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L’horloge et le métronome : les temps de Michel Serres

11/10/2020 | par Olivier Joachim | dans Science & Techno | 6 commentaires

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ANALYSE : Ayant eu l’occasion d’aborder plusieurs fois le thème du temps avec Michel Serres, Olivier Joachim décrit les dessous philosophiques de l’horloge et du métronome, deux objets que le philosophe des sciences mort en juin 2019 a lui-même convoqués aux extrémités de son œuvre pour illustrer les représentations du temps.


Professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris, Olivier Joachim fut un proche de Michel Serres (1930-2019) et de René Girard (1923-2015), deux grands philosophes dont la pensée l’accompagne.


Dans la série des Hermès [1], l’image classique de l’horloge ou de la montre figure notamment le temps réversible des rythmes. Par la répétition de la position des aiguilles, voici les instruments des cycles, des révolutions ou des récurrences. La spatialisation du temps mesuré en révèle une nature stable, presque quasi-statique ! C’est le temps de Newton. Par ce nouveau paramètre, noté «t», l’analyse différentielle propose pour la première fois des calculs dynamiques d’une extraordinaire précision. Toutefois, les modélisations qui accompagnent l’étude des systèmes mécaniques idéalisent leurs objets. Débarrassées d’un ensemble de circonstances jugées secondaires, la mise en équations s’en trouve facilitée au détriment d’un certain réalisme. Mais l’horloge s’use, un chiffre manque sur le cadran ; le bracelet craquelé de la montre, à force de sollicitations, pourrait se rompre sur la ligne de pliure. Considérant à nouveau ces mêmes objets, voilà qu’apparait un autre temps. Celui de la chute irréversible qu’indique, par principe, la flèche thermodynamique de l’entropie, toujours créée : «L’horloge n’est du temps que par son usure, elle n’est, par son cadran, que du lieu…» [2].

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Le second temps est donc irrémédiablement lié à la dégradation des choses. C’est le temps de Boltzmann par lequel la science du XIXe siècle dépasse la mécanique froide et pure de Newton pour plonger dans le feu ardent des machines bruyantes de la révolution industrielle. Pluralité des systèmes en interaction et circonstances multiples, de nouvelles contraintes font surgir une autre dynamique, chaude et polluante, et dont les modèles mathématiques, plus complexes, révèlent un tout autre aspect du temps, celui, terriblement intuitif, qui incline de manière implacable, la pente du destin vers un état de mort. Disant cela, Michel Serres est déjà original puisque peu de philosophes, à ma connaissance, considèrent avec justesse cette juxtaposition délicate des temps mêlés, du réversible et de l’irréversible. Cette combinaison s’inscrit d’ailleurs dans une série de réflexions sur l’ordre et le désordre, sur la singularité et la pluralité, notions fondamentales dont les analogies s’accordent bien avec ces deux visages temporels. Dans Le Passage du Nord-Ouest, la thématique du temps est reprise et approfondie :

«Le fait brut de la mort casse le réversible… L’ordre, fatalement, court vers le désordre. Le nouveau temps, irréversible, n’est pas seulement celui du fleuve pathétique, mais il se développe, fléché, dans la clôture des systèmes objectifs.»

Hermès V, Le Passage du Nord-Ouest, p.77.

C’est l’intrication fine des deux temps qui les rend, au premier abord, presque indiscernables. Pourtant, loin de s’arrêter à cette vision duale mêlée, il paraît encore plus essentiel à Michel Serres d’introduire une troisième composante, irréversible elle aussi, mais accueillante et structurante. Il s’agit du temps des émergences, celui de l’instant et des évolutions organisées, c’est le temps de Darwin :

«Le temps irréversible va de l’ordre au désordre, il est autant celui des choses elles-mêmes que le temps newtonien… Il n’est pas aisé de comprendre cette coexistence, que nous soyons plongés dans deux temps différents jusqu’au contradictoire… Il est encore moins aisé de comprendre qu’il en existe un troisième. Il apparaît, au moins dans une classe spécifiée d’objets, ceux qu’on nomme les êtres vivants dont nous sommes, je pense. Ils suivent, depuis leur émergence, et que nous savons depuis Charles Darwin qu’ils suivent une évolution que Bergson appelait créatrice, dont on peut dire qu’elle court à rebours de la flèche thermodynamique. De l’ordre au désordre, celle-ci fait croître l’indifférencié, celle-là au contraire fait émerger les différences… La deuxième irréversibilité dit non au réversible et au premier irréversible.»

