Daech : le totalitarisme est d’abord un langage
La philosophe Laurence Hansen-Löve publiera très prochainement Oublier le Bien. Nommer le Mal (éd. Belin, 2016).
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« L’expression « langage totalitaire » renvoie à un langage excluant toute pensée « autre », un langage qui enferme ce qu’il est seulement licite de dire, un langage qui appelle au meurtre, à l’anéantissement de toute altérité »
(Victor Klemperer et le langage totalitaire aujourd’hui).
Cela a déjà été dit : l’idéologie de l’Etat Islamique – mais aussi des divers groupes « terroristes » qui se réclament d’une lecture littérale du Coran – a quelque chose à voir avec le nazisme. Certains observateurs parlent d’un troisième « totalitarisme », ou en tout cas d’une nouvelle variante de ce que les philosophes, sociologues, anthropologues, sémiologues, psychanalystes etc. nomment ainsi (1). Cela signifierait que l’on a affaire non pas à un groupe d’illuminés etc. mais à des théoriciens dont le projet est extrêmement élaboré, réfléchi, construit, « rationnel », programmatique et même « révolutionnaire » comme le dit Scott Atran (2). Mieux vaut en prendre acte.
La novlangue
Pour effectuer un tel rapprochement, il faut interroger un certain type de rapport aux mots, aux textes, aux signes et à leur signification supposée. La violence extrême dont tout langage totalitaire est porteur a été magistralement explicitée dans le roman 1984 (3). La novlangue y est décrite comme un langage verrouillé, procédant d’une combinaison de langue de bois (simplification autoritaire de la langue qui prétend bannir l’équivoque des mots) et de double pensée (« La guerre c’est la paix », « La liberté c’est l’esclavage » « 2 et 2 font 5 »). Parce que l’équivoque est interdite, il n’y a plus ni souplesse ni nuances : captifs, les mots sont stérilisés, dévitalisés. Leur pseudo-signification est fixée autoritairement par la poignée d’hommes qui les régentent (4). Il faut préciser que le terme de « langage » pris dans un sens large englobe des signes et symboles de toutes sortes, par exemple vestimentaires (5).
Le langage totalitaire (même dans une société non totalitaire) repose sur cette idée qu’il appartient à l’Autorité de décider du sens des signes comme de proscrire certains jeux de langages. Pourtant la signification des mots procède d’usages et de conventions (parfois immémoriales…), de sédimentations multiples, mais en aucun cas de décisions arbitraires. Par exemple les idéologues de l’EI décident de la signification des mots Bien et Mal (en inversant radicalement leur sens usuel), droit, djihad (qui a plusieurs acceptions), « charia d’Allah », « Huddoud » (châtiments coraniques) etc. (6). Dire que tuer les Infidèles, c’est bien (licite), qu’écouter de la musique ou jouer au foot, c’est mal (illicite) etc. c’est présupposer qu’une poignée d’hommes peut imposer une lecture unilatérale des traditions, des hadiths, etc.
Le « Manuel d’esclavage sexuel » ou l’inversion des normes
Dire que l’esclavage sexuel est licite, « qu’il est permis de violer une captive prépubère » etc. (Question 13 : « Est-il permis d’avoir des relations sexuelles avec une femme qui n’a pas atteint la puberté : il est licite d’avoir des rapports avec l’esclave qui n’a pas atteint la puberté si son corps est propre à l’acte. Si ce n’est pas le cas, alors il faut se contenter d’en jouir sans coït » (7)), c’est légitimer théoriquement la transgression des interdits universels en vigueur aujourd’hui contre l’esclavage et le viol (8). Admettre qu’il est « justifié » d’expédier un enfant dans une fête familiale pour s’y faire exploser suppose que l’on a au préalable résolument inversé le sens des mots et fait l’impasse sur toutes les normes et observances adoptées dans la plus grande partie des sociétés (protection absolue des enfants, respect des femmes et des civils même dans la guerre etc.). Dire que le texte sacré autorise ceci (exécuter les apostats etc. (9)) mais pas cela (la musique, apprécier le chant des oiseaux, se balader en cheveux), c’est se donner le droit d’interpréter le Livre dans un sens univoque, alors que les textes sont complexes et ambivalents. C’est pétrifier le sens des mots et des injonctions morales dans un sens totalement fantaisiste.
Impossible de réduire les mots en esclavage
L’esprit démocratique, qui, au moins de ce point de vue, est le contraire du totalitarisme, insiste au contraire sur le fait que les mots sont équivoques et que leur sens varie selon les contextes. Il est donc toujours bien venu, dans un cadre démocratique, de discuter du sens des concepts, (les mot « démocratie », « identité », « islamophobie », « genre » ou « pudeur » par exemple (10)) et il est acquis que ces discussions sont fécondes, ouvertes et inépuisables. Comme le dit Flaubert, la bêtise c’est de conclure. Les normes morales, les principes juridiques, la piété, le contenu des prescriptions religieuses, tout cela doit être interprété et réinterprété sans fin. Car il n’appartient à personne, ni individu, ni sage, ni prophète, ni Docteur de la Loi ni Police des moeurs d’interdire aux mots d’avoir plusieurs sens.
Bref le caractère criminel de ce type de propagande devrait pouvoir être établi sans qu’il soit nécessaire d’en passer par la notion de « terrorisme » (encore un mot aux multiples sens). Le projet « totalitaire » est explicite dans les textes « juridiques » comme le démontrent les exégèses de la littérature djihadiste. La question du degré de criminalité des actes commis en conséquence ne pourra être tranchée que bien plus tard, quand les commanditaires auront été arrêtés et traduits devant les tribunaux internationaux.
(1) Je mets délibérément de côté les historiens dont certains contestent les généralités, et tout particulièrement celle-ci – LE totalitarisme – car chaque régime est singulier.
(2)L’Etat islamique est une révolution.
(3) « La liberté c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit » Georges Orwell.
(4) Et qui vont aussi employer à leur propre usage un langage codé comme le firent exemplairement les nazis – « déplacement » pour déportation, « opération de nettoyage » « mort miséricordieuse » etc…
(5) D’où la crispation aujourd’hui sur ces tenues ostentatoires dont le signifié (le message) fait peu de doute. Néanmoins, interdire aux femmes de s’habiller comme elles paraissent le souhaiter et de s’exprimer de cette manière indirecte pose le même problème que l’instauration de tabous linguistiques: ce serait en effet flirter avec une logique « totalitaire » que de fixer a priori ce qui est licite ou pas. Tout est question de contexte en démocratie comme en matière de sémiologie.
(6) Voir à ce sujet « L’ ’Etat islamique et la théologie du viol », l’enquête du New York Times de août 2015,
(7) « Manuel d’esclavage sexuel de Daech » in Books, Hors série n°8, « Les racines du mal », août 2016 .
(8) Esclavage et viols sont encore pratiqués couramment surtout en situation de guerre. Mais les justifier est une autre histoire..
(9) La condamnation à mort pour apostasie n’a aucun fondement dans le Coran
(10) Le mot « islamophobie » est contesté par ceux qui en sont taxés. Ce n’est pas pour cela qu’il faut s’interdire de l’employer. Mieux vaut en souligner la polysémie. D’autre part, il est vrai que certains mots ne sont plus (ou beaucoup moins) employés aujourd’hui (« race » ou « pédé » par exemple) mais c’est l’usage qui en a décidé ainsi, non pas un gouvernement ni une police des moeurs. La loi n’interdit d’ailleurs pas de les prononcer.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.