L’obsolescence de l’homme
Peut-on vouloir mourir pour devenir immortel ? C’est la question qui a fait récemment la une des journaux. Kenneth Hayworth, en effet a fait part dans une interview donnée au journal The Chronicle de son intention de se suicider, jeune, afin que son esprit puisse être téléchargé plus tard. En somme, la mort aujourd’hui pour l’immortalité demain. Ce projet peut sembler complètement fou, pourtant Kenneth Hayworth est loin d’être un plaisantin. En la matière, on peut même avancer qu’il est parmi les plus grands spécialistes du cerveau, et ses découvertes en la matière sont bien réelles.
Alors, l’immortalité pour demain ? La mort du corps et la renaissance dans la machine ? Si cela n’est pas pour demain, c’est en tout cas le futur tel que l’envisagent et veulent le construire les transhumanistes – auxquels appartient Kenneth Hayworth, avec Larry Page fondateur de Google, entre autres noms.
L’immortalité est un éternel lieu commun de l’humanité. C’est d’ailleurs ce thème qui est au cœur de l’un des plus vieux récits de l’humanité, le mythe de Gilgamesh. En ce sens, il n’y a rien de particulièrement nouveau en quelques millénaires de civilisations. En revanche, ce qui est nouveau – c’est qu’entre temps, ce que l’on a appelé la modernité, s’est étendu. Le programme de domination de la nature, grâce au secours de la science et de la technique, a rendu possible le mot d’ordre de Descartes : « se rendre comme maître et possesseur de la nature ».
Nous pouvons considérer que le transhumanisme est une convergence entre des aspirations vieilles comme le monde et la technologie. C’est en cela que la philosophie de la technologie peut nous aider à comprendre l’impact et les enjeux qui se nouent derrière ce type de déclaration. Que la science ait permis de mieux comprendre le monde qui nous entoure, et d’aménager cet environnement par la technique, cela est difficilement contestable. Mais jusqu’à présent, s’il s’agissait bien de contrer la faiblesse de l’homme, cet usage de la technologie était tourné vers l’extérieur, non vers l’homme.
C’est pourquoi, il semble donc qu’en première analyse, il s’agisse d’un simple saut quantitatif, la technique continue de toucher de nouvelles sphères. Nous avons confié notre survie à la technique, et le transhumanisme en est l’expression la plus avancée. Seulement, il également possible d’y voir un saut qualitatif, c’est-à-dire que l’application sur notre corps de la technique n’est pas un saut anodin, mais entraîne avec lui un certain nombre de conséquences, au premier rang desquelles, une profonde aversion pour notre corps, si faible, malhabile, mortel.
Emporté dans un univers de techno-science qu’il ne maîtrise plus, l’homme ressentirait comme une insulte personnelle, un motif de ressentiment envers lui-même, la double humiliation que cet univers qu’il a engendré lui renvoie. Depuis longtemps déjà, l’homme n’est plus le plus fort. Mais il lui restait l’intelligence. Cette même intelligence que les machines sont en train de lui voler. Aucun homme ne calcule aussi vite qu’une machine et ne se souvient d’autant de choses que le web peut en contenir.
A y regarder de plus près, nous pouvons avancer l’hypothèse que les appels des transhumanistes ne sont pas une suite logique de la technoscience – mais au contraire incarnent un virage inédit, où l’homme se retourne contre lui-même. Il est difficile à cet égard de ne pas songer au texte de Ehrenberg, la fatigue d’être soi.
Est-ce à dire que nous sommes aussi prisonniers de cette marche du progrès qui s’alimenterait de lui-même comme un monstre de vapeur lancé à toute allure ? Poser cette question revient à décaler le champ où les transhumanistes posent le débat. Il convient de faire un retour vers les notions qui sont au cœur de l’idée des Lumières : celles de maîtrise et d’autonomie. Plutôt que de se laisser aller à la « déprise », il est de notre responsabilité à tous de nous donner les moyens de penser une place pour la maîtrise, donc nous convaincre que la décision humaine joue encore un rôle dans l’histoire.
Si l’on considère les publicités comme des reflets des aspirations de la société (aspirations que les slogans contribuent à modeler, ne nous leurrons pas), il est intéressant de noter deux slogans d’entreprises high-tech (donc potentiellement les plus en phase avec ces mythes des cyborgs). « Inspiré par la nature, conçu pour les humains » affirme Samsung pour son dernier téléphone. Certes, on retrouve la distinction toute moderne homme-machine. Mais le message est clair, la technologie répond à un besoin humain. Elle apporte ce dont nous avons besoin, ce qui nous facilite la vie, tout en restant ajustée à notre dimension humaine. Nos faiblesses déterminent sa configuration et ses lieux d’application.
En réponse au thème de la double humiliation, et de la jalousie que l’on ressentirait à l’égard d’une machine, Sony propose de vendre des ordinateurs « aussi rapides que vous ». D’un point de vue technique, sa puissance de calcul doit donc être bien en deçà des ordinateurs actuels ! L’idée est bien ici de rappeler que l’homme est au centre, et que la technique doit s’adapter/s’ajuster (to fit) à lui.
Si ces deux exemples n’ont pas pour vocation d’être des symptômes d’une mutation dans le rapport à la science et à la technologie dans notre vie, ils restent des indices intéressants : d’autres rapports et d’autres représentations demeurent possibles.
Par leur aspects extrêmes, les problématiques transhumanistes joueront peut-être le rôle d’électrochocs, nous amenant à prendre conscience que nous sommes à un carrefour entre laisser faire et choisir, collectivement, le destin de l’humain.
Implications Philosophiques est une revue numérique de philosophie à comité de lecture créée en 2009. Son directeur de la publication, Thibaud Zuppinger, est doctorant en philosophie à la Sorbonne. Vous pouvez retrouver en flux continu et gratuitement l'ensemble de la revue à l'adresse www.implications-philosophiques.org.
Commentaires
Citation éclairante d’un des penseurs du transhumanisme, Kevin Warwick : « Ceux qui se décideront à rester humains et refuserons de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous espèce et formeront les chimpanzés du future » !
par A. Terletzski - le 8 décembre, 2012
[…] aussi : L’obsolescence de l’homme (Thibaud […]
par iPhilo » L’homme 2.0 pourra-t-il mettre fin à sa propre finitude ? - le 21 juin, 2020
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