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Malaise dans la civilisation

25/09/2013 | par L. Hansen-Love | dans Politique | 9 commentaires

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PREPA SCIENCES PO : Nous publions les « bonnes feuilles » de l’ouvrage La culture et le travail de Laurence Hansen-Löve, ouvrage paru cette année pour la préparation des concours des Instituts d’Etudes Politiques. Ce texte consacré au malaise dans la civilisation sera utile pour tous les étudiants s’y préparant, mais au-delà nous l’espérons, agréable pour l’ensemble de nos lecteurs.   

 

Tout comme Kant, Freud observe que l’homme est à la fois sociable (il ne supporte pas l’isolement) et associable (il n’aime pas les contraintes que la civilisation lui  impose). Freud éclaire ce  paradoxe en rappelant que la civilisation est fondée sur la répression de nos instincts originels. C’est la raison pour laquelle elle suscite le mécontentement, voire l’hostilité :
  

« Il est curieux que les êtres humains, bien qu’ils ne puissent guère subsister dans la solitude, ressentent néanmoins comme très oppressants les sacrifices que la culture leur impose pour rendre la vie commune possible. La culture doit donc être défendue contre l’individu et ce sont les organismes, les institutions et les prescriptions qui se mettent au service de cette tâche ; ils ne visent pas seulement à établir une certaine répartition des biens mais aussi à la maintenir ; ils doivent même protéger  des agissements hostiles des êtres humains tout ce qui est utile à la domination de la nature et à la production des biens. Il est facile de détruire les créations des hommes ; la science et la technique qui les ont  établies peuvent aussi servir à leur destruction (1).
On est alors gagné par le sentiment que la culture est ce qu’une  minorité qui a su s’emparer du pouvoir et des moyens de coercition a imposé à une majorité récalcitrante ».

L’avenir d’une illusion, Sigmund Freud (1927) traduction Ole Hansen-Löve, coll. « Classiques et cie », Hatier, 2010.

 

C’est à Freud qu’il revient donc d’avoir montré en quel sens la civilisation qui, en principe, nous  libère et nous humanise, est en même tant la plus constante et la plus sévère de nos « ennemies ». Affirmation a priori surprenante, car la culture qui nous irrigue de part en part ne  saurait être objectivement notre adversaire ! Mais Freud évoque non pas une réalité effective  mais un vécu, non moins subjectif que familier. Il faut reconnaitre que toute civilisation se fonde  sur une répression originelle de nos instincts vitaux, à savoir l’agressivité et la sexualité – instincts qui tous deux protègent la vie et ont pour but la perpétuation de notre espèce. C’est la  raison pour laquelle nous haïssons souvent la culture, ou la civilisation, car celle-ci constitue  une source constante de contrariétés, de refoulement excessif et de souffrances. A toutes ces  raisons originelles de vouer aux gémonies les impératifs culturels, pour ne pas dire les tortures, que la société nous impose, s’ajoutent des motifs plus conjoncturels. Les progrès techniques,  les mutations profondes et les bouleversements culturels qui concernent aujourd’hui l’humanité  dans son ensemble, amènent nombre d’observateurs à se demander si l’homme est encore le sujet d’un processus dont il était supposé bénéficier. Car, au-delà des pollutions et des dégâts  inouïs qu’il produit, le danger que fait courir à l’humanité et à la nature tout entière l’actuel  progrès technique tient à son caractère irréversible et incontrôlable. Il apparaît en effet désormais que la technique ne peut plus être contrôlée par rien, et surtout pas par la technique elle-même, toute autocorrection ne faisant que renforcer l’imprévisibilité et l’irréversibilité qui lui sont inhérentes. Ce type de constat ne peut qu’engendrer une résignation fataliste et désabusée, on ne peut plus éloignée des anciennes prédictions volontaristes des apologistes du « progrès » – comme Condorcet par exemple. Non seulement donc la civilisation, comme le souligne Freud, parce qu’elle s’édifie « sur  la contrainte et le renoncement aux instincts », nourrit par là même les tendances antisociales et destructrices les plus virulentes, mais encore nous savons désormais que « les créations de l’homme sont aisées à détruire et (que) la science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur anéantissement ».

1. Freud écrit ce texte en 1927. Il pense à la précédente guerre, et appréhende la suivante, comme le suggère également la dernière phrase qui évoque les tendances  destructrices des hommes.

 

L. Hansen-Love

Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.