Idem., p.78.

Une meilleure compréhension de l’être et de l’étant ne peut donc faire l’économie d’une nouvelle perspective temporelle. Troisième dimension dynamique, celle des créations rares et dont le sens est pointé d’une autre flèche, opposée à celle l’entropie, produisant notamment ce que la théorie de l’information nomme «néguentropie». Ainsi notre existence est-elle liée, de manière incontournable, à cette troisième voie. Voilà donc une philosophie temporelle à trois états, un espace des temps à trois axes où toute chose vient s’y positionner par des coordonnées possiblement fluctuantes, manifestant à la fois du réversible par cycles et par rythmes, à la fois de l’irréversible par dégradation plus ou moins rapide mais aussi de l’autre irréversible, par émergence contingente en ilots clairsemés de néguentropie :

«La vie intègre, en fait, comment, nous ne le savons pas encore, mais nous commençons à l’entrevoir un peu, la durée bergsonienne ou l’évolution à la Darwin, la précipitation vers le désordre à la Boltzmann, l’écart à la Prigogine et le rythme du réversible, ce temps le plus anciennement connu. La vie est multi-temporelle, polychrone, elle est une synthèse. Elle baigne dans le fleuve de plusieurs temps.»

Idem., p.81.

La notion de contingence est ici fondamentale : à l’opposé des calculs astronomiques qui indiquent à la seconde près le début d’une éclipse, la plupart des émergences apparaissent de manière totalement imprévisible. Cette spontanéité créatrice où, tout à coup, en opposition au principe entropique, s’organise une chose ou un être, échappe, à l’heure actuelle, à toute théorie. Cette contingence affleurerait à la tangence entre le réversible et l’irréversible et ne peut s’interpréter que par intégration généralisée d’une extraordinaire pluralité de circonstances insaisissables. Par cet état de fait, Michel Serres explique pourquoi la physique mathématique de même que l’ensemble des sciences de la Vie et de la Terre n’a pas pu voir le jour à l’époque du miracle grec. Selon la vision platonicienne en effet, la totalité de l’organisation du monde devait se déduire des mathématiques et, plus particulièrement, de la géométrie. Or, le corpus mathématique de l’époque, aussi riche fut-il, ignorait tout de la notion de temps. Privé de sa composante dynamique essentielle et à l’aune de la seule rigueur de lois prétendues immuables, il était donc impossible de comprendre un univers étincelant d’émergences contingentes. Mais si, comme l’a dit Galilée, le monde est écrit en langage mathématique, alors pourquoi le projet grec n’a-t-il finalement pas abouti ? L’argument le plus simple consiste à remarquer que nous ne savons pas quelle mathématique régit quel domaine de la nature. Par conséquent sans expérimentation, sans chronologie et sans histoire des sciences, il paraît tout à fait improbable de dresser un bilan juste et efficace des relations subtiles tissées entre abstractions et réalités. Ajoutons que l’idée même de contingence ne pouvait loyalement surgir que d’une société qui, par sa religion et sa culture, épousait un double principe de Création et d’Incarnation. C’est sans doute la raison pour laquelle ce fut en occident au seizième siècle que les sciences résolument modernes ont enfin pu voir le jour.

