Notre mythologie grecque
La dette grecque turlupine l’Europe. N’est-ce pas la chouette d’Athéna qui perdure sur la pièce de 1 Euro et sur celle de 2 Euros la belle Europe, venue du Liban ou Phénicie antique, juchée sur son taureau ? N’est-ce pas son frère Cadmos qui nous a apporté notre alphabet ? Ou notre rapport à la Grèce est-il né en partie de notre imagination comme le dénonce Georges Prévélakis (Université Paris Panthéon-Sorbonne), géographe et politologue, dans son article « Grèce : les raisons historiques de la faillite. La boîte de Pandore » (Esprit 11/2011) ?
Rappelons le choc ressenti voilà deux ans, quand France 24 titre « La Chine achète la Grèce ? ». Avec, dans les journaux, la photo du premier ministre grec semblant offrir d’un geste l’Acropole au premier ministre chinois. Et un blog qui titre : « Un voyage de mille lieues commence par un premier pas » (Lao-Tseu).
La Grèce, mère de la démocratie, de la philosophie, du théâtre, de la poésie, du plissé, des sciences et techniques ! La Grèce des Jeux Olympiques deux ans plus tôt … en Chine ! La Grèce qui « vaincue, séduisit son farouche vainqueur » (Horace) ! La Grèce dont la langue, même profondément transformée, a survécu à des années d’occupation ottomane ! La Grèce qui irrigue nos langues européennes. La Grèce dont les mythes ravissent nos psychanalystes. La Grèce qui nourrit nos publicités comme le montre l’exposition remarquable de Robert Delord : « Veni, Vidi, Volui : le latin et le grec dans mon caddie ».
Notre lien avec la Grèce, à travers la crise financière, est si peu anecdotique que les caricatures « antiques » pullulent : courbe économique en forme de Parthénon, Vénus de Milo qui retrouve un bras pour mendier, financiers déversant l’argent dans le Tonneau des Danaïdes, la chimère Europe, le discobole qui lance un euro dans un champ de ruines, et jusqu’à Chrysler Financial qui choisit pour image … Cerbère gardien des Enfers ! Ou encore les « experts de Bruxelles » qui convoquent sirène, centaure, satyre, minotaure, pour demander des explications.
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Une Grèce, née d’une illusion européenne ?
Alors, est-ce nous qui avons « créé » une Grèce antique éternelle ? En partie oui. Georges Prevelakis accuse l’Europe d’avoir précipité la Grèce dans la catastrophe – mot grec issu du théâtre et qui signifie que les yeux se révulsent vers le bas. Car ce seraient les Européens qui auraient inventé le « mythe fondateur du nouvel Etat » grec moderne au XIXème siècle né en 1829 avec un roi d’origine allemande, après des siècles d’occupation ottomane. Tout cela dans une « grande entreprise identitaire européenne », alors qu’à l’époque les peuples – définis par leur identité religieuse – étaient non seulement hellénophones, mais « albanophones, turcophones, valaquophones ou slavophones » et que la société grecque vivait « dans un cadre politique, institutionnel et culturel ottoman, c’est-à-dire éclaté et réticulaire » avec un creuset de peuples divers dont les Grecs d’aujourd’hui sont les descendants. Rappelons que sous les Ottomans, les fidèles des autres « religions du Livre » (Chrétiens et Juifs) avaient le statut de dhimmis – non-musulmans ayant conclu avec les musulmans une dhimma ou pacte de reddition, selon lequel ils ont droit à une protection : l’expression même de « religion du Livre » (Ahl al-kitâb) vient des Musulmans. Achille, Ulysse ou l’Aphrodite de Chypre auraient-ils encore eu leur place dans cet univers ?
La démonstration de Prevelalis est passionnante et souvent convaincante.
Il établit ainsi non sans raison que « malgré l’existence d’une élite cosmopolite fortement occidentalisée, la population grecque est culturellement, dans sa grande majorité, orientale. Indépendamment des crispations nationalistes, le Grec moyen est beaucoup plus à l’aise avec un Turc, un Libanais ou un juif sépharade qu’avec un Anglais ou un Allemand ».
C’est à cette négation des strates multiples de la société grecque – byzantine et ottomane – qu’il attribue prébendes, pouvoir des fonctionnaires, rôle de l’église et des armateurs ou de la diaspora grecque, à la source des problèmes actuels.
Prévélakis lui-même n’emploie-t-il pas un langage ancestral en dénonçant l’hybris (démesure) des leaders politiques et une influence européenne qui aurait malencontreusement « retardé la Némésis » – punissant l’orgueil humain dû à la démesure ? Il rappelle que « La Grèce occupe une place centrale dans l’imaginaire européen » et déplore le fait que « L’Europe ait cherché à construire la Grèce à son image ».
L’Europe s’est sans doute forgée, comme l’affirme le géographe et politologue Prevelakis une idée (eidos grec, qui signifie à l’origine « forme extérieure ») de la Grèce, confortant un héritage qui se voulait intemporel et universel – sens ne l’oublions pas du mot catholique (cat’ holon).
Or ne sommes-nous pas condamnés à ces jeux de miroirs ? A recréer, comme cela a été fait, les ruines grecques sur l’espace virtuel « Second Life » ? Car notre Renaissance, nos Lumières sortent tout droit de l’héritage grec antique. Prevelakis n’a pas tort non plus de voir une re-création de la Grèce, une mythologie à l’envers où la Grèce reste enfermée, scellée dans le miracle grec, comme le grec ancien garantit l’éternité de la langue grecque. L’un des exemples les plus frappants de cette nouvelle « mythologie grecque » est sans doute représentée par Pierre de Coubertin ré-inventant en 1896 à Athènes les Jeux Olympiques, si lourds de significations, des jeux de 1939 à Berlin présidés par Hitler, aux Jeux d’Athènes en 2004. Ces jeux ruineux, selon certains, ont provoqué la débâcle économique. Sans parler de ceux de 2008 qui très symboliquement se déroulèrent en Chine deux ans avant la « prière sur l’Acropole » du 1er ministre chinois.
