Extrait de la pièce Le Chemin des Dames
Nous sommes le 6 avril 1917. Le général en chef Robert Nivelle a été nommé en décembre 1916 pour préparer une attaque massive au printemps 1917. Il a prévu d’attaquer avec 800 000 hommes et 3 000 canons le 16 avril au Chemin des Dames. Depuis que le plan est divulgué, beaucoup d’officiers et de généraux ont fait connaître leurs réticences au gouvernement. Le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, récemment nommé à la suite de la démission de Lyautey – qui ne croyait pas lui non plus au plan Nivelle – a clairement pris parti contre le plan Nivelle, après une enquête approfondie. Le président de la République Raymond Poincaré, lassé de ces débats et disputes qui affaiblissent l’armée et le commandement, a convoqué une ultime réunion pour débattre et décider de lancer l’attaque ou pas. Éléments de contexte : les États-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne quatre jours plus tôt (2 avril 1917). Le Tsar a été renversé en Russie trois semaines auparavant, ce qui affaiblit l’alliance russe.
POINCARÉ, il se lève
On commence à y voir plus clair. L’horizon se dégage.
RIBOT
Oui, on voit mieux le mur.
POINCARÉ, qui cadre le sujet avec ses mains
Alors, que fait-on ?
RIBOT
Painlevé a fait un remarquable travail d’analyse et de synthèse.
POINCARÉ
Je t’avais prévenu quand tu as formé ton gouvernement.
RIBOT
Prévenu de quoi ?
POINCARÉ
C’est toi qui as voulu nommer Painlevé au ministère de la Guerre, contre mon avis. Maintenant, nous l’avons.
RIBOT
Quoi ? La guerre ?
POINCARÉ
Non, Painlevé.
RIBOT
Ah oui, nous l’avons. Et alors ?
POINCARÉ
Le renard est dans le poulailler et sème la panique. Tu ne trouves pas qu’il fait un peu froid ici, non ?
RIBOT
Painlevé est un homme intelligent.
POINCARÉ
Ah ça ! M’en a-t-on assez rebattu les oreilles de la fameuse intelligence du grand mathématicien Paul Painlevé qui consent à descendre de l’Olympe des sciences pures pour assainir le cloaque croupissant où pataugent les hommes politiques aux esprits limités et à la philosophie épaisse ?
RIBOT, sceptique
Oui… oui…
POINCARÉ
Je suis fatigué des gens intelligents. Et je trouve ton Painlevé aussi imbuvable que ce café.
RIBOT
La modestie n’est peut-être pas sa qualité la plus visible. Mais de là à assimiler son intelligence à de la haute trahison… Oui, oui, j’ai voulu Painlevé au ministère de la Guerre et je m’en félicite.
POINCARÉ, agacé
Les gens intelligents ont des idées, vois-tu ? Et les idées créent toujours des complications.
RIBOT
Que reproches-tu à Painlevé ?
POINCARÉ
Tu comprends bien que pour savoir ce qu’il nous a servi ce matin, il a parlé aux généraux d’armée dans le dos du général en chef. Je le sais de source sûre : il s’est entretenu en tête-à-tête avec Pétain, le sphinx en képi, et Micheler, l’intellectuel de l’armée. Ce sont eux qui ont dû le renseigner si précisément. Surtout Pétain, dont l’hostilité à Nivelle et à ses idées est bien connue, même si elle reste larvée.
RIBOT
Larvée… Ça dépeint bien Pétain. Larvé et couille molle.
POINCARÉ
Il se tait, bien à l’abri. Il envoie Painlevé en éclaireur.
RIBOT
En effet, il est larvé, y a pas à dire. Mais notre problème, ce n’est pas Painlevé, ni Pétain, c’est Nivelle.
POINCARÉ
Notre problème ou notre solution. Nivelle est-il un fou ou un visionnaire ?
RIBOT
Pourquoi ? Il y a une différence ?
POINCARÉ
Si l’analyse de Painlevé est exacte, alors la réponse de Nivelle est celle d’un inconscient qui joue avec des allumettes dans une poudrière.
