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L’Édito : «L’ordre social ne se décrète pas !»

3/04/2021 | par Alexis Feertchak | dans Politique | 5 commentaires

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LA LETTRE D’IPHILO #7 : Recevez chaque mois dans votre boîte «mail» une lettre écrite par notre rédaction. En plus d’une sélection d’articles – ici ceux parus en mars mais aussi certains «classiques» à (re)lire – vous pouvez découvrir «L’Édito», un court billet en lien plus ou moins étroit avec l’actualité, écrit ce mois-ci par Alexis Feertchak.


Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en Philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu’il a fondé en 2012.


Cher lecteurs d’iPhilo,

«Certains militaient pour le retour de l’attestation», a prévenu le président-philosophe-épidémiologiste lors de son allocution de jeudi dernier. Derrière ce pluriel indéterminé, se cachait la figure contrite de Jean Castex. Grand prince pour son peuple, Emmanuel Macron a refusé à son premier ministre la joie d’un tel plaisir administratif. N’était-il pas temps, plus d’un an après le premier confinement, de faire le pari de la confiance ? Aucun autre pays au monde n’a usé de telles attestations pour faire respecter les mesures sanitaires. Ce bout de papier ou ce fichier PDF était la marque du plus profond des doutes, celui d’un ordre social qui ne saurait tenir sur lui-même sans une théorie d’artifices juridiques pour le soutenir, comme si les rapports interindividuels à l’intérieur de la société devaient être définis de l’extérieur par la main experte du politique et de son intendance administrative. Ce réflexe technocratique si français est l’expression d’un pessimisme radical quant à la capacité de la société à trouver en elle les fondements de son propre équilibre. Au pays de Rousseau, tout se passe comme si seule la «loi», inscrite en majuscules au-dessus des hommes, pouvait instituer l’ordre social. Comme l’a finement décrit le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son essai Libéralisme et justice sociale, c’est oublier que Jean-Jacques Rousseau doutait lui-même de la force suffisante de la loi pour fonder la société. «Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’Etat, il faudrait que l’effet pût devenir la cause ; que l’esprit social, qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même ; et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles», écrivait-il ainsi dans Du Contrat social.

Deux siècles plus tard, le réflexe français demeure pourtant : puisque le confinement est nécessaire à l’ordre social, il faudra pour exister qu’il repose sur un acte positif que nous nommerons «attestation». Que l’attestation ait pu au début faciliter le respect du confinement et faire prendre conscience aux Français de la gravité du moment, soit ! Mais l’ordre sanitaire, en aucun cas, n’a pu reposer sur un tel bout de papier. Pour paraphraser Rousseau, il fallait qu’au préalable «l’esprit social présidât à l’institution même» du confinement. C’est parce que la société y croyait suffisamment qu’elle a pu trouver en elle les ressources nécessaires pour s’y conformer. A la fin des fins, la société repose donc sur elle-même comme si ce qui la fondait se confondait avec ce qui était fondé. Propriété paradoxale de l’ordre social que Jean-Pierre Dupuy classe dans la catégorie des phénomènes d’«auto-transcendance». Exprimer le besoin irrépressible d’une attestation, c’est ne pas croire à cette capacité des sociétés à s’auto-transcender, à s’auto-instituer et à s’auto-organiser. A cet égard, les lois, les règlements, les décrets, les circulaires, les directives, les ordonnances, les attestations peuvent consolider, fluidifier ou affermir l’ordre social, mais n’ont en aucun cas la propriété magique de fonder la société elle-même.

Faut-il toucher aux rêves de nos enfants ?

