La déraison de l’économie
Lorsque les deux économistes nobélisés cette année ont déclaré que la crise actuelle ne remettait pas en cause la pertinence de la théorie économique, et que le grand coupable était l’impuissance du politique, mon sang n’a fait qu’un tour. Certes, les politiques ne peuvent rien faire mais n’est-ce pas parce qu’ils sont des sous-économistes, incapables de se déprendre des rets de l’idéologie économique ? Les économistes, c’est comme ces narcissistes pervers qui accusent leur proie de les victimiser.
L’économie prétend au statut de science. Si c’est une science, alors elle est visiblement fausse. Forte de son étymologie (la gestion rationnelle des choses de la maison) elle se présente sous les atours de la raison calculatrice appliquée aux affaires humaines. Ce serait la discipline de la mesure (« faire des économies »). Or l’économie réalisée, c’est tout le contraire. C’est la démesure, la fuite en avant dans le toujours-plus, aveugle aux dégâts qu’elle accumule dans sa couse éperdue.
Les plus grands économistes de tous les temps ont compris que le moteur de l’économie capitaliste était le déchaînement des désirs et des passions. Ne prétend-elle pas reposer sur la concurrence ? Comment pourrait-il y avoir concurrence s’il n’y avait pas rivalité et comment pourrait-il y avoir rivalité s’il n’y avait pas du désir fouetté par la rivalité ? Ils ont aussi saisi que la raison n’excluait pas les passions mais au contraire se nourrissait d’elles.
Qu’est-ce, selon Adam Smith, que le motif économique, cette prétendue manifestation de l’égoïsme rationnel, sinon de rechercher à attirer sur nous le regard d’autrui, où se mêlent l’admiration et l’envie, en devenant riche ? Or, de ce regard, on n’a jamais assez. Comment, en situation d’incertitude radicale sur l’évolution d’un marché, se comporter plus rationnellement, demande Keynes, qu’en imitant les autres ? Ils savent peut-être des choses que je ne sais pas. Mais imiter les autres, c’est entrer avec eux dans un type de relations qui peut aisément devenir pathologique, où l’orgueil se mêle à la soumission. Le tout venant des économistes n’a rien retenu de ces leçons et continue de présenter l’homme ou la femme économique comme sujet quasi solipsiste. La fausseté de la théorie économique n’est pas due à un manque de sérieux ou de scientificité des économistes. Elle a un effet, sinon une fonction : elle dissimule la part énorme que jouent les autres dans nos décisions. L’individualisme est un mensonge, mais pas n’importe quel mensonge. C’est une immense comédie que la société économique se joue à elle-même et la théorie économique se fait la complice de cette mauvaise foi collective. Si elle est une science fausse, c’est plus sa naïveté que son manque de sérieux qui en est la cause.
Ceux qui expliquent la crise actuelle par la « cupidité » des agents financiers ne pensent pas plus loin que le bout de leur nez. Les traders n’étaient pas cupides avant 2008 ? La philosophie de l’économie a toujours voulu que le bien collectif émerge du déchaînement des « vices privés » (Mandeville). Quelques grands patrons humanistes voudraient rendre les agents économiques vertueux comme on castre chimiquement un obsédé sexuel. C’est prendre le problème par le mauvais bout.
Il faut d’abord comprendre le type de rationalité que l’économie a inventé et pourquoi, aujourd’hui déréglé, il confine à la folie. Le capitalisme fonctionne en se projetant vers un avenir qu’il doit imaginer ouvert, sans borne – d’où la sacralisation de la croissance – et en se laissant tracter par lui. C’est ce qu’on appelle un « bootstrap », en référence aux exploits du baron de Münchhausen qui savait, dit-on, s’extirper d’un marais en tirant sur les lanières de ses bottes. Or la question que posent les écologistes et les « catastrophistes » commence à faire son chemin dans l’esprit – ou les tripes – des principaux acteurs de l’économie : quel sens cela a-t-il de vouloir toujours croître ? Et d’abord, est-ce seulement matériellement possible ? Un capitalisme qui commence à imaginer qu’il pourrait mourir est, en un sens, déjà mort. La croissance, que l’on a d’abord désirée parce qu’elle devait apporter le bonheur, puis garantir l’emploi, est devenue indispensable pour éponger nos dettes par rapport aux générations futures. La crise actuelle est avant tout une crise du rapport à l’avenir.