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Mais pour rendre justice aux antiques penseurs, Michel Serres consacre un travail important à la pensée épicurienne lors d’un ouvrage qui évoque les origines de la physique dans le poème de Lucrèce [3]. Le clinamen, cette pluie d’atomes en perpétuelle chute verticale, rend compte du temps thermodynamique. Néanmoins, à la faveur d’un minuscule écart, imprévisible, de l’un de ses éléments, le flot régulier se rompt et, du choc inattendu de plusieurs partenaires, naissent quelques agrégats : voilà la contingence génératrice. Trajectoires minuscules perturbées bientôt devenues tourbillons aux plus grandes échelles, Michel Serres saisit l’image fluide d’une vorticité. Voici un flot tourbillonnaire de nouveautés qui remonte le courant atomique, ralentissant ainsi, par ses structures auto-organisées, la descente irrésistible du fleuve de l’entropie. Le modèle épicurien traduit donc très bien le temps des émergences, apparues de fluctuations puis de cascades spontanées de symétries brisées. Cette lecture originale du poème de la nature laisse imaginer l’amorce d’une mécanique des fluides ainsi que les fondements de l’étude moderne des systèmes dynamiques étendus. Le temps s’écoule pense-t-on ! Mais, par mille volutes, il peut aussi stagner et parfois il reflue ; il n’est donc plus possible de prétendre que le temps passe. En effet, cette pluralité mêlée ne passe plus, elle percole :

«Le temps ou la durée, que l’on dit si difficile à décomposer, se divisent aisément, puisqu’ils se composent, je ne sais comment, de tension et d’éparpillement, de mémoire et d’oubli, de tissage et de trous, comme filtres. Comme l’ego, la musique et le récit, le temps paraît quand s’additionnent, je ne sais comment, des morceaux épars et une liaison, lorsque continu et discontinu étrangement se mélangent ; se mêlent, se filtrent, donc percolent.»

Récits d’humanisme, p.50.

Le sens du Grand Récit

Une des caractéristiques de la pensée de Michel Serres réside aussi dans sa formidable capacité à se libérer du temps pour mieux se l’approprier [4]. Combien de questions, en effet, sont-elles illuminées par ces «courts-circuits» dont il a le secret ? Voyageant à la vitesse de la pensée, il franchit d’un clin d’œil plusieurs siècles et plusieurs sciences pour mettre en perspective deux évènements et les faire s’aligner sur l’axe de sa démonstration. Selon lui, la métaphore, qui est un transport, nécessite du temps. Je dirais plutôt qu’elle nécessite une manipulation habile du temps, vu ici comme un opérateur de variation de perspective. Fournir une vision du temps la plus fine possible est certes indispensable à une bonne philosophie mais, savoir s’en émanciper au bon moment, me paraît tout aussi essentiel. À ce titre, Michel Serres possède une élasticité intellectuelle extraordinaire faite de fulgurances aussi surprenantes que les feintes de passe ou de corps longuement éprouvées sur les terrains de rugby.

Un évènement important qu’il aime raconter, concerne un discours prononcé devant l’Académie des Sciences, lui-même alors encore jeune académicien. Discours par lequel, admiratif des travaux de ses pairs, il leur confiait que les progrès les plus décisifs accomplis par les sciences contemporaines touchaient en fait aux datations. Aujourd’hui, et pour la toute première fois, les scientifiques savent en effet dater précisément leurs objets. Voilà qui doit conférer une nouvelle épaisseur, de nature temporelle, à toute la philosophie. Car dresser une chronologie historique de l’univers et de l’ensemble de ses éléments, offre à la réflexion une perspective inédite où l’Homme, éminemment jeune, n’occupe plus que quelques degrés très récents de cette autre échelle de Jacob. Disposer de ce point de vue novateur permet d’inscrire tout le discours philosophique dans un Récit où contribuent et collaborent l’ensemble des acteurs de la connaissance. Ce temps mesuré par les instruments des savants, jadis idéalisé par cycles et par récurrences, faussement réversible, se pare d’une transcendance nouvelle puisqu’il réorganise de sa consistance milliardaire toutes les hiérarchies :