C’est le libéralisme du 18e siècle – par l’entremise notamment des Lumières écossaises – qui a lancé cet incroyable pari d’un ordre social qui émerge de la société elle-même. Or, ce libéralisme originel, fondamentalement optimiste quant à la dynamique sociale, aujourd’hui se meurt. Non pas tant sous les coups de boutoir de son concurrent, le modèle républicain à la française, qui veut réaffirmer la force de la loi, mais plutôt sous les assauts répétés d’un nouveau «gauchisme» venu d’Amérique, pourtant patrie du libéralisme. Dans ce mouvement de repli identitaire, nourri par un pessimisme radical voire mortifère, les individus, perdant leur souveraineté, deviendraient réductibles à leurs caractéristiques «raciales» (les racisés contre les non-racisés), «sexuelles» (les hommes cis-genre contre l’union bancale des femmes et des LGBTQ), «corporelles» (les gros contre les minces), «économiques» (les pauvres contre les riches), quoique cette dernière dimension soit nettement sous-estimée (l’ouvrier blanc, qui a la tentation de voter Trump ou Le Pen, est toujours un peu suspect). Renonçant à l’espérance libérale d’hommes libres qui font émerger d’eux-mêmes une société sans cesse renouvelée, le «wokisme» préfère battre en retraite face aux malheur du monde et offre aux «dominés» la promesse d’un statut éternel de victime et la perspective de former des blocs homogènes contre les dominants. Vaste programme défensif qui n’a que le renoncement fataliste comme moteur et le ressentiment victimaire comme carburant. De façon systémique, les «blancs» ne pourraient pas comprendre les «noirs», les «hommes» ne pourraient pas comprendre les «femmes», les «riches» ne pourraient pas comprendre les «pauvres». Aimer son prochain ne serait-il plus à la mesure de l’homme ?

Notre époque est pleine de théologiens qui s’ignorent. Ces nouveaux grands prêtres, qui ne portent plus la soutane mais qui, sur les réseaux sociaux notamment, remettent au goût du jour l’inquisition, voudraient extirper le mal de l’homme, quel qu’en soit le coût. Dernier exemple en date, celui de la maire écologiste de Poitiers, Léonore Moncond’huy. Pour justifier l’arrêt de subventions à un aéroclub, l’édile a tout simplement déclaré que «l’aérien ne devait plus faire partie des rêves d’enfants». Se rend-on compte de la radicalité d’un tel propos ? Définir les rêves des enfants fait-il partie des compétences d’un maire ? Dans le monde de demain, faudra-t-il décréter les bonnes et les mauvaises rêveries ? Sera-t-on tenté, comme dans Fondation d’Isaac Asimov, d’user de psychosondes pour juger des songes des citoyens ? Je rêve pour ma part que l’on puisse retrouver un brin d’optimisme. Que nos enfants pourront toujours rêver au Bourget en admirant les prouesses techniques de l’homme. Ils le pourront car ils auront par ailleurs trouvé en eux les ressources nécessaires pour construire une société humaine à la hauteur du défi climatique. Ils prendront certainement moins l’avion, mais leurs rêves seront intacts. Confiants et responsables, ils n’auront pas besoin d’attestations pour décider de ce qu’ils doivent faire.

Alexis Feertchak, à Paris, le 3 avril

L’Univers n’est-il qu’une fiction heuristique ?

L’univers existe-t-il ? Drôle de question en apparence, reconnaît l’essayiste Thomas Lepeltier, qui vient de faire paraître un ouvrage sous ce titre aux PUF. Elle se pose néanmoins si l’on observe, sur plusieurs siècles, les débats qui ont agité la petite communauté des physiciens, des philosophes des sciences et des cosmologistes, raconte le docteur en Astrophysique. L’univers est comme un objet qui se dérobe à chaque fois que l’on cherche à en déterminer les caractéristiques. Plutôt que d’être un objet qui inclurait l’ensemble des objets matériels, ne serait-il pas plutôt une fiction heuristique nous permettant de donner du sens à nos observations du ciel ?

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À la découverte de la Bhagavad Gîtâ, ou l’art d’agir

L’indianiste et sanskritiste Colette Poggi nous raconte une épopée devenue poème philosophique et texte sacré dans la tradition hindoue. L’histoire, qui a inspiré Gandhi ou Nelson Mandela, raconte le dilemme d’Arjuna : doit-il, afin de sauver l’ordre cosmique, combattre ceux qu’il a connus et aimés jadis, oncles, cousins, maîtres de combat ? Loin d’encourager une forme de renoncement qui passerait par un retrait du monde – cliché souvent associé à l’Inde –, la Bhagavad Gîtâ se place sur un autre plan : comment agir avec le sentiment que tout est inter-relié dans le monde ? «Le yoga est habileté dans les actes», dit le héros, réveillé par l’injonction «Dresse-toi ! Éveille-toi !» de son cocher.

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Déconstruire le transhumanisme

Nous publions un texte engagé et radicalement anticapitaliste d’un scientifique, Georges Robreau, également passionné de philosophie. L’ancien chercheur au laboratoire maritime du Collège de France à Concarneau conçoit l’idéologie transhumaniste comme la façade derrière laquelle néolibéraux et libertariens accaparent les richesses du monde.

