serres : le joyeux Pantope s’en est allé
HOMMAGE : Le philosophe est mort ce 1er juin. Un grand passeur, marin dans sa jeunesse, s’en va. Son oeuvre prolifique lui a permis de bâtir des ponts, entre les arts et les sciences, entre la technologie et l’écologie, entre les anciens et les modernes. Il était un voyageur, un homme de tous les lieux (pan–topos). «Pantope, c’est moi», écrivait-il en 2014 dans Pantopie, un beau livre d’entretien que nous vous conseillions alors. (Re)lecture.
Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef d’iPhilo, qu’il a fondé en 2012. Il est membre fondateur du think tank de géopolitique «Geopragma».
« La joie est un passion par laquelle l’Esprit passe à une plus grande perfection »
(Spinoza, L’Ethique, cité en exergue dans Pantopie
de Michel Serres, Sven Ortoli et Martin Legros)
[Article du 26 avril 2014] Michel Serres fait partie des rares philosophes joyeux qui nous font aimer le monde dans sa complexité sans le désenchanter pour autant. Il n’assène pas des concepts pour y faire entrer le réel à coups de pelle, il nous raconte des histoires et met en scène des figures mythologiques qui ne datent pas d’il y a deux millénaires, mais nous ressemblent trait pour trait. Ces personnages qui pourraient être n’importe qui d’entre nous nous donnent à voir quelque chose du monde dans son ensemble.
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Donnant parfois l’impression d’une forme de confusion tant il est prolifique, Michel Serres, jeune homme de 83 ans, a créé ces personnages à force de faire le lien entre les savoirs, entre les lettres et les sciences, entre la philosophie et les techniques : Hermès, l’Hominiscent, le Malpropre, Petite Poucette, le Grand Fétiche, le Thanatocrate, le Tiers-Instruit ou le Parasite donnent à voir notre monde, chacun sous son angle privilégié. Mais peut-être manquait-il à son œuvre un dernier personnage, celui du philosophe ? Un personnage qui ferait le pont entre tous les autres, qui les feraient se rencontrer et ainsi mettrait bout à bout toutes ces histoires pour en faire un Grand récit ?
C’est chose faite. Ce personnage, Michel Serres nous le présente dans son dernier livre Pantopie. Il n’est pas une figure comme les autres de son univers car c’est déjà le seul personnage pour lequel Michel Serres admet de manière toute flaubertienne : «Pantope, c’est moi».
« Vous vous souvenez du Tour du monde en 80 jours, de Jules Verne ? Le héros, Phileas Fogg, a un valet auquel je m’identifiais beaucoup, Passepartout. Il résout tous les problèmes ; c’est lui qui, à la fin du roman, se rend compte que son patron a gagné son pari au lieu de le perdre, à cause du décalage horaire ! Pantope (pan “tous”, topos “lieu”), ça veut dire Passepartout. Ce personnage imaginaire dresse le portrait-robot du philosophe : un philosophe doit avoir parcouru le monde, les cinq continents, les océans, le désert, la banquise. Il doit expérimenter tout le savoir, maîtriser l’encyclopédie, les mathématiques, la physique, etc. Et avoir fait le tour des hommes, en connaissant aussi bien les ambassadeurs que les SDF. Sans cet idéal, il n’y a pas de philosophie.
Le philosophe est donc, pour moi, l’inverse d’un spécialiste : il n’a pas de spécialité, mais est partout chez lui. J’ai été mathématicien et marin au début de ma vie, et j’ai très tôt eu envie de raconter ce que j’appelle le Grand Récit, qui remonte aux origines, au big bang, à l’arrivée du vivant, de l’homme. Pour le raconter, il faut mêler les sciences, se faire astrophysicien, cosmologue, biologiste, darwinien. Cette vision pantopique de la philosophie était une réponse à mes collègues qui, à l’heure postmoderne, annonçaient, eux, la fin des grands récits »
(Michel Serres, Pantopie, 2014 : retrouvez les bonnes feuilles sur Télérama)
Dans Pantopie, livre d’entretiens signé avec les journalistes de Philosophie Magazine Sven Ortoli et Martin Legros, Michel Serres se fait donc le Jules Verne de la philosophie en voyageant grâce à Pantope, son double passe-partout. Ce qui fascine peut-être le plus à la lecture de ce «Tour du monde entier», c’est bien que l’histoire de ces trente dernières années lui donne raison et que, pour l’instant, Michel Serres ne s’est pas trompé dans ses anticipations.