«De même que, de leur science mécanique, Copernic et Galilée retournèrent notre ancienne perception des mouvements terrestres autour du Soleil, de même, émerveillés de ce nouveau changement dans la durée, vous contemplez désormais une suite échelonnée d’horloges dont les roues, les unes immensément lentes, étoiles et montages, d’autres rapides prodigieusement, petite fille et poupée, comptent le temps, chacune à son rythme ou plutôt à son tempo, preste au plaisir du regard et presque immobile à son aveuglement. Ouvrez donc les yeux nouvellement. Vous voyez moins de l’espace que du temps. Vous voyez moins d’objets disposés dans une étendue familière, fleuves, roches, sommets ou soleil, que différents rythmes d’un écoulement, travaux éphémères, maisons séculaires, rives millénaires, rochers millionnaires, astres milliardaires.»

Idem., p.14.

Le Grand Récit inaugure une nouvelle place accordée au temps ou aux temps dans la pensée de Michel Serres, temps sur lequel ou sur lesquels, il lui faudra encore méditer. Dominant cette immense frise universelle, le philosophe progresse sur de nouveaux territoires de la pensée. Socle de toute dynamique et secret de toute évolution, le temps doit permettre de mieux interpréter l’Histoire et de mieux la raconter. Histoire des sciences, histoire des religions, toutes deux intimement liées, il lui a fallu disposer de cette hauteur de vue pour parvenir à écrire une philosophie de l’histoire [5]. Le temps irrigue désormais sa réflexion sur la question d’identité :

«Qui suis-je moi qui voit ? Et ces vivants, plantes ou animaux, champignons et algues, monocellulaires qui m’habitent et que je ne vois pas ? Des fontaines de temps, ruisselantes parmi d’autres… Qui sommes-nous ? Des vivants, vieux et nouveaux, qui avons en ce moment l’audace de nouer activement le temps évolutif à celui de l’histoire ? Celle-ci change de vitesse, comme jamais elle n’accéléra, pour cette raison décisive. Notre histoire sortit jadis de la vie ; la vie entre dans l’Histoire.»

L’Incandescent, p.17 et p.20.

Même les questions de logique sont envisagées avec un regard neuf. Évitant toute confusion avec la notion d’appartenance, la seule réponse logique possible à la question «Qui suis-je ?» est bel et bien l’évidente «Je suis-je !». Mais voilà : je fus un enfant, puis un adulte et maintenant me voilà une personne âgée. Comment résoudre ce paradoxe, comment puis-je, à la fois, être la même personne qui s’exprime au travers de cette pensée et prétendre avoir été jeune tout autant que vieux alors que, selon toute logique, il est impossible d’être les deux simultanément ? Nous voici sur le terrain de la contradiction. Et pourtant, sans erreur aucune, le temps permet cette constance évolutive. Visages et corps transparents, le temps efface dans la course de nos vies ces différences qui ne sont qu’apparences. Selon la durée, ces contradictoires s’alignent donc sans se contredire :

«Je ne puis, simultanément, être quelqu’un d’autre, je ne peux pas, non plus, rester, en même temps, nouveau-né, adolescent, jeune homme, adulte et en agonie. Or, le temps fait passer par tous ces stades ; ils ne se contredisent donc pas si et quand intervient la durée. Voilà pourquoi mon identité peut se définir comme cette constance dans le devenir. Une bonne définition du temps élimine donc si bien ces contradictions que bien des philosophes récents, prenant tout dans l’autre sens, commirent la faute d’engendrer le temps par les contradictions.»

Idem., p.127.

Michel Serres évoque ici une «dialectique», peut-être sans réel fondement. Dans l’étendue temporelle du Grand Récit apparaît une nouvelle image du troisième temps, par les naissances et les généalogies. Les processus reproducteurs font ainsi éclore ce troisième temps et donnent à la nature toute sa puissance d’engendrement :

«Qu’appeler nature, dès lors, sinon une intégrale des bifurcations ? Une somme de naissance… D’où venons-nous ? De ce bouquet, de ce Grand Récit, d’un sous-ensemble de ses branches, d’une série finie de ses émergences contingentes. Qui sommes-nous ? Le résultat temporaire de ce sous-ensemble.»