 

 

Commentaires

Vous pouvez retrouver le livre et d’autres extraits : http://www.aux-concours.com/Livre-Sciences-Po-Concours-Commun.html

par concours - le 25 septembre, 2013


N’êtes-vous pas bien pessimiste ? D’abord, vous négligez, me semble-t-il, un processus capital décrit par Freud dans cette oeuvre : celui de la sublimation. C’est parce que la civilisation contraint les hommes à sublimer leurs pulsions sexuelles et agressives qu’ils les réinvestissent dans de multiples activités de création. Dans les arts, pour certains, dans la recherche pour d’autres. Et, pour beaucoup, dans la volonté de transformer le monde par les sciences et techniques. Bref, c’est parce que la société nous empêche de tuer Papa pour coucher avec Maman…que vous pouvez enseigner la philo en Terminale ! Ensuite, vous redoutez, semble-t-il, que nous soyons tous proches de l’anéantissement. Difficile de ne pas vous entendre, certes : c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’homme, par ses activités, modifie la nature même, à commencer par le climat. Et qu’il peut même détruire toute vie sur terre, grâce à l’arme atomique. J’observe, cependant, que depuis Hiroshima et Nagasaki, il a su s’en interdire l’emploi. Quant au dérèglement climatique que nous avons enclenché, je ne doute pas que le capitalisme en fera son affaire : le  » développement durable « , c’est un marché irrésistible ! Souhaitons longue vie au  » Malaise dans la civilisation « .

par Philippe Le Corroller - le 26 septembre, 2013


[…] C’est à Freud qu’il revient d’avoir montré en quel sens la civilisation qui, en principe, nous libère et nous humanise, est en même tant la plus constante et la plus sévère de nos « ennemies ».  […]

par Malaise dans la civilisation | Philosophie, Psy... - le 28 septembre, 2013


Si j’ai bien compris Freud, c’est le refoulement dans l’inconscient de nos pulsions sexuelles et agressives qui nous fait vivre dans la culpabilité, donc dans le fameux  » malaise ». Mais heureusement, dans le même temps, le processus de la sublimation nous arrache à nos déterminismes et nous permet de vivre. La civilisation est donc à la fois notre  » ennemie  » et notre meilleur ami. On vit mieux en se projetant dans une activité créatrice et en fondant une famille qu’en se livrant au viol ou au crime.

par Philippe Le Corroller - le 28 septembre, 2013


Réponse à Philippe le Coroller
En gros je suis d’accord avec ce que vous dites sur les bénéfices de la civilisation et même de la répression de nos instincts grâce aux processus de la sublimation…
Cependant :
-La sublimation est une aptitude assez rare, selon Freud lui-même… La plupart des gens restent frustrés avec leurs pulsions sexuelles et agressives inassouvies…
-Je crois comme Freud que les hommes ne réussissent pas à se passer de la guerre, qui servait autrefois d’exutoire pour notre violence contenue.. d’ où la grande mélancolie occidentale, surtout française (car les français refusent aussi le défoulement dans le travail, la compétition sociale et professionnelle, qu’ils abhorrent…). Voir son texte : « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort »)
-Je crois que la méchanceté et la cruauté des hommes (pas tous) est sans limite, hélas… Voire (entre autres) ce que fait Al-Assad en Syrie avec le soutien de Poutine et d’une partie des syriens. Car tout est permis dès lors, comme le dit Freud, que « la communauté abolit le blâme… »
-Je crois que l’irresponsabilité et l’incurie de ceux qui nous gouvernent, additionnées à la force des lobbies, nous conduit à un désastre programmé ..peut-être pas pour nous immédiatement et directement, mais pour toutes les nations fragiles (sécheresse, inondations, millions de réfugiés climatiques prévisibles..). Et j’en suis horrifiée.
Donc oui je suis pessimiste, comme Freud. La sublimation n’empêchera pas des pays entiers d’être engloutis. Et ne me dites pa que le GIEC est catastrophiste. Ce n’est pas exact !

http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/09/27/climat-le-rapport-du-giec-n-est-pas-catastrophiste_3486206_3244.html

par hansen-love - le 28 septembre, 2013


Merci pour votre réponse…avec laquelle je ne suis que partiellement en accord.
–  » La plupart des gens restent frustrés « , dîtes-vous ? Etes-vous sûre de ne pas être dans le jugement de valeur ?
–  » Les hommes ne réussissent pas à se passer de la guerre  » ? Là, je suis d’accord. Cependant, n’avons-nous pas la chance que la politique soit la continuation de la guerre par d’autres moyens ?
–  » Nous allons au désastre  » ? Je n’ai rien contre le catastrophisme…à condition qu’il soit éclairé ! Je vous renvoie à l’excellent livre de Jean-Pierre Dupuy :  » Pour un catastrophisme éclairé « .
– Vous êtes pessimiste ? Relisez Alain :  » Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté « .

par Philippe Le Corroller - le 30 septembre, 2013


Réponse à Philippe Le Corroller – le 26 septembre, 2013
C’est désolant de voir comme le monde, même parmi des gens intelligents parlent que
Hiroshima et Nagasaki. N’avez – vous jamais entendu de Halabja, une ville kurde là où Saddam gazé 10000 civiles?

par Daphné - le 26 février, 2014


Quand j’entends ça je ne puis m’empêcher de prendre sur moi

par Bruno - le 31 mars, 2016



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