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Mythologie et Realpolitik
Prevelakis souhaite des dirigeants européens « sensibles aux aspects culturels de la construction européenne » c’est-à-dire qui fassent de la realpolitik en considérant que les cultures européennes ont changé et qu’il faut trouver un ciment commun, au péril de voir l’Europe voler en éclats et sous-ensembles économiques. Ce qui demanderait de leur part à la fois une ouverture à la diversité culturelle, voire aux conflits de culture dans un contexte de mondialisation, et une mémoire dont on n’eût pas fait table rase au risque de renoncer à ce fameux humanisme hérité de divers courants de la Méditerranée qui définit l’Europe – petit bout de terre à l’extrémité de l’Asie, comme le disait Emmanuel Berl, et qui ne s’en distingue que par son héritage gréco-latin, stoïcien et chrétien. Et quelle drôle d’idée ont eu les Grecs d’adopter pour logo sur leurs affiches « Wonderful Greece » ! Les mots ayant un sens, il n’est pas négligeable de rappeler que les Grecs modernes avaient parallèlement ravivé l’Hellas antique, parlant d’Hellènes et tentant d’effacer ainsi une quinzaine de siècles de culture byzantine et ottomane. Avec « Wonderful Greece », ils quittent tout passé. La mémoire est effacée. Aujourd’hui encore un écrivain comme Vassili Alexakis dénonce ces lois byzantines qui, après le schisme orthodoxe du XIème siècle ap. J-C, interdirent sous peine de mort aux Grecs d’honorer les anciens Dieux de l’ Olympe. Et comment entretenir des sympathies pour ces prêtres orthodoxes, mis en scène dans Ap. J-C, roman d’ Alexakis, qui, au Mont Athos, tirent à l’heure actuelle au canon sur les archéologues et coulent les statues antiques dans le ciment ?
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Au carrefour des choix
Ne sont-ce pas des mondes opposés qui s’affrontent désormais dans le sillage de la Grèce ? Des conceptions opposées du monde et de l’homme ? Une mondialisation qui doit choisir si elle se situe dans l’héritage (mythique) grec, avec un monde à la mesure de l’homme ; ou si elle se réduit à un marché commun de tous les matérialismes – « historique » pour les uns, « consumériste » pour les autres. Avec, paradoxalement, un retour en force des croyances religieuses les plus archaïques et l’exil de la raison. C’est pourquoi certains d’entre nous peuvent plaider coupables : nous nous sentons grecs comme Roberto Begnini devant le Parlement européen, comme Umberto Eco dans « La Culture, notre seule identité », comme ceux qui se rappellent que dèmos –à l’origine de « démocratie » – et laos – à l’origine de « laïcité » – sont des mots et des notions grecs. La manière d’interroger le monde, de dialoguer (théâtre et démocratie), de reconnaître même dans l’ennemi sa propre humanité (Les Perses d’Eschyle), ce sont toutes des spécificités européennes, héritées de la Grèce. Ainsi la technologie qui a changé le monde est – pour le meilleur et pour le pire si l’on prend l’exemple de la médecine atomique mais aussi de la bombe – une invention occidentale (technè vient du grec). Et ce sont les Grecs qui, confinant les femmes au gynécée, ont toutefois créé les plus beaux types de femmes, de la jeune fille à la Mégère, de la muse à l’Amazone. Aristophane, dans ses comédies a réservé une large place à leur initiative et leur liberté : dans « L’Assemblée des Femmes », elles s’emparent de l’Assemblée (Boulè) d’Athènes dans l’esprit d’édicter des lois plus intelligentes que celles des hommes ; dans « Lysistrata », les femmes font la grève de l’amour pour que les hommes cessent de faire la guerre – initiative reprise récemment par les femmes du Libéria pour interrompre la guerre au Nigéria, puis par les femmes du Kenya ! Ce sont aussi les Grecs qui ont offert aux femmes la parité du Nu avec Praxitèle et le belle Phryné.
Theodora la Byzantine ou les sultanes ottomanes ont pu nous laisser des images de puissance ou de poésie. Mais toutes les variations et harmoniques de notre héritage grec nous laissent une chose merveilleuse – outre l’art de questionner le monde, de nous informer et de choisir notre voie, outre l’éveil de la conscience et de l’esprit critique, la liberté des femmes baromètre de nos civilisations.
Docteur en histoire des sciences religieuses (EPHE), universitaire, journaliste, Elizabeth Antébi a publié une dizaine de livres et a réalisé plusieurs téléfilms. Fondatrice du Festival Européen Latin Grec qui en est en mars 2015 à sa 10ème édition (www.festival-latin-grec.eu), elle a enseigné le latin au Lycée Français de Düsseldorf, où elle vit et tient une chronique hebdomadaire, "Le Génie de la Langue", dans le Petit Journal.com. Vous pouvez retrouver plus de détails sur son blog personnel http://associationfortunajuvat.wordpress.fr.
Commentaires
Le sens profond de la mythologie grecque est très méconnu aujourd’hui. Or, les commentaires ont abondé depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Voir: Hans van Kasteel, QUESTIONS HOMÉRIQUES (Beya editions, GREZ-DOICEAU 2012)
par Pr Stéphane Feye - le 13 septembre, 2012
[…] la première partie de […]
par Notre mythologie grecque (la suite) | iPhilo - le 11 février, 2013
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