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Comment ai-je pu croire au Père Noël ?

23/12/2017 | par Gilles Vervisch | dans Art & Société | 6 commentaires

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BONNES FEUILLES : En cette période de Noël, nous publions un extrait de l’essai Comment ai-je pu croire au Père Noël ? du philosophe Gilles Vervisch. Avec une question subsidiaire : les adultes ont-ils vraiment arrêté de croire au Père Noël ?


Professeur agrégé de philosophie, Gilles Vervisch a notamment publié Comment ai-je pu croire au Père Noël ? (éd. Max Milo, 2009), Puis-je vraiment rire de tout ? (L’opportun, 2013) et Star Wars : la philo crontre-attaque (Le Passeur, 2014).


On peut raconter n’importe quoi à un enfant, il le croira. Mais pourquoi donc lui raconter des histoires de Père Noël ? Tout le monde sait que ce n’est pas bien de mentir. Le rôle des parents n’est certainement pas de tromper leur enfant, mais au contraire de lui dire la vérité afin de le rendre plus raisonnable et de lui donner les moyens de bien juger des choses lorsqu’il sera grand. C’est notamment ce que pensait Platon, qui n’aimait pas beaucoup ceux qui inventent des histoires. Il n’appréciait pas vraiment les «grands» auteurs que l’on doit lire à l’école. Dans La République, il passe son temps à critiquer le grand poète Homère qui, selon lui, n’était pas si grand que cela. Pourquoi ? Parce qu’il disait des choses qui n’étaient pas vraies. Platon ne voyait pas l’intérêt de raconter des récits imaginaires aux enfants. C’est peut-être joli, mais ça ne sert à rien. Il détestait les artistes, saltimbanques et autres peintres, pour la bonne raison qu’ils trompent les gens, à commencer par ces faux Pères Noël qui pullulent devant les grands magasins, et se font passer pour ce qu’ils ne sont pas, dans le seul but d’obtenir le statut d’intermittent du spectacle. Pourquoi donc raconter aux enfants des histoires de Père Noël, d’autant que l’on sait très bien qu’ils découvriront, un jour ou l’autre, qu’il n’existe pas. Pourquoi s’obstiner, de génération en génération, à raconter ce mensonge ? S’agit-il d’une vengeance ? «Après tout, mes parents m’ont torturé avec ces histoires de Père Noël, il n’y a pas de raison que je sois le seul à souffrir !»

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Mais si l’on sait que, de manière générale, il faut dire la vérité, on sait aussi que l’on peut parfois mentir à quelqu’un, pour son bien. Par exemple, si le fameux «arracheur de dents» est un menteur, c’est dans le seul but de ne pas effrayer le patient qu’il doit soigner. D’ailleurs, Platon lui-même admet que les mythes, les fictions et les histoires, en bref, les contes de fées, peuvent être utiles, notamment pour éduquer les enfants. Comme on l’a vu, un enfant est surtout guidé par ses sens et par ses désirs. Pour l’éduquer, et lui montrer ce qui est bien et ce qui est mal, il faut donc jouer sur ses sentiments, puisqu’on ne peut pas d’abord s’adresser à sa raison, dont il n’a pas encore l’«usage». On lui dira qu’il faut manger sa soupe, parce que ça fait grandir, alors que c’est complètement faux ! Mais l’important, c’est qu’il mange. On lui dira aussi que c’est le Père Noël qui passe par la cheminée pour déposer les cadeaux sous le sapin. L’important, c’est la fonction éducative de ce mythe. En effet, le Père Noël, officiellement, ne donne de cadeaux qu’aux enfants «sages», sans qu’on sache, d’ailleurs, d’où il peut bien tirer ses informations. Quoi qu’il en soit, cette histoire permet sans doute d’encourager les enfants à suivre les règles que leurs parents tentent de leur inculquer. Comme ils ne sont dirigés que par leurs désirs, on leur promet des cadeaux s’ils obéissent, de même qu’on joue souvent sur la peur pour les empêcher d’être désobéissants. Reste à savoir pourquoi on ne leur promet pas simplement des cadeaux. Pourquoi inventer ce Père Noël ?

