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Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : retour sur « Les trois métamorphoses »

20/10/2017 | par Sylvain Portier | dans Classiques iPhilo | 12 commentaires

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CLASSIQUE : Le philosophe Sylvain Portier a récemment proposé dans iPhilo une introduction d’ordre général à la pensée de Nietzsche, qu’il a souhaitée assortir du commentaire d’un texte phare du philosophe du soupçon. Il s’agit du texte « Les Trois métamorphoses » par lequel commence Ainsi parlait Zarathoustra que l’auteur allemand écrivit à la fin de sa vie. Retour sur un classique énigmatique de la philosophie.


Docteur en Philosophie, spécialiste de Fichte, Sylvain Portier est professeur de lycée dans les Pays de la Loire. Il a notamment publié : Fichte et le dépassement de la «chose en soi» (éd. L’Harmattan, 2006) ; Fichte, philosophe du Non-Moi (éd. L’Harmattan, 2011) ; Les questions métaphysiques sont-elles pure folie ? (éd. M-Editer, 2014) ; Zlatan Ibrahimovic – Friedrich Nietzsche (éd. M-Editer, 2014) ; N’y a-t-il d’instinct que pour l’homme (éd. M-Editer, 2016) et Philosophie, les bons plans (éd. Ellipses, 2016).


Disons quelques mots des dernières années de sa vie, qui furent eux aussi demeurés célèbres : Nietzsche entreprend de rédiger un ouvrage déroutant, à la fois poétique et philosophique, traversé par des personnages métaphoriques, et dans lequel est par exemple développée le personnage conceptuel de « l’enfant joueur ». Il intitule ce livre Ainsi parlait Zarathoustra et le publie en plusieurs fois, de 1883 à 1885. Il fut diversement apprécié par ses contemporains comme par les philosophes du XXe siècle.

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Dans Ecce homo, Nietzsche écrira à ce sujet : « Hélas ! mon Zarathoustra cherche encore son auditoire, et le cherchera longtemps ! ». Certains y virent une œuvre prophétique touchant au génie, mais la majeure partie des lecteurs le considérèrent comme un ouvrage prétentieusement énigmatique, qui préfigurait peut-être la folie dans laquelle Nietzsche finira sa vie. Les cinéphiles le savent : dans la célèbre scène d’ouverture du film 2001, L’odyssée de l’espace (intitulée The dawn of man), réalisé en 1968 par Stanley Kubrick, celui-ci développe une vision assez nietzschéenne de l’origine de la civilisation humaine, et l’accompagne d’une musique et d’une version chantée d’Ainsi parlait Zarathoustra écrite par Richard Strauss et enregistrée par l’orchestre philarmonique de Berlin.

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Les trois métamorphoses»

Je vais vous dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. 

Il est maint fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect : sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant. 

Qu’y a-t-il de plus pesant ! ainsi interroge l’esprit robuste. Dites-le, o héros, afin que je le charge sur moi et que ma force se réjouisse. 

N’est-ce pas cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse ? 

Ou bien est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ? 

Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l’amour de la vérité ? 

Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec des sourds qui m’entendent jamais ce que tu veux ? 

Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité et ne point repousser les grenouilles visqueuses et les purulents crapauds ? 

Ou bien est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut nous effrayer ? 

L’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt charge se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. 

Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maitre de son propre désert. 

Il cherche ici son dernier maitre : il veut être l’ennemi de ce maitre, comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon. 
Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maitre ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit : « Je veux. » 

« Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ! » 

Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « Tout ce qui est valeur – brille sur moi. » 

Tout ce qui est valeur a déjà été créée, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux ! ». Ainsi parle le dragon. 

Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui s’abstient et qui est respectueuse ne suffit-elle pas ? 

Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion. 

Se faire libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tache ou il est besoin du lion. 

Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité, c’est la un acte féroce, pour lui, et le fait d’une bête de proie. 

Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacre : maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacre, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour un pareil rapt. 

Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? 

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. 

Oui, pour le jeu divin de la création, o mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde. 

Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.

Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville que l’on appelle : la Vache multicolore.

Que signifie donc ce texte des Trois métamorphoses, par lequel commence précisément Ainsi parlait Zarathoustra ? Y figurent donc trois animaux, trois parmi le riche bestiaire symbolique de l’œuvre complète de Nietzsche. L’homme devrait passer par trois étapes : Il doit d’abord être « chameau ». Le chameau est effectivement une bête de somme qui porte, transporte, et qui symbolise ainsi celui qui porte les valeurs morales. Sa devise pourrait être celle de Kant : « Tu dois donc tu peux. ». Il dit oui, mais il s’agit d’un oui de pure obéissance au devoir à ce que Nietzsche représente comme le terrifiant « dragon » du Devoir moral ou civil, du « Tu dois ! ». Le chameau est parfois remplacé chez Nietzsche par « l’âne », cet animal docile et stupide qui supporte tout, y compris de marcher indéfiniment devant la carotte qu’on lui tend (ici, le Paradis ou la Morale). De plus, en allemand, l’âne crie « yyy aaa !», entendons « Ya ! », « oui ! ». Aussi le chameau doit-il devenir « lion ». Celui-ci représente la révolte contre les valeurs traditionnelles. Il dit non à la morale, aux dieux et à toutes les « idoles » issues de la tradition. Mais le cycle nietzschéen des métamorphoses ne s’arrête pas là, car le lion doit finalement devenir « enfant ». Celui-ci dit oui, comme le chameau semble-t-il, après avoir dépassé le non du lion. Mais il ne s’agit plus alors d’un oui d’obéissance : c’est bien plutôt celui de la tranquille et joyeuse affirmation de soi qui possède la force du jeu, la puissance de cette innocence créatrice que l’on trouve chez l’enfant et dans les enfantillages. Il est le modèle même de l’artiste (au plan esthétique) et du héros (au plan éthique), car il créé des choses, non pas n’importe comment, mais par rapport à des lois intérieures, qu’il a choisi lui-même au lieu de s’y soumettre, qu’il s’agisse de canons en art ou de commandements en morale. On peut se référer sur ce point à un beau passage du second chapitre de La naissance de la tragédie :

