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La haine de la nature : un affect enfoui et dénié

15/09/2012 | par Christian Godin | dans Art & Société, Science & Techno | 15 commentaires

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Depuis 1972, date du premier Sommet de la Terre, la « protection » de l’environnement s’est manifestée par une prolifération de discours (sommets, conférences, accords, traités…), d’institutions (la plupart des quelques 200 États du monde disposent désormais d’un ministère de l’environnement), et de concepts nouveaux (développement durable, énergies renouvelables, empreinte écologique etc.). Cette idéologie et cette politique reposent sur le postulat que l’homme a pris conscience de la possibilité d’une nouvelle catastrophe et qu’il a le souci de préserver une nature de plus en plus menacée. En réalité, toute cette débauche de signes cache une hostilité profonde, aux origines anciennes, mais qui s’est enfin librement déployée à partir du XXe siècle par le moyen de la puissance démultipliée des technosciences.

« Haine » de la nature : l’expression paraît outrancière. Mais il suffit, pour se convaincre de son bien-fondé, de se souvenir que la haine n’a pas besoin d’expressions tonitruantes pour exister, ainsi que le montre assez le racisme. Il y a haine lorsqu’on souhaite que ce qui est perçu comme étranger à soi disparaisse. La haine est un désir de destruction, plus ou moins explicite, et pas toujours avoué.

Dans Le Principe responsabilité, Hans Jonas a vu dans le dualisme (la séparation de la matière et de l’esprit, donc l’opposition entre l’homme et la nature) le fondement métaphysique du prométhéisme de l’homme moderne, exprimé et entretenu par la connaissance scientifique, la manipulation technique et l’exploitation économique. La grande force du système capitaliste, désormais mondial, fut d’avoir fait basculer la totalité du réel dans la sphère économique, en le transformant en marchandise et en capital.

Le prométhéisme de l’homme moderne est l’expression d’un narcissisme générique. Depuis le début du XVIIe siècle, l’être humain n’a eu de cesse que de se poser en maître et possesseur de la nature. La mort de Dieu, la domestication du hasard par tout un ensemble de savoirs et de techniques, et enfin la transformation et la destruction radicales du milieu naturel mettent au jour une caractéristique proprement ontologique. Ce qui caractérise l’homme moderne, c’est qu’il ne supporte plus d’autres réalités que celles qui sont issues de sa volonté, c’est-à-dire de ses mains et de son cerveau.

Déjà le nouvel usage du terme « environnement », à partir des années 1970, devrait nous avertir. L’environnement est un concept anthropocentrique car il suppose un centre (moi, nous), et une périphérie. Il révèle par conséquent un mouvement de mise hors de soi, d’aliénation et d’objectivation, de la réalité naturelle. La protection de l’environnement, même lorsqu’elle se fait selon les modalités de la préservation ou de la restauration, signale déjà la mort de la nature.

Qui eût dit, il y a cinquante ans, que l’humanité serait capable de changer le climat ? Qui eût prévu que des pistes de ski seraient recouvertes de « neige artificielle » ? Et que les sportifs seraient dotés d’un autre sang que le leur pour accomplir leurs performances ? L’artificialisme, qui est un symptôme de narcissisme générique, et qui en même temps le cultive, touche aussi bien les corps que les êtres et les éléments issus de la nature. Les bananiers en plastique et les seins siliconés sont issus de fantasmes parallèles, et participent d’un même projet. Nous sommes tellement pris par l’artificialisme que nous ne pouvons plus concevoir d’autres solutions que techniques à des problèmes issus de la technique. Ainsi les éoliennes qui détruisent un paysage, font du bruit et tuent les oiseaux et les chauves-souris, sont-elles présentées comme une alternative idéale à l’exploitation des énergies fossiles.

Depuis quelques années, au commencement du printemps, ce n’est plus la fin de l’hiver et le réveil de la nature que désormais les médias célèbrent. Ce dont il est question, à présent, c’est des allergies dues au pollen. Il convient de prendre ce changement de regard avec tout le sérieux qu’il mérite : désormais l’homme est allergique à la nature. On peut prévoir que les municipalités finiront par prendre la décision d’abattre leurs arbres pour protéger leurs administrés.

Quant aux animaux, nous ne les tolérons plus que domestiqués. Eux aussi ne doivent dépendre que de notre volonté. Ainsi l’homme moderne est-il devenu incapable du plus simple laisser-exister. Les espèces hors contrôle le rendent malade.

Chez nombre de nos contemporains, la nature connote une sauvagerie et une animalité qu’il convient d’éradiquer. Ainsi une naissance et une mort sans programme ni médecine finissent-elles par paraître obscènes. La procréation médicalement assistée à un bout et l’euthanasie à l’autre bout de l’existence sont aussi des triomphes de la volonté.

Pour les antinaturalistes les plus déterminés, la seule mention d’une réalité naturelle que nous devrions accepter avec reconnaissance et modestie ne peut être que le signe d’une haine de l’homme et de la culture. L’argument selon lequel « les nazis aimaient les animaux » a déjà beaucoup servi, et continuera de sévir. Celui qui a vu les images de Leni Riefenstahl sur les grandes cérémonies de Nuremberg, avec ses architectures colossales, ses géométries et l’absurde mécanique de ses défilés, sait à quoi s’en tenir sur le prétendu « naturalisme » des nazis. Mais l’essentiel est ailleurs. Loin d’être antinomiques, le souci pour l’homme et le souci pour la nature sont corrélés. Plus encore, c’est la haine de la nature qui, par le désir de destruction qu’elle révèle, correspond plutôt à un désir d’anéantissement de soi. On en voit déjà les signes précurseurs à travers les pratiques extrêmes du dopage et les formes les plus monstrueuses de la chirurgie dite encore « esthétique ». Craignons pour l’humanité qu’elle n’ait la fin de Narcisse.