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Et ne manquez pas non plus en mars…

Chaque mois, un grand classique d’iPhilo à (re)lire !

Le 25 avril 2012, Jean-Pierre Dupuy, professeur à Stanford et à Polytechnique, poussait un véritable coup de gueule dans iPhilo pour dénoncer les errements de la science économique. «L’économie prétend au statut de science. Si c’est une science, alors elle est visiblement fausse. Elle se présente sous les atours de la raison calculatrice appliquée aux affaires humaines. Ce serait la discipline de la mesure. Or l’économie réalisée, c’est tout le contraire. C’est la démesure, la fuite en avant dans le toujours-plus, aveugle aux dégâts qu’elle accumule dans sa course éperdue», explique le père du «catastrophisme éclairé».

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Voilà, c’est la fin de la «Lettre d’iPhilo n°7». On vous redonne rendez-vous dans un mois. D’ici là, n’hésitez pas à en parler autour de vous ! Pour s’abonner, il suffit d’entrer son adresse électronique sur le site d’iPhilo puis de valider l’email de confirmation reçu.

Philosophiquement vôtres,

Alexis Feertchak & Sylvain Portier 
Rédacteurs en chef d’iPhilo

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

Commentaires

Je suis 100 fois d’accord avec votre triste constat d’un libéralisme qui est en train de disparaître de notre pays (et probablement d’abord des pays d’origine de ce courant de pensée, les Etats-Unis et le Royaume-Uni). C’est probablement l’une des plus mauvaises nouvelles de ces dernières années. Il faut à tout prix une réaction d’optimisme pour qu’on arrête de se morfondre. Mais pour cela, il faut arrêter de tout confondre, notamment entre le libéralisme au sens noble du terme (celui de Tocqueville ou de Mme de Staël) et le néolibéralisme (de Reagan ou de Mme Thatcher) ou entre l’économie de marché et celle du capitalisme devenu fou. Le libéralisme s’est entre guillemets tiré une balle dans le pied, mais il faut aujourd’hui le sauver car nous entrons dans une société d’intolérance terrible.

par R. Lallemant - le 3 avril, 2021


Ce matin, j’ai regardé la date de cet éditorial d’Alexis Feertchak, et je l’ai comparé avec mon calendrier de la poste. Cet éditorial a été écrit et publié en plein milieu de weekend de Pâques, le lendemain du vendredi saint, et un jour avant que les Chrétiens croyants célèbre le jour de la résurrection du Christ dans son sacrifice qui avait pour projet de… sauver… non pas la santé des citoyens réduite à la protection de leurs enveloppes corporelles matérielles, mais leur santé spirituelle, entendons, le salut de leurs âmes.
Je lis dans cet éditorial que la société repose sur elle-même, dans un acte de AUTO fondation, en SE DONNANT ses propres lois. Il me semble que cette… PROFESSION DE FOI veut reposer sur SA vision de la démocratie athénienne, de la période classique, si je ne me trompe pas.
On ne peut que se demander… d’où viendraient ces lois, et qu’est-ce qui leur permettrait de DURER, de faire autorité pour les citoyens ? Et… quelles lois, pour un peuple qui se constitue… comment ? en obéissant aux injonctions des HOMMES (et pas des dieux…), qui se fondent… sur QUOI exactement pour ériger ce qui n’est même pas loi, mais décret, dans beaucoup de cas ?
M. Feertchak parle des nouveaux théologiens. Il a tout à fait raison, mais il fait l’impasse déjà sur… les théologiens de la révolution française, dans leur volonté de refonder… l’ordre social.
Le problème étant que, tout comme M. Jourdan fait de la prose sans le savoir, bon nombre de personnes qui pensent ne plus croire de manière obscurantiste… font de la religion.
Celui qui voudrait chasser la religion la voit revenir… au galop.
Personnellement, je fais partie des personnes qui ne croient pas dans l’autofondation de la société. Je crois que la foi dans l’autofondation de la société fait tourner… EN ROND, et n’amène aucun progrès.
Quelle.. appartenance, communauté maintenant pour les personnes comme moi qui ne croient pas dans l’autofondation, en sachant que… même les philosophes des Lumières ne croyaient pas à l’autofondation de la manière aussi radicale que NOUS, nous le proclamons dans un discours d’une impiété colossale que les Grecs identifiaient de leur temps comme étant de l’ordre (non social…) de l’hubris ?
S’il y a rupture entre les Anciens et les Modernes, elle se situe pour beaucoup sur ce plan, de notre volonté d’évacuer la transcendance qui permettrait de fonder… la loi…
A moins que… nous soyons en train de constituer à notre insu, une nouvelle transcendance… Cela me fait frémir pour notre avenir.
Le grand défi d’être humain est de réaliser avec humilité que nous ne savons pas ce que nous faisons… au moment où nous le faisons.
Combien de personnes, dans le voisinage de cette croix à Golgotha où on mettait à mort un « obscur » agitateur qui génait.. l’ORDRE PUBLIC, en lui donnant la mort d’un esclave criminel du droit commun, pouvaient imaginer le destin auquel il était promu pour des générations et des générations, élevé, comme il était dans l’incroyable capacité de l’imagination de l’Homme, au statut d’un nouveau Dieu ?
Cela donne le vertige… à Pâques.

