Le jardin à la française
On a assez opposé la géométrie rigoureuse du jardin à la française, qui taille la nature selon la découpe de l’idée, à la libre fantaisie du jardin à l’anglaise, qui semble l’abandonner dans une feinte anarchie. En vérité, le jardin à la française invente une nature domestiquée par l’homme, une nature dont l’homme peut se dire en effet « comme maître et possesseur », une nature qui renonce aux lois propres de l’exubérance végétale et se plie docilement, du moins le semble-t-il du point de vue de celui qui domine la perspective, aux exigences du concept. Une telle nature, celle tout artificielle que mettent en scène les jardins de Le Nôtre (et celui de Vaux-le-Vicomte me paraît un chef-d’œuvre de ce style), est une nature courtisane, qui se soumet à la volonté toute rationnelle de son maître, qui est l’entendement humain dont la figure géométrique exprime adéquatement la toute-puissance, une nature qui fait la révérence et dégage l’espace sous le regard du souverain qui s’avance en ses domaines. C’est là ce qu’on appelle une « perspective », et les jardins à la française ne sont qu’une perspective savamment calculée, l’allée se perdant par bassins et canaux jusque vers l’horizon, où s’élève dans le lointain une statue, image de la puissance du maître des lieux, une statue ou quelque monument qu’on aperçoit très exactement dans l’axe de la fenêtre centrale du grand salon, pièce elle-même centrale du château. C’est trop peu dire, cependant, qu’une telle nature est une nature simplement taillée selon la définition du pur concept, elle est politique plus encore que géométrique, et sa découpe euclidienne exprime moins la toute puissance de l’esprit qui soumet la nature à ses lois que le cérémonial d’une somptueuse politesse, celle-là même qui régule les rapports sociaux à la cour et ordonne le jeu des révérences symétriques auxquelles se livrent gravement la salutation et le menuet. Le jardin à la française convertit la nature aux règles de sa politesse, et l’allée qui s’ouvre largement sous les pas du prince semble s’élargir pour libérer le passage, comme dans ces contes où la Belle perdue dans la forêt profonde voit s’incliner devant elle les grands chênes qui, en lui tirant leur révérence, lui ouvrent la voie qui conduit au château de la Bête. Dans ce ballet auquel se livre le jardin à seule fin de libérer tous les axes de la vision, toutes les échappées perspectives, en hommage à l’esprit qui procède en ces lieux, le château occupe naturellement le point de vue du centre : c’est depuis sa terrasse, ou depuis la fenêtre du grand salon central, que se dégage la plus parfaite perspective sur les jardins, comme au théâtre, la loge royale, au centre du premier balcon, est le point de vue idéal depuis lequel se découvre la scène. Le château occupe donc la place du moi, qui se fait le centre de tout, et devrait ainsi se rendre odieux. Au centre de la perspective s’élève la tour où se pavane le point de vue qui veut tout voir, qui veut être vu de tous, le point de vue du m’as-tu vu, le moi souverain qui rapporte tout à lui, et rien aux autres. C’est bien la raison pour laquelle le parc n’apparaît dans toute sa beauté qu’à la condition d’être à peu près désert. Le jardin à la française suppose que ne puisse y pénétrer qu’une élite choisie et restreinte ; l’invasion de la foule détruit le charme, le roi pour lequel se déploie ce paysage apprivoisé ne saurait souffrir la concurrence d’un grand nombre d’autres rois, le jardin est pour lui seul, pour le moi qui s’imagine être l’unique centre de ce spectacle. Le jardin à l’anglaise est moins élitiste, car ses nombreux recoins, retraites et cachettes permettent d’y loger un grand nombre de curieux, amoureux ou simples promeneurs, et chaque folie aux détours des chemins a ses amateurs, qui ignorent les autres. Mais la visibilité maximale, le panoptisme perspectif du jardin à la française, qui se substitue à la perspective variée des surprises et des rencontres (à la façon du roman qui multiplie les épisodes), interdit cette multiplicité : il faut que le promeneur puisse s’imaginer que c’est pour lui seul que le jardin dispose les allées où le conduisent ses pas. Cette affinité entre le jardin à la française et la solitude du promeneur est susceptible d’une autre interprétation, romantique, celle-là : le parc s’étend comme un rêve d’autrefois, les statues sont les anciens seigneurs du lieu pétrifiés par l’ennui, et les rares passants sont de silencieux fantômes qui glissent mystérieusement le long des allées. Une foule trop nombreuse, donc trop bruyante, détruirait cet envoûtement. Mais c’est là une interprétation nostalgique, qui considère le parc comme le témoin d’un temps révolu. Pour les hommes de l’âge classique, la nécessaire solitude du promeneur est plutôt un effet de l’amour-propre : la perspective est un pouvoir et le pouvoir ne se partage pas, le moi faisant le roi ne saurait admettre de rival, à la façon de Louis XIV à Vaux qui ne sut admettre que le parc ne soit pas centré sur son unique gloire, mais sur cet incommode Fouquet qui se rend haïssable en se faisant le centre de tout.