RIBOT
Personnage suffisant et insuffisant.
POINCARÉ, rêveur et comme séduit
Et si Nivelle était un nouveau Napoléon ?
RIBOT
Il faut quand même un peu d’imagination pour trouver à Nivelle le profil romantique de Bonaparte au Pont d’Arcole.
POINCARÉ
Je n’ai pas dit « un nouveau Bonaparte », j’ai dit : « Un nouveau Napoléon ».
RIBOT
Encore faut-il distinguer Napoléon Ier et Napoléon III, le stratège de génie et le mari d’Eugénie.
POINCARÉ
Comme Napoléon, Nivelle est courageux, on ne peut pas lui contester cela.
RIBOT
Alors avec Painlevé et Nivelle, nous assistons à la confrontation de l’intelligence et du courage.
POINCARÉ, il cadre le sujet de ses deux mains
Mais rappelle-toi pourquoi nous avons nommé Nivelle.
RIBOT
Enfin… pourquoi tu as nommé Nivelle.
POINCARÉ
Sans doute. Joffre n’avait pas obtenu les résultats escomptés.
RIBOT, qui lève les yeux au ciel
Joffre… (Il joint les mains) Joffre… Joffre…
POINCARÉ
Tu n’aimes pas beaucoup les militaires, n’est-ce pas ?
RIBOT
Ils croient à ce qu’ils racontent. C’est toujours dangereux.
POINCARÉ, navré
Évidemment… Mais ils ont leur compétence.
RIBOT
Hum… Pour être général en chef, il n’est peut-être pas indispensable d’être incompétent. Mais enfin… ça aide.
POINCARÉ
Toujours est-il que nous pensions, Aristide Briand et moi-même, qu’il fallait renouveler le commandement et tenter de nouvelles méthodes. C’est pour cela que notre choix s’est porté sur l’audacieux Nivelle. Alors pourquoi lui reprocher maintenant de faire ce qu’on lui a demandé de faire ?
RIBOT
Pourquoi ? Tu me demandes pourquoi ? Je le soupçonne de nous avoir abusés avec des chimères. Voilà pourquoi.
POINCARÉ
On ne décide pas avec des soupçons mais avec des faits.
RIBOT
Tu as de la chance de savoir comment on décide.
POINCARÉ
Ces temps-ci, je sais surtout comment on ne décide pas. Une fois que j’ai pris une décision, j’hésite longuement. De toute façon, je n’ai plus le temps.
RIBOT
Encore une demi-heure, monsieur le bourreau.
POINCARÉ
Je vais interroger les généraux. C’est la seule solution.
RIBOT, très étonné
Tu n’oseras pas faire ça, tout de même.
POINCARÉ
Si, et en présence du général en chef.
RIBOT
Mais cela ne s’est jamais fait.
POINCARÉ
Nous avons vraiment besoin d’une contre expertise militaire sur cette offensive. Je vais sans doute donner l’impression de partir avec la nappe, mais la polémique est devenue si vive que notre responsabilité est engagée.
RIBOT, il écarte les mains, désolé
Surtout la mienne, en fait.
POINCARÉ
Je tiens les généraux d’armée pour des militaires remarquables.
RIBOT, souriant
Des militaires remarquables (il siffle)…
POINCARÉ
Remarquables !
RIBOT
S’ils sont aussi remarquables que tu le supposes – hypothèse d’école de Guerre – ils refuseront de parler en présence de leur supérieur.
POINCARÉ
Ah oui ?
RIBOT
Évidemment. Cela irait à l’encontre de l’honneur militaire. Les généraux d’armée sont saint-cyriens et le saint-cyrien est chatouilleux sur le point d’honneur.
POINCARÉ
À moins que Nivelle ne les autorise lui-même à parler librement.
RIBOT
Je mets ma main à couper qu’il n’y consentira pas.
POINCARÉ
Oh ! Une si jolie main de pianiste. Comme ce serait dommage. (Ribot hausse les épaules). Je les fais entrer. (Il va ouvrir la porte, leur fait signe d’entrer).
Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson
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