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L’imitation matinale

29/03/2012 | par Alexis Feertchak | dans Art & Société

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Ce sont probablement des millions de Français qui chaque matin en allant à leur travail ou en prenant leur petit déjeuner écoutent religieusement une actualité d’un genre un peu particulier, celle que retransmettent les imitateurs. Alors que les enfants sont déjà à l’école et que les têtes des adultes sont pleines des horreurs tragiques que dévoilent les journalistes – viols, assassinats, chute des marchés boursiers, scandales politiques, licenciements plus ou moins sociaux – voilà que les plus grands humoristes de notre temps nous font rire aux éclats en imitant ceux-là mêmes qui font la triste actualité. La plupart des grandes radios françaises, à l’image de RTL avec le show quotidien de Laurent Gerra, respectent scrupuleusement ce rituel qui pendant quelques minutes unit l’ensemble des auditeurs, quelles que soient leurs différences. Un chiraquien de toujours rira de bon cœur en entendant les conversations téléphoniques absurdes de l’ancien président français avec son homologue chinois. Un lepéniste de « souche » rira tout autant des conversations de son modèle avec le « Maréchal Moustache » d’un autre temps. 

 

Comme phénomène social, ces minutes d’humour et d’imitation sont tout simplement exceptionnelles. Personne dans une autre émission de radio ou de télévision n’oserait prononcer la moindre phrase de Laurent Gerra – en substance, DSK est un violeur, Jacques Chirac un sourdingue, François Hollande un « flambi au charisme d’un beignet ». Si l’on réfléchit bien, elles sont d’une extrême violence. Si n’importe qui se laissait aller à de telles attaques, une extrême violence jaillirait sur le plateau, scindant l’auditoire en deux, provoquant ce que Karl von Clausewitz appelle une « montée aux extrêmes ». Comment cela même qui provoquerait en temps normal une escalade de violence et de polémique crée-t-il dans ces spectacles de mimesis une osmose où les tensions sont abolies, comme expulsées dans un autre monde ? Un lecteur de René Girard ne peut se laisser tromper. Ces minutes matinales d’imitation sont des formes contemporaines de scènes religieuses archaïques où la violence expulse elle-même la violence, ce que l’auteur de La violence et le sacré définit justement comme la forme essentielle du sacré.

 

La matinale de RTL prend un visage bien différent de l’ordinaire. Voilà une foule de centaines de milliers de personnes qui s’ignorent. Chaque auditeur de RTL ignore qu’ils forment à eux tous un tout, créé par le seul fait que chacune de ces personnes est animée du même ressentiment à l’écoute des mêmes nouvelles révoltantes et tragiques qui font l’actualité. Cette foule qui s’ignore voit tout à coup surgir une personne différente. Celle-ci a une fonction bien précise, celle de grand-prêtre de la matinale. En quelques minutes, il réussira à réaliser un miracle : il fera tomber la tension que chaque personne a emmagasinée en elle. Mais le grand-prêtre n’y parvient pas seul : il crée pour cela des doubles de la réalité tragique en s’appuyant sur des modèles bien réels et sur le consentement des auditeurs. Le grand-prêtre n’est personne, il n’est que le messager de ses propres personnages : dans un autre monde, au-dessus de toute la foule, il joue des personnages en les imitant. Un imitateur idéal disparaîtrait ainsi totalement : nous ne verrions pas la différence entre doubles et modèles. En imitant par exemple Dominique Strauss-Kahn, Laurent Gerra parvient à créer un personnage fictif, le double de Dominique Strauss-Kahn. Ne vous laissez pas avoir, le double de DSK n’est pas DSK mais tout laisse à croire que si ! Alors le rituel opère : le faux DSK va être présenté à la foule par son créateur comme jadis le sacrificateur présentait aux sociétés archaïques l’enfant à sacrifier. Le faux DSK est tué, expulsé avec tout le mal que la société contenait en elle : l’imitation a extériorisé la violence qu’elle met elle-même en scène et les paroles que bien des Français doivent connaître « J’ai chaud, j’ai chaud, I want to f..k » de l’ancien patron du FMI (de son double devrais-je dire) réalise le miracle. Plus que n’importe quel procès qui par l’autorité du juge dit le droit et rend compte de la culpabilité d’un violeur, le « comme si » d’un faux DSK « détraqué sexuel » (sic) apaise ce que les sociétés humaines ont toujours cherché à apaiser : le désir collectif de vengeance entre les membres d’une société. Alors les auditeurs de RTL, cette foule ignorante d’elle-même, peuvent s’en aller en société, vaquer à leur travail, en riant du faux viol d’une marionnette, plutôt qu’en bouillant de rage à l’idée d’un vrai viol qui leur aurait été raconté avant la grand-messe de Laurent Gerra. Ce qu’ils ignorent encore, c’est que pour se départir de ce ressentiment, ils ont tué une marionnette, un double imaginaire que le grand-prêtre leur a servi sur un plateau d’offrandes. Comme le dit la Bible, « Satan a expulsé Satan » … Et les matins se suivent et se ressemblent.

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

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