Le château classique devrait donc être logiquement un monument de la vanité, un étalage de richesse et d’ostentation qui magnifierait lourdement la gloire du maître. Or, ce qui frappe au contraire (ici encore, Vaux-le-Vicomte est un merveilleux modèle), c’est la mesure et la grâce de l’édifice, sa parfaite proportion, et non la démesure d’un amour-propre outrancier. Le château classique, symbole de la toute-puissance, pourtant si parfaitement imaginaire, du moi, hait également le bouffon et l’enflé, qu’il abandonne dédaigneusement au baroque, ou plutôt à ce qu’on appelle en ce temps le goût gothique, et sait se contenir en une parfaite proportion faite de discrétion exquise et de grâce. Cela est particulièrement sensible à Vaux-le-Vicomte, où le château occupe une place très modeste en comparaison du parc et des dépendances, ces magnifiques et immenses écuries. D’où vient donc cette limitation des prétentions d’un moi qui ambitionne pourtant pour lui-même la toute puissance-divine, et la royauté de droit divin? Sans doute de ce que le souverain est ici l’obligé de son obligé, et que devant l’extrême politesse et élégance de ce parc qui s’efface avec tant de grâce devant les pas de son seigneur et maître, il serait malséant de faire l’ingrat et de ne pas témoigner quelque reconnaissance. Le château se trouve donc en quelque sorte l’obligé du parc et des jardins qui se disposent pourtant en vue de son seul plaisir, et le jeu de la politesse, cet amour-propre bien réglé selon le mot du chevalier de Méré, limite les deux partenaires, le moi qui fait le maître et le sujet qui lui fait honneur, dans la mesure parfaite de la grâce et de la reconnaissance. La mesure classique est cet équilibre qui s’établit du fait que l’homme se mesure à l’homme et s’érige ainsi seul en mesure de toutes choses, l’équilibre de la beauté naissant de cet accord réciproque. Ainsi se fixent l’étiquette et le canon de la politesse, selon la grâce réciproque, le ballet symétrique du geste de l’offrande et de celui de la réception, de l’hommage et de l’admiration, de l’humble dévouement et de la reconnaissance royale. C’est cette mesure toute civile de la politesse, qui est l’esthétique de la politique, qui règle heureusement la démesure des prétentions du moi tout comme la servilité du courtisan qui veut plaire à tout prix. Au fond, le paradoxe de l’art classique, c’est qu’avec des conditions contraignantes — l’artiste ne peut subsister qu’en se vendant à un mécène, s’obligeant ainsi à le glorifier à tout propos — l’art classique soit parvenu à enfanter des chefs-d’œuvre inégalés. Il fallait, pour qu’une aliénation aussi despotique de l’inspiration et du génie puisse être transfigurée en beauté, que le lien même de la dépendance soit lui-même sublimé dans la grâce de l’offrande et de la réception, du don et de la reconnaissance.
Jacques Darriulat est un philosophe de l'art français. Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, il a été professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et en khâgne au lycée Henri IV puis maître de conférences en philosophie de l'art à l'Université Paris IV-Sorbonne. Nous vous conseillons quelques uns de ses ouvrages : L’Arithmétique de la Grâce. Pascal et les carrés magiques (Les Belles Lettres, 1994) ou Sébastien le Renaissant. Sur le martyre de saint Sébastien dans la seconde moitié du Quattrocento (Lagune, 1998). Son site personnel www.jdarriulat.net/, particulièrement riche, est consacré à la philosophie générale et à la philosophie de l'art.
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