par Debra - le 4 avril, 2021


Chère Debra,
Merci pour votre message auquel je veux répondre en quelques lignes. Je me suis bien rendu compte en écrivant cet article que nous étions le jour de Pâques. Ce n’était pas innocent de parler d’espérance… qui nous fait cruellement défaut aujourd’hui.
S’agissant de la capacité d’auto-fondation de la société et du projet révolutionnaire, il y a justement une grande différence. Le modèle français de la toute fin du 18e siècle représentait justement une forme d’hubris puisque le peuple français, en se mettant à distance de lui-même en tant que législateur, croyait en sa capacité de définir son propre ordre social. Il était ainsi en rupture avec les Anciens qui considéraient que l’ordre social leur pré-existait (puisque donné par Dieu). Il me semble que l’auto-transcendance de la société, telle qu’a été pensée chez les libéraux, est paradoxalement beaucoup plus humble. La société s’auto-engendre certes, mais de façon beaucoup moins volontariste puisque, comme vous le dîtes, « nous ne savons pas ce que nous faisons au moment où nous le faisons ». L’ordre émerge mais du brouhaha social, sans conscience ni volonté expresse du législateur. La société s’auto-engendre donc par nous (puisque nous la faisons) mais aussi par-delà nous (dans la mesure où nous ne la choisissons pas sur le moment). Cette vision libérale de l’ordre social nécessite une forme d’espérance puisque nous avons conscience de reposer sur quelque chose qui nous échappe au moins partiellement. Ainsi, les hommes qui ont mis à mort Jésus ne pouvaient savoir sur le moment ce que ce meurtre qu’ils ont collectivement commis pourrait constituer, fonder et instituer. Espérance donc car il faut avoir confiance dans le fait que la société saura continuer de s’auto-engendrer (malgré des retournements tragiques, comme le Covid) mais aussi vigilance car l’ordre social sur lequel nous reposons à un instant « t » est éminemment fragile et peut se défaire à tout moment : il n’est pas donné pour toujours. Il faut donc veiller, veiller, veiller (là encore une résonance par rapport au message pascal).

par Alexis Feertchak - le 4 avril, 2021


Bordeaux sans arbre de Noël , le Tour de France vilipendé à Lyon : on a commencé par rigoler franchement du côté psycho-rigide de ces maires écolos fraîchement élus , mais sans en faire un fromage . Puis sont venues les attaques contre la 5G à Grenoble (  » qui sert à regarder du porno sur son téléphone  » !) et les menus sans viande à la cantine scolaire , à Lyon de nouveau : c’était déjà beaucoup moins drôle . Puis est venue cette subvention de 2,5 millions d’euros attribuée par la maire de Strasbourg à une association franco-turque ayant refusé de signer la Charte du CFCM par laquelle celui-ci manifeste son attachement aux valeurs de la République : là , on ne riait plus du tout . Et voilà que la maire de Poitiers voudrait décider de quoi les enfants ont le droit de rêver ! On plaint beaucoup Yannick Jadot , qui ambitionne de porter les couleurs de l’écologie à l’élection présidentielle de 2022 et médite sûrement déjà l’apostrophe fameuse :  » Protégez-moi de mes amis … » .

par Philippe Le Corroller - le 4 avril, 2021


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par iPhilo » De la difficulté géopolitique d’aimer son prochain comme soi-même - le 29 novembre, 2021



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