 

Christian Godin

Christian Godin, né en 1949, est un philosophe français, maître de conférences à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Il est l'auteur d'ouvrages pédagogiques, notamment La philosophie pour les Nuls (First, 2007), ainsi que d'essais, en particulier La haine de la nature (Champ Vallon, 2012) ; La Démoralisation. La morale et la crise (Champ Vallon, 2015) ou Le Soupir de la créature accablée. La religion aujourd’hui (Éditions Mimésis, 2015).

 

 

Commentaires

[…] Depuis 1972, date du premier Sommet de la Terre, la « protection » de l'environnement s'est manifestée par une prolifération de discours (sommets, conférences, accords, traités…), d'institutions (la plupart des quelques 200 États du monde…  […]

par La haine de la nature : un affect enfoui et d&e... - le 26 mai, 2013


Bonjour,

Bonjour,

Je découvre votre site et sa volonté d’ouverture.
Oui, la nature est l’ennemie naturelle de l’homme et de la femme.Il y aurait de leur part comme : éprouver un complexe d’infériorité,le sentiment d’une compétition entre le vivant et l’immatériel.Cette lutte de tous les temps pourrait contenir dans le fait de la pérennité de notre planète que nous souhaiterions voir cesser avec notre propre condition.Un bouc émissaire,un défouloir,une prostituée à qui on fait subir autant de forfaiture,d’avilissement,que nous nous infligeons à nous même.Si bien qu’on ne sait plus qui doit être la prochaine victime.L’homme,les dieux,la terre,l’univers.L’ennui en serait la cause.Que ne ferait on pas pour se changer les idées…

par philo'ofser - le 28 mai, 2013


Merci @philo’osfer pour votre commentaire ! Nous essayons en effet d’ouvrir la philosophie, par les sujet que nous traitons et les supports numériques que nous utilisons.

par L'équipe d'iPhilo - le 28 mai, 2013


[…] Depuis 1972, date du premier Sommet de la Terre, la « protection » de l'environnement s'est manifestée par une prolifération de discours (sommets, conférences, accords, traités…), d'institutions (la plupart des quelques 200 États du monde…  […]

par La haine de la nature: un affect enfoui et d&ea... - le 25 novembre, 2013


 » Quant aux animaux , nous ne les tolérons plus que domestiqués  » ? J’ai bien peur que les faits vous donnent tort . Par exemple , celui-ci, tout récent : le 31 mars, la Cour internationale de Justice a ordonné l’arrêt de la chasse à la baleine en Antarctique par les Japonais . Et il suffit de se balader sur quelques sites pour voir que jamais autant de gens n’ont pris la défense des animaux , dans le monde entier . Par ailleurs, j’ai du mal à vous suivre : pourquoi le développement des sciences et techniques manifesterait-il une  » haine de la nature  » ? Tout dépend de l’usage qu’on en fait . Ainsi , permettre à des couples hétérosexuels infertiles de bénéficier de la procréation médicale assistée , n’a rien de choquant, bien au contraire : on se contente de suppléer à une défaillance de la nature . En revanche, vouloir mettre la PMA et la GPA à la disposition des couples homosexuels, et donc donner naissance , à une nouvelle catégorie d’enfants – privés du couple père-mère – n’est-ce pas vouloir transgresser la nature , au nom d’une idéologie ?

par Philippe Le Corroller - le 4 avril, 2014


Bonjour,

Difficilement contournable, cette masse médiatique que représente l’animal le plus gros de la planète. Savoir, le cétacé baleine au souffle puissant, animal pacifique exemplaire, qui ne demande qu’à vivre paisiblement et continuer à ne pas recourir à se laisser aller à des représailles vis à vis de son cruel prédateur.

La PMA et la GPA ne sont pas une « transgression » de la nature. Il s’agirait d’une des pages de son évolution,de ses mœurs; d’un cycle d’une nouvelle humanisation. Pas une transgression de la nature » universelle ». La science a permis la naissance assistée d’enfants ? Gustave, Léon, ne seraient que des individus qualifiés : « d’une autre catégorie » ? La tangente flirterait elle avec une vague idée en formation, j’imagine involontaire, d’eugénisme ?

Au reste,celle-ci d’ailleurs,ne se prive pas de la moindre opportunité d’évolution en tout sens. A l’observer de plus près , nous sommes consternés et admiratif (ses élèves parfois) de son ingéniosité d’adaptation, de ses réactions et de ses actions pour répondre, innover,aux changements permanents de l’environnement, (climat,pollutions,etc…) pour assurer sa survie.

Nous pourrions être choqués ou admiratifs de connaître et reconnaître, les géniales stratégies, les puissance capacités de la nature en général, à créer, inventer, à réinventer,copier,parasiter, »biomimétismer »,cloner le vivant, sous toutes ses formes ! L’homme n’a rien inventer, n’inventerait rien de plus, que la nature ne fait, elle même, à l’échelon universel !

L’homme est partie de la nature du tout.Il n’en est pas la maître,il n’en sera pas le maître. Et,il ne peut s’extraire de son destin d’animal savant.

par philo'ofser - le 10 juillet, 2014


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