Idem., p.29.

Brouillant la frontière entre les sujets et les objets, le Grand Récit apporte une contribution décisive à cette question philosophique difficile et relance même le débat entre idéalisme et réalisme :

«Comme le vent formant sur la mer des lames éphémères, comme le fleuve traçant sa route le long du talweg ou le glacier sculptant le profil de la vallée, ou pareil à l’axe du cadran solaire projetant sur son plan l’exacte latitude du lieu, nous ne pouvons prétendre que les hommes sont les seuls à savoir écrire. De même, l’huile et l’eau ne se mélangent pas. Certains corps chimiques vont élire leurs partenaires dans des réactions, se combinant aux uns et se refusant aux autres. L’acte de choisir ne nous concerne pas seuls. Les objets le font aussi. Les inlandsis dans les glaces du Groenland, les falaises rouges du Colorado, les corps radioactifs, sont des mémoires, des banques variées de temps. Ne prétendons point nous souvenir seuls. Sur des durées infimes ou colossales, voici donc que les choses échangent de l’information, conservent l’information, diffusent de l’information et sélectionnent de l’information.»

Le gaucher boiteux, p.11.

«Nous avons l’habitude d’une frontière bien déterminée, entre les sujets, habilités à des actes cognitifs, et les objets ainsi nommés par nous, découverts par nous, purifiés et mesurés par nous. De sorte qu’implicitement ce que nous appelons les facultés d’intelligence, les facultés de mémoire et les actes cognitifs nous appartiennent exclusivement. Mais il existe dans les choses mêmes, depuis des temps les plus lointains, des fonctions, au moins commençantes, qui résonnent comme des conditions élémentaires des actes de penser. Prémisses de l’intelligence artificielle supposée naïvement toute récente, nous voyons que, depuis les origines, le logiciel irrigue le matériel.»

Extrait d’une conférence donnée à la Cité des sciences en décembre 2002 : «Qu’est-ce que le moi ?».

Voilà donc que l’étendue temporelle du Grand Récit interroge différemment la question du sujet et de l’objet : «Comme le sujet, l’objet devient apeiron ; comme son objet, le sujet même devient apeiron. Translucidité sur translucidité, rien ne les sépare.» [6]. Ainsi, peu à peu, diffusent ces connaissances nouvelles dans le paysage de nos savoirs. La vieille encyclopédie s’efface et laisse la place à un enseignement par le temps, nommé «chronopédie».

Passage de l’horloge au métronome

Avant de terminer sur cet outil mis en exergue par Michel Serres dans son tout dernier livre, Relire le Relié, revenons brièvement sur cet infini de temps que déploie le Grand Récit et dans lequel nous plongeons corps et âmes. Par les sens qui nous ouvrent sur le monde, nous accédons en effet à des durées à proliférations presque infinies de rythmes et de longueurs. Si la mesure du temps, cruciale pour les datations, est fondée sur le rythme des horloges, naturelles ou artificielles, quelle sonde pour appréhender le temps irréversible des vivants ? Probablement l’avons-nous découverte, pliée et entassée en double-hélice au creux des noyaux cellulaires.

Notre ADN comptabilise en effet le temps de la vie, milliardaire. Mais ici, malgré un alphabet simplifié à l’extrême, point de rythme ni de récurrence. D’une an-harmonie parfaite, ce cristal organique strictement apériodique écrit le livre de nos vies par des combinaisons, toujours uniques, des quatre bases connues. L’ADN signe tout à la fois l’originalité d’une espèce et celle de chaque individu, telle une arythmie génétique qui nous lance dans la grande aventure du temps. Miracle de l’art combinatoire qui ne connaît pas la répétition, cette sonde temporelle engendre aussi l’individu et peut-être le temps lui-même.