« Ce n’est pas un orgueil coupable, c’est l’instinct du jeu sans cesse réveillé qui appelle au jour des mondes nouveaux. L’enfant jette parfois son jouet, puis bientôt le reprend, par un innocent caprice. Mais dès qu’il bâtit, il relie, il assemble et il modèle les formes selon une loi et selon une stricte ordonnance intérieure. »

Cette sagesse méconnue de l’enfant joueur est déjà présente chez Héraclite, et il y a fort à parier que Nietzsche s’en est inspiré. On trouve notamment cette référence dans le Fragment 130 (52)  de Héraclite : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions. La royauté d’un enfant. » (traduction de Marcel Conche). En effet, le Temps (aiwn) peut être comparé à un enfant dans la mesure où, contrairement à celui de l’adulte, son comportement n’est pas finalisé, moralisé et sérieux. En ce sens, il représente l’innocence du Devenir et toute la sagesse de Héraclite revient, par la compréhension de jeux d’oppositions et de contradictions, à accepter le fait que le monde ne tende pas vers un but (qu’il soit moral, religieux ou métaphysique). Si le sage doit s’inspirer de l’enfant, c’est parce que celui-ci aime, sans effort, la Vie (« la Nature » dirait Héraclite) et qu’il l’aime pour elle-même. Mais pourquoi l’enfant joue-t-il ici « en déplaçant des pions » ? Selon une ancienne traduction (celle de Bailly), il s’agirait ici du jeu du trictrac ou du jacquet, mais cela est discutable car ces jeux se jouent avec des dés, et repose donc à la fois sur le calcul et sur le hasard. Or, le hasard est quasiment absent de la philosophie héraclitéenne.

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Il y a donc tout lieu de penser qu’il s’agit plutôt d’une sorte de jeu de dames, tel que les Grecs le pratiquaient dans l’Antiquité. Le symbole du jeu est alors plus intéressant, car le hasard n’intervient pas et que le but est, non pas de faire parcourir le tablier à ses pions le plus vite possible (comme dans le trictrac), mais de cerner, de bloquer ou de supprimer les pions de l’adversaire. On pourrait alors dire que l’enfant, s’il est certes un être innocent, n’en n’est pas moins un stratège, un guerrier… et l’on connaît l’importance de la guerre, du combat (polemoV), associé à la Sagesse, pour les Grecs antiques ! Dans ce combat, l’enfant, ce n’est pas forcément nous, mais le Temps qui joue contre nous : nous disposons par exemple des pions vie, santé, jeunesse, mais le Temps, lui, dispose des pions mort, maladie, vieillesse. Dans la mythologie grecque, Chronos, le dieu du Temps, mange d’ailleurs ses propres enfants, ce qui symbolise le fait que le Temps soit à la fois source de vie et cause de mort. Mais reprenons la métaphore de ce jeu de dames : peu à peu nous perdons nos pions, et le Temps fini toujours par gagner la partie, non pas par méchanceté, mais par innocence, puisque le Temps, pourrait-on dire, n’est qu’un enfant qui ne se rend pas compte de ce qu’il fait. À nous de choisir quel joueur nous voulons être : un adulte sérieux qui voit dans la mort quelque chose de dramatique, ou nous aussi un enfant, qui joue au jeu de la Vie avec la même joie que le Temps lui-même. Ce dernier est tout-puissant, et Héraclite parle d’ailleurs de sa « royauté », puisqu’il est certain de gagner. Néanmoins, son adversaire peut être bon joueur, accepter la règle de ce jeu et même l’aimer ! Or, c’est précisément ce que fait l’enfant – en vérité parce qu’il manque de lucidité et ne prend pas conscience de la gravité de la mort, de la maladie et de la vieillesse. Et c’est en cela que réside ce que Héraclite appelle « la royauté » de l’enfant, non plus du Temps mais de celui qui joue contre lui, car l’homme a su, comme dirait Nietzsche, se métamorphoser, non pas en chameau ou en lion, mais en enfant, figure qui représente alors une saine innocence dont l’adulte ferait bien de s’inspirer.

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Cela revient finalement à dire que si être nietzschéen dans un monde qui est loin de l’être est un difficile combat, à la fois contre les autres et contre soi-même, ce travail sur soi-même doit toujours aussi rester un jeu d’enfant.

 

Sylvain Portier

Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d'iPhilo. Il a par exemple publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2020), Vingt philosophes incontournables (Éd. Ellipses, 2021) et Philoophie en fiches - Terminale (Éd. Ellipses, 2022), et a réalisé plusieurs conférences, notamment pour les Éditions M-Éditer.