Jean-Pierre Dupuy est un épistémologue et philosophe français, penseur du « catastrophisme éclairé ». Ingénieur des Mines et polytechnicien de formation, il est professeur à l'Université Stanford en Californie, professeur émérite de l’École Polytechnique et membre de l’Académie des Technologies. Nous vous conseillons trois des ses ouvrages majeurs, Pour un catastrophisme éclairé (Le Seuil, 2004), La marque du sacré (Carnets Nord, 2009, prix de l’essai Roger Caillois 2011) et L'Avenir de l'économie : Sortir de l'écomystification (Flammarion, 2012).
Commentaires
Crise du rapport à l’avenir ? J’en conviens, mais je me demande si d’autres raisons n’expliquent pas cette crise, du moins en ce qui concerne la France . Comme vous le soulignez, l’économie n’a pas que la » cupidité » pour moteur. Elle est surtout faite par des hommes qui ont l’esprit d’entreprise et le goût de l’innovation. Or, le moins qu’on puisse dire, c’est que la société française a aujourd’hui confié son destin à une classe politique qui n’encourage pas l’esprit d’entreprise ! Et notre pays est à ce point pusillanime à l’égard de la nouveauté qu’il a inscrit le » Principe de précaution » dans sa Constitution, permettant ainsi à ses » décideurs » d’ouvrir le parapluie en toutes occasions. La façon dont nous avons enterré le dossier » gaz de schiste « , avant même de l’avoir ouvert , est, à cet égard, exemplaire . Résultat ? Nous ne maîtrisons plus vraiment le processus de » destruction-création « ,
qui est le mode de fonctionnement de l’industrie depuis qu’elle existe. N’aurions-nous pas besoin d’un peu moins d’idéologie et d’un peu plus de …capitalisme ?
par Philippe Le Corroller - le 28 juin, 2013
Vous faîtes bien de mentionner le principe de précaution. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy a longtemps travaillé sur ce principe, qu’il juge non efficace, dans ses fondements mêmes. Il le juge même « débile » dans un article proposé à Libération et qui vulgarise sa pensée.
En voici le lien :
http://www.liberation.fr/tribune/01012290388-le-concept-meme-de-principe-de-precaution-est-debile
Pour approfondir, lire son ouvrage « La marque du sacré » qui retrace l’ensemble de son oeuvre.
par L'équipe d'iPhilo - le 28 juin, 2013
Lorsqu’on parle du principe de précaution, parlons nous du même principe que celui-de la prudence, dont les vertus sont vantées à travers une multitude d’œuvres écrites depuis des millénaires et qui est considéré par exemple dans la somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin comme étant la vertu la plus importante au dessus même des autres vertus cardinales?! S’attaquer à ce principe, c’est s’attaquer à quelque chose d’inimaginablement gros… À mon avis, vaut mieux le respecter que d’essayer de réécrire l’histoire de la raison depuis ses plus profonds fondements.
par Pierre-Olivier - le 2 juillet, 2013
Je pense que la naïveté des économistes tient du fait qu’ils oublient souvent que leur raison se nourrit de passions dont ils n’ont nulle connaissance pratique et de cette ignorance en découle une mauvaise foi où la discipline psychologique en serait un remède si elle apprenait à juger des commodités de partage où pourtant cet égoïsme de l’intimité est ce qu’il y a de plus reproducteur. De là la croissance profiterait davantage de cette crise où les masques tombent et où les préjugés s’effacent à force de vouloir donner du sens à une vérité qui n’est en fait qu’une réalité où la fausseté fait les comptes d’un orgueil qui dessert la conservation de l’espèce. A partir de là moins de demi-mesures et davantage de démesure sont à l’appui du dérèglement où la justice ne s’active que dans l’entre-deux où s’équilibrent les passions activées par des raisons qui ne sont que prétextes pour déjouer les intérêts de situations concomitantes à des profits qui n’ont que le privilège d’une raison qui dénie la vérité.
par Armand de Lesquivir - le 13 février, 2015
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