Souhaitant évoquer l’être et l’étant dans son tout dernier ouvrage, Relire le Relié, Michel Serres souligne à nouveau plusieurs temporalités : la durée, le rythme et le tempo. Par sa présence tirée du néant, l’être occupe une séquence délimitée par une «durée», quantité physique mesurant une globalité d’existence. Plus finement, cette existence se manifeste par une individualité traduite en termes de tempos qui lui sont propres et qui garantissent son unicité. Cette émergence, aussi extraordinaire soit-elle, serait décrite par des lois fondamentales que code une rythmique naturelle :

«Périodique, tout étant bat le même rythme, chaque existant diffère de tempo, c’est-à-dire de fréquence.  Universel, le premier permet de conserver l’existence, puisque son ordre élémentaire résiste à l’entropie.»

Idem., p.80.

«Périodique» est le rythme ainsi vu comme un objet mathématique non monochromatique. En effet, J. Fourier a montré que tout signal (ou fonction) périodique est décomposable en une somme discrète de signaux (ou fonctions) monochromatiques. Il s’agit des séries de Fourier, menant à la notion de spectre, superposition précise de sinusoïdes qui reconstruit la régularité du signal. Cette signature spectrale cache donc le mystère de l’étant rendu possible grâce aux lois de l’univers. Un aspect transcendant se manifeste ici par le fait que la réalité de l’étant n’est pas soumise à la dégradation entropique comme le prescrirait le second principe de la thermodynamique appliqué aux systèmes matériels. En tant qu’émergences, les choses sont donc des causes, illustrant par là le principe bien connu de la causalité. Mais, saturées de ces rythmes, les choses sont aussi des codes, produits algorithmiques de subtiles combinaisons.   «Monochromatique» est le tempo puisqu’il est mis en bijection avec la fréquence. Le signal physique de cet objet est donc une sinusoïde à laquelle est attachée une valeur précise et unique de la pulsation. Éléments privilégiés de sa carte d’identité, par groupement plus ou moins vaste, les fréquences désignent aussi ce qui, une fois apparu avec l’individu, ne peut que se soumettre à l’irréversibilité qu’impose l’entropie : musicalité à l’inévitable extinction. Revenant sur la notion d’identité, Michel Serres pose à nouveau la question essentielle :

«Qui suis-je ? La synthèse de multiples tempos qui entassent et composent, harmoniquement leurs fréquences dans l’existence de mon corps. Santé ou maladie ? Harmonie ou dysharmonie de cette synthèse ? Mort ?»

Idem., p.81.

L’existant réalise donc la synthèse de l’ensemble unique de ses appartenances ou de ses tempos, dont la quantité, par l’expérience, ne fait que croître au cours du temps. Tout comme l’entropie d’un système isolé est vouée à l’accroissement, les tempos, toujours plus nombreux, se composent, résonnent, interfèrent et se détruisent. La mort ne serait peut-être qu’une combinaison anharmonique dont l’ultime dissonance anéantirait l’individu à l’instant fatal de sa disparition. Selon Michel Serres, seul le religieux, idéale reliure, serait capable d’harmoniser les tempos continûment variés de tous les existants assurant, de sa formidable capacité d’adaptation, le maintien en phase de leurs multiples fréquences. Plutôt qu’individuels, cette part du religieux s’attacherait davantage aux accords «inter-dividuels». Depuis son ouvrage posthume où nous est offerte une synthèse de sa vision des temps, nous pouvons noter que les caractères apériodiques jadis évoqués à l’égard des vifs y sont moins soulignés qu’autrefois. Serait-ce un oubli ?