Le Père Noël est un dieu pour enfants, et Dieu, un Père Noël pour adultes

On se sert sans doute du Père Noël pour que l’enfant ne remette pas en question les règles que ses parents tentent de lui inculquer. En effet, un enfant est vite amené à sortir du cadre familial : il va à la crèche, à l’école, ou même, passe un dimanche chez des cousins. Là, on peut lui donner à suivre des règles différentes, et même contraires à celles de ses parents. Par suite, l’enfant comprend vite que ce qui est mal d’après papa et maman, peut être tout à fait acceptable ailleurs. «Et pourquoi le cousin Machin il a le droit de regarder la télé jusqu’à 22 heures, et pas moi ?» Alors, il se met à penser que le Bien et le Mal sont tout à fait relatifs, et qu’il peut, par conséquent, faire ce qu’il veut. Le Père Noël est donc un moyen de lutter contre ce relativisme, et de montrer aux enfants que les règles morales qu’on leur impose sont vraies, absolues. En effet, le Père Noël est le même pour tous les enfants. Dire que ce ne sont pas les parents eux-mêmes, mais bien le Père Noël qui récompensera les enfants sages, permet de donner plus d’objectivité et de crédibilité aux règles familiales. Je ne suis pas seulement sage du point de vue de mes parents, parce que j’obéis à leurs règles tout à fait discutables. Je suis sage, aussi, du point de vue du Père Noël, qui est donc d’accord avec mes parents et m’assure que les règles auxquelles je suis tenu d’obéir sont les bonnes, les vraies. Celui qui ne croit pas au Père Noël et qui sait que ce sont ses parents qui lui font des cadeaux, sera toujours tenté de discuter, de marchander son obéissance et ses cadeaux. Au contraire, on ne marchande pas sa bonne conduite avec le Père Noël, puisqu’il habite au pôle Nord. C’est à peine s’il dispose d’une boîte postale à laquelle on peut lui envoyer une liste de cadeaux, sans être bien certain qu’il la reçoive, puisqu’on ne peut pas envoyer de recommandés avec accusé de réception. En bref, le Père Noël est un point de vue universel, absolu, et pour tout dire, divin, qui donne du poids à la morale enseignée par les parents.

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Du coup, on pourrait penser que le Père Noël est une première figure de Dieu, le meilleur moyen qu’ont trouvé des croyants pour commencer à habituer leurs enfants à cette idée. Un Dieu en manteau rouge, avec une grande barbe, ce qui tombe bien, puisque Noël est d’abord et surtout l’anniversaire de Jésus-Christ, le fils unique de ce même Dieu. D’ailleurs, on pourrait se demander dans quelle mesure Dieu ne serait pas un Père Noël pour adultes, puisqu’il semble remplir la même fonction : il permet de croire que le monde est juste et encourage à faire le Bien et à fuir le Mal. Il punit les pécheurs à l’heure du Jugement dernier, et récompense les gens pieux («les derniers seront les premiers»). Le salut que l’on promet aux croyants n’est-il pas comparable aux cadeaux qui attendent les enfants sages ? Et y a-t-il plus de raisons de croire en Dieu qu’au Père Noël ?

Ne plus croire au Père Noël, c’est penser par soi-même

Nous avons tous vécu ce jour douloureux où il a bien fallu enterrer notre enfance. Ce jour où l’on a compris que l’âge des mythes et des contes de fées était terminé, et qu’il était temps de se montrer raisonnable. Le jour où l’on est censé faire les choses non plus pour obtenir une récompense ou pour éviter une punition, mais parce que l’on est capable de comprendre que c’est bien, tout simplement. En bref, on est apte à juger par soi-même de la valeur des choses, grâce à l’éducation que l’on a reçue, notamment à travers cette histoire de Père Noël, ce vieux monsieur qui habiterait au pôle Nord, etc. Dès lors que l’on possède enfin «l’usage entier de sa raison», on sait faire la part des choses, puisqu’on a assez de connaissances, d’intelligence et d’expérience, pour distinguer le vrai du faux. On ne croit plus au Père Noël, parce qu’on en sait assez pour ne plus croire n’importe quoi. On aura su adopter quelques règles de prudence, comme l’apôtre saint Thomas : «Je ne crois que ce que je vois.» En effet, j’aurais sans doute du mal à admettre qu’un homme soit capable de marcher sur l’eau et de changer l’eau en vin. Pour les soirées qui s’éternisent c’est très pratique, mais ce n’est pas très crédible, surtout si l’on ajoute que cet homme est mort et ressuscité. C’est le seul : il n’y en a pas un qui s’en soit sorti aussi bien que lui, à part peut-être son copain Lazare, qu’il aura bien voulu dépanner. Ça ne pèse pas très lourd, si l’on considère que tous les autres hommes meurent, systématiquement. Et c’est à peine si l’on trouvera douze personnes qui peuvent témoigner, et jureront l’avoir vu. Douze apôtres… ça ne pèse pas lourd non plus, à côté du témoignage de tous les autres hommes qui n’ont jamais vu ces miracles. J’ai donc appris à me méfier de ce que l’on me raconte, si c’est manifestement contraire à tout ce que moi-même ou la plupart des gens admettent avoir vu.