Lorsqu’il publie le premier tome d’Hermès en 1969, Michel Serres a une intuition incroyable : nous ne sommes plus dans le monde de Prométhée, le dieu de l’industrie, mais dans le monde d’Hermès, le messager des dieux, le dieu de la communication. Ses collègues marxistes de l’époque l’ont cru fou sur le moment, mais il avait alors bien raison contre tous, en tout cas si l’on en juge les transformations radicales de l’économie d’aujourd’hui où l’information et son traitement valent souvent plus que le matériel. Doué de divination ? Non, seulement, lorsqu’il était à Normal’ Sup dans les années 50s, il sortait de l’École Navale et d’une licence de mathématiques : il était alors l’un des rares élèves-philosophes à avoir une culture scientifique et se rendait compte des retards de la philosophie par rapport au développement des sciences. Ainsi écrit-il : «Althusser était un malade mental. L’École normale était pour lui un hôpital plus qu’un lieu d’enseignement. De toute façon, il défendait la biologie soviétique et, par conséquent le lyssenkisme contre l’indéterminisme. Moi qui venait d’un univers scientifique, comment aurais-je pu accorder du crédit à de telles âneries ?» (in Pantopie). C’est d’ailleurs par le fait que Michel Serres colle au réel et à la connaissance scientifique et technique de son époque qu’il propose en creux comme une contre-histoire de la philosophie dont il montre les errances, les oublis et les retards.
Anticiper le monde
Un deuxième exemple tient à sa présence d’esprit quant à la question écologique qu’il expose dans le Contrat naturel en 1990 : parce que la nature a changé de statut pour l’homme, qu’elle n’est plus un objet transcendant, mais au contraire un équilibre instable et précaire, l’homme doit désormais passer un contrat naturel avec elle, pour la protéger et, par la même occasion, se protéger lui-même. Et Michel Serres de faire une remarque bienvenue dans Pantopie : chez les Anciens, l’éthique distinguait les choses qui dépendaient de nous de celles qui n’en dépendaient pas. Notre marge d’action était en réalité très faible à l’époque et, avec le progrès des sciences et des techniques, le champ de ce qui dépendait de nous a crû considérablement dans l’idée cartésienne que «nous devenions comme maître et possesseur de la nature». Et pourtant, ce qui caractérise notre époque, c’est une troisième voie entre les deux chemins traditionnels qui distinguent ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas, car en effet : «nous dépendons désormais de ce qui dépend de nous … comme si cela ne dépendait pas de nous». Les problèmes climatiques sont exactement de cet ordre là, on ne saurait mieux le dire. Annoncer à un Ancien que le climat dépend de nous et il aurait ri de bon cœur. Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit : le climat dépend de nous, mais nous ne maîtrisons pas notre propre maîtrise de sorte qu’in fine, nous dépendons bien de ce qui dépend de nous. Pour Michel Serres, cette troisième voie, récemment apparue, prend aujourd’hui des proportions immenses.
Avec Pantopie, Michel Serres n’a pas seulement écrit un livre de plus, n’a pas seulement créé un personnage supplémentaire, mais il apporte une unité à toute sa pensée en remontant à ses premières intuitions et en brossant ensuite toute son œuvre. Tous les récits passionnants lors desquels il nous avait parfois perdu sont désormais réunis dans un Grand récit, dont il décrit la marche, mais que chacun peut faire, refaire à sa manière, car pour ce philosophe qui ne dit pas non à l’enchantement du monde, les hommes disposent comme jamais auparavant d’un grand mythe qui peut les unir tous et qu’il nomme le Grand récit. Le Grand récit est l’héritier de la théorie du chaos, de la théorie de l’information, de l’imprévisibilité et il s’éloigne de la philosophie de l’histoire pour revenir à la forme du récit littéraire à laquelle appartenaient les grands mythes antiques : le Grand récit n’a pas de sens, pas de direction, pas de fin. Ce qui s’y passe est bien déterminé, puisque réel, mais il fait sienne la règle de l’aléatoire : telle chose aurait pu ne pas être jusqu’au moment où elle est. C’est un récit à la Bergson – pour qui la réalité précède la possibilité – et non à la Hegel. Michel Serres n’est pas le philosophe du vrai et du faux : il est le philosophe du possible, de l’impossible, du contingent et du nécessaire, avec une prédisposition personnelle et touchante pour la contingence, pour toutes les petites choses, les petits événements et les petites gens qui font le Grand Récit, mais qui auraient pu ne pas être comme tels.
Dans ce monde contingent où de sens déterminé il n’y a pas, Michel Serres et son double Pantope s’attachent à la seule raison d’être du philosophe : anticiper le monde dans lequel ils vivront et ceci dans la joie, «la simple joie contingente d’exister, la joie ici et maintenant».
Pour aller plus loin : Michel Serres (avec Sven Ortoli et Martin Legros), Pantopie : de Hermès à Petite Poucette, éd. Le Pommier, 2014.
Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak
Commentaires
Bonjour,
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par philo'ofser - le 8 juin, 2019
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