Lire aussi : Mort de Michel Serres : le joyeux Pantope s’en est allé (Alexis Feertchak)

Pas du tout ! Il s’agit même d’une plongée plus profonde encore dans l’analyse fréquentielle du monde. En effet, si Joseph Fourier a montré que tout signal périodique était décomposable en somme discrète de fonctions harmoniques, il a ensuite étendu son résultat à des signaux apériodiques, seuls réellement envisageables dans leur finitude obligée. Dès lors, par une somme continue de sinusoïdes, connue sous le vocable de «transformée de Fourier», tout signal, quel qu’il soit, peut se mettre en bijection d’un ensemble infini de fréquences. À la faiblesse du dénombrable succède la puissance du continu et, du passage de la série à l’intégrale, voilà que tous les existants du monde tombent dans l’analyse par tempos : «Théorème de Fourier – Serres ?». Grand amateur des images et des objets qui, de leur singularité apparente, savent aussi illustrer le général, Michel Serres choisit un instrument, éminemment simple par son unique degré de liberté : le métronome. Cette latitude, offerte par la position de la masselotte glissant le long de la tige, éclaire le passage d’une rythmique unitaire de l’horloge et de sa récurrence pauvre, à un monde de tempos continûment variés de par l’abscisse réglable du balourd. Voilà l’objet qui suggère l’intégrale sur les gammes de fréquences que cache le réel. Spatialisation dynamique du gnomon mobile de cet autre cadran ; le «métronome sait . Il sait que, dans un certain intervalle que permet sa structure, chaque type d’oscillation est réalisable par éloignement adapté de sa charge à l’axe du balancement :

«Pour mesurer le temps, je quitte l’horloge pour le métronome. Celle-là suit le tic-tac du balancier pour le traduire en grand sur son cadran selon un rythme quasi nycthéméral, à base six ou douze. Rythmée, l’horloge est un métronome. Les deux appareils utilisent le rythme pour analyser le temps. Or, l’horloge a cette faiblesse de ne pas marquer le tempo. Le curseur sur sa tige permet au métronome de varier sur lui de manière continue. Victoire de celui-ci sur celle-là !»

Idem., p.79.

Ainsi Michel Serres ne renonce à rien en présentant l’ensemble des temporalités par rythme et par tempos. Bien au contraire, en fin mathématicien, il propose une approche minimale mais complète de cette question difficile. Il est quasiment impossible d’attribuer un adjectif caractérisant la philosophie de Michel Serres tant elle se pare de richesses. En effet, elle étend son empreinte sur tous les territoires, sur toutes les cultures et elle s’étire sur l’ensemble des domaines de la connaissance. Sans exhaustivité, on la dit joyeuse, optimiste, buissonnante, fulgurante, analogique, totalisante, universelle, synthétique, informationnelle ou même algorithmique et je ne me hasarderais pas à ajouter d’autres adjectifs à cette longue liste. Par ce texte, je souhaitais simplement souligner un aspect essentiel de sa pensée, une plaque très profonde sur laquelle s’est bâti l’ensemble de son œuvre : Michel Serres, ce grand philosophe de tous les temps.

[1] Hermès IV, La Distribution, p.213.
[2] Idem. p.216.
[3] La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce.
[4] L’Incandescent, p.7 et p.333.
[5] Darwin, Bonaparte et le Samaritain.
[6] L’Incandescent, p.97.

 

Olivier Joachim

Olivier Joachim est professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris. Proche de Michel Serres (1930-2019), il est également un girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard (1923-2015) et son père.

 

 