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Ainsi donc, lorsqu’on se demande : «Comment ai-je pu croire au Père Noël ?», on sous-entend que l’on ne peut plus être trompé, à tel point qu’on s’étonne même d’avoir pu être si crédule pendant quelque temps. On prétend que désormais, on ne peut plus croire quelque chose dont on n’a aucune preuve, ou qui est manifestement faux. Est-il bien vrai que je ne crois plus au Père Noël ?

«Tu crois encore au Père Noël !»

Le problème est que, justement, «nous avons été enfants avant que d’être hommes», si bien que nous nous sommes longtemps fiés à n’importe qui et à n’importe quoi. Or, combien de nos croyances héritées de l’enfance ne sont-elles pas encore ancrées en nous, et ne dirigent pas notre vie ? La plupart des gens croient ce qu’ils voient, pensent que Napoléon fut empereur, que la Terre tourne autour du Soleil et qu’il ne faut pas tuer son prochain. Mais au fond, qu’est-ce qu’ils en savent ? Certains croient même que Dieu existe, sans parler de ceux qui, tous les 1er mai, rendent hommage à Jeanne d’Arc partie bouter les Anglais hors de France sur recommandation expresse de l’ange Gabriel, mais doutent par ailleurs de la réalité des chambres à gaz. Le gros malin qui a cru bon de déclarer un jour : «Je ne crois que ce que je vois», est-il bien prudent ? Puis-je me fier à ce que je vois plutôt qu’à ce que l’on me raconte ? Les philosophes ont assez montré, et Descartes le premier, que les sens peuvent être trompeurs. La première illusion d’optique venue nous le prouve, comme ce fameux Soleil qui n’est pas si proche de nous qu’il en a l’air, ou encore ce pauvre intermittent du spectacle qui cachetonne au mois de décembre, pour faire croire aux enfants que le Père Noël existe. Tout le monde sait donc que les apparences sont trompeuses. Et pourtant, ça n’empêche pas de croire que la table qui est devant moi existe, simplement parce que je la vois, et que je la touche. Il faudrait savoir !

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Alors, comment puis-je être sûr de ne pas me tromper ? On a dit aussi qu’il vaut mieux croire les «vérités» que la plupart des gens admettent, ce pour quoi le témoignage de douze apôtres n’était pas très fiable. Le fait que tout le monde croit la même chose serait donc un meilleur moyen de reconnaître la vérité que les sens. Pourtant, lorsqu’au XVIIe siècle, Galilée affirmait que la Terre tournait autour du Soleil, et non l’inverse, il était seul contre tous et avait bien raison, tandis que tous les autres se trompaient. Ce n’est donc pas non plus parce que tout le monde est d’accord avec moi que je dis la vérité. Et une fois qu’on a enfin admis cela, qu’est-ce qui nous prouve que la Terre tourne autour du Soleil? «C’est scientifique, enfin ! C’est sûr ! C’est démontré par la science !» Eh oui, la science, le spécialiste qui passe à la télé, et qui a forcément raison, puisqu’un bandeau en bas de l’écran lui donne le titre de «spécialiste». Et qu’est-ce qu’on en sait ? Tu l’as vue, toi, la Terre qui tourne autour du Soleil ? Tu as travaillé sur la question ?

Philosopher, c’est penser par soi-même

Comme on le comprend, la plupart des choses que l’on pense tiennent de préjugés. Chacun a, depuis longtemps, admis un certain nombre de vérités, sans jamais avoir pris la peine de remettre en question tout ce qu’on lui a dit et répété. Or, comment puis-je être sûr de ne pas me tromper ? Pour le savoir, il faudrait déjà commencer par se le demander. Le problème c’est que l’on croit être sûr de ce que l’on pense, simplement parce qu’on ne l’a jamais remis en doute. La vraie question n’est donc pas de savoir comment j’ai pu croire au Père Noël, mais plutôt : «Est-ce que je n’y crois pas encore ?»

La plupart des gens se demandent souvent à quoi sert la philosophie, comme s’ils trouvaient là une bonne raison de ne pas en faire. Sans se rendre compte que le reste ne sert à rien non plus : les exercices de mathématiques dont on nous assomme au collège ne sont pas plus utiles. Pour savoir effectuer les calculs qui pourront vraiment servir dans la vie quotidienne (faire ses comptes, remplir sa feuille d’impôts), le niveau CM 2 suffit largement. Et puis, il y a le reste. Regarder pendant une heure un jeu télé, ça sert à quelque chose ? C’est utile ? Et la musique ? Qu’est-ce qui est utile ? Ne fait-on que les choses qui nous paraissent utiles? Sûrement pas. Alors, pourquoi philosopher ? Pour réfléchir, c’est-à-dire s’interroger sur ses opinions et ses croyances. Faire que mes idées soient enfin les miennes. Bref, ne plus croire au Père Noël.

 

Gilles Vervisch

Professeur agrégé de philosophie, Gilles Vervisch a notamment publié Comment ai-je pu croire au Père Noël ? (éd. Max Milo, 2009), Puis-je vraiment rire de tout ? (L’opportun, 2013) et Star Wars : la philo crontre-attaque (Le Passeur, 2014).

 

 

Commentaires

Tres Bonne article, plein de bon sens, et tres apprecie, edifiant !!!

par C. Van der ecken - le 25 décembre, 2017


Merci pour cet article pationnant qui ouvre a la réflexion.
Le mythe reste une voie royale pour acquérir la connaissance, il suffit de le disséquer et d’explorer toutes les pistes qu’il ouvre.

par Pierre Travier - le 25 décembre, 2017


Et la Mère Noël , alors ? Curieusement, nos féministes ne semblent pas traumatisées par son absence dans l’imaginaire collectif . Un coup de mou ?

par Philippe Le Corroller - le 25 décembre, 2017


Sigh…
C’est vrai, c’est Noël, cette petite fenêtre de trêve hivernale.
En lisant ce très court exposé sur un sujet qui occupe mon existence entière, je comprends pourquoi… je n’aime pas Platon, et pourquoi je déplore son influence sur une société française que le culte de la Raison raisonnable a rendu si désespérément triste, coincée, et affamée d’une toute petite miette de pain afin d’échapper à l’indigestion de trop de Raison raisonnable. La croyance que l’Homme est un pseudo Dieu (et pas un enfant ou un bête animal…) par la seule exercice de la Raison raisonnable !
Peut-on comparer la croyance dans le Père Noël à la foi en Dieu ?
Il y en a qui peuvent, manifestement, mais si cela était… un peu réducteur, finalement ?
Malheureusement, l’article ne dissèque pas les ravages que produisent des comportements collectifs avec la foi qui la rabattent sur la croyance, et qui renvoient la question à une affaire de dupes/crédules (et pas fidèles, nuance..), et de non dupes/malins/intelligents, etc.
Lacan a bien amorcé la réflexion sur le statut des non dupes, et sa formule lapidaire « les non-dupes errent » était très bien vue.
Pour renvoyer la croyance (et la foi) aux dupes, nous pourrions avancer l’hypothèse que Platon lui-même fut un mystique qui s’ignorait comme tel…
Pour être « adulte » en France, plutôt mourir, je dis…
Oops… pour ce que je vois, depuis le temps, il me semble que l' »adulte » en France est celui qui est mort, mais ne le sait pas/ne veut pas le savoir…tellement il est… crédule dans sa (mauvaise) foi.
Triste perspective.
Laissez-moi avec mes illusions…

par Debra - le 26 décembre, 2017


… les dieux sont morts, tout est permis…. les non-dupes errent….

par Gérard - le 27 décembre, 2017


Nos croyances nous rattachent à un groupe, ce qui est indispensable pour la plupart d’entre nous. Les croyances s’imposent-elles vraiment à nous? N’avons nous pas une part active, volontaire dans l’adoption des croyances que nous faisons nôtres?
En ce sens, croire que Jeanne d’Arc a été guidée par l’ange Gabriel est-ce plus naïf que croire encore que le communisme (ou ses dérivés actuels) apportera la société idéale après tous les désastres que ce régime a provoqués partout où il s’est imposé?

par Mario - le 30 décembre, 2017



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