Commentaires

J’ai eu des appréhensions en voyant le titre de cet écrit.
Elles ne se sont pas dissipées à la lecture.
Bien sûr, j’ai compris très peu de choses aux complexités ci-dessus, mais…
Je me suis demandée si Michel Serres pratiquait la musique, en musicien.
Cela me semble important, surtout à une époque où beaucoup de personnes qui ne sont pas des musiciens professionnels se contentent de se dire spectateurs ? auditeurs ? de la musique, en fuyant l’appellation « amateur », qui est entaché d’amateurisme à l’heure actuelle.
Quelque chose me dit que Michel Serres n’a jamais sérieusement pratiqué la musique (et avec un métronome). (Si je me trompe, qu’on me corrige, svp.)
Ce qui me fait dire ça, c’est que l’instrument « métronome » est un instrument trompeur, indigne de la.. foi ? scientifique idéalisée que Michel Serres semble y mettre.
Le métronome, avec ses petits tac-tac, rapprochés, ou pas, est incapable de rendre la pulsation de la musique, en rapport avec sa respiration, et la respiration de celui qui fait de la musique. La pulsation est un effet du corps ; elle émane du corps, de la respiration, et du battement cardiaque, même. La pulsation découle de notre incarnation.
Or, le métronome, par sa nature même, détruit la pulsation, et tend à y rendre insensible. Par sa nature, le métronome tend à faire croire que le battement mécanique de l’outil est l’équivalent de la pulsation, ou que ce battement mécanique peut s’y substituer, un peu comme un automate pourrait se substituer à un être humain en chair et en os (grand fantasme…scientifique). C’est pourquoi les musiciens soucieux de préserver quelque chose de la fragile beauté de la musique (mais pas contemporaine, dans l’ensemble, avec quelques exceptions, tout de même), et de leur incarnation en tant qu’interprètes de la musique, utilise le métronome avec une parcimonie rigoureuse, dans le seul but de vérifier qu’ils ne ralentissent ni n’accélèrent trop, et pour « pousser » dans la vitesse. On l’allume, et on l’éteint le plus vite possible.
Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont l’illusion que le battement du métronome est équivalent à la pulsation a colonisé la musique contemporaine savante, comme il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont une approche… scientifique… du temps, du rythme, du tempo fait des ravages dans l’écriture de la musique, et notre capacité de l’apprécier.
Beaucoup à dire, vraiment.
Ces querelles ne sont pas nouvelles. Une forme de cette querelle a opposé Michel Legrand et Pierre Boulez, qui se détestaient, me semble-t-il.
On peut comprendre…
On n’oubliera pas non plus l’influence occulte de la montée de la science ? l’art ? de l’horlogerie dans la formulation « le temps, c’est de l’argent »…

par Debra - le 11 octobre, 2020


Très intéressante réflexion. On a tort de ne faire de Michel Serres qu’un (ancien) philosophe grand public. Il est surtout un philosophe des sciences, ancien marin formé à l’Ecole Navale qui était beaucoup plus en avance scientifiquement lors de sa jeunesse que beaucoup de philosophes de l’époque, assez ignares en la matière. Oui, il y a, au-delà du temps newtonien si prévisible, un temps insaisissable, qui participe à la fois d’un processus de destruction irréversible (l’entropie) mais aussi d’un processus de création tout à fait énigmatique qui fait advenir des choses nouvelles, comme par miracle. Le temps est notre pire ennemi, dit-on souvent, mais il est aussi parfois notre inattendu ami quand surgissent au milieu du désordre de nouvelles choses miraculeusement ordonnées. Il me semble que ce fut le génie de la tragédie de penser ce temps si mystérieux de l’émergence et du chaos. Mais notre époque, qui en vit pourtant une, n’aime pas les tragédies ! Que le temps nous échappe, que le temps soit ainsi irréductible à quelque chose que nous pourrions simplement appréhender (un bilan comptable par exemple ! ou un calendrier !) nous effraie.

par CMG - le 11 octobre, 2020


J’ai compris cette analyse du temps avec en mémoire l’excellent livre d’ASSIMOV, La fin de l’éternité. Ce temps multiple et créateur infini m’évoque également la théorie des cordes et les voyages dans le temps, qu’ils soient réels ou fictifs. Quant au néant mentionné, nous n’en avons aucune certitude mais une croyance, alors ce temps d’où vient-il? si nous parvenons à l’imaginer dans toute sa diversité son origine nous échappe, ce grand mystère ne dévoile rien ou peut-être à celles et ceux qui lui sont reliés?

par chiarappa - le 13 octobre, 2020


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