Indifférenciation et respect des différences : l’injonction paradoxale de la mondialisation
Cette injonction paradoxale me paraît résumer les tensions et conflits qui jalonnent, à travers la planète, la marche forcée de l’humanité vers une civilisation mondiale. Elle s’applique a toutes les différences qui ont marqué naturellement ou culturellement l’humanité.
Et, pour commencer, cette différence-même entre nature et culture : les culturalistes anglo-saxons voudraient que tout soit construction culturelle, spécialement le corps humain et sa reproduction ; les naturalistes darwiniens, eux, voudraient tout ramener aux lois de la sélection naturelle. Cela, alors que l’humanité s’est constituée jusqu’ici dans cet écart fondateur entre le donné naturel, d’une part, et sa prise en charge symbolique et culturelle, d’autre part. Entre ces deux réductionnismes, l’humanité parviendra-t-elle a maintenir la différence entre l’inné et l’acquis, la nature et la culture, et leur tension féconde ?
Autre exemple, la différence sexuelle. Les défenseurs d’une indifférenciation sexuelle veulent replacer le sexe (naturel) par le « genre », construction culturelle. L’enjeu est l’avènement d’une humanité androgyne ou indifférenciée. En face, l’islamisme et autres intégrismes religieux se dressent contre le mariage homosexuel, l’égalité des sexes et autres formes de réduction de la différence sexuelle a travers l’interchangeabilité des rôles. L’humanité mondialisée parviendra-t-elle a maintenir le progrès vers l’égalité des sexes sans verser dans une indifférenciation sexuelle ?
Troisième exemple, les religions. Nos sociétés démocratiques, dites parfois postmodernes, font la promotion d’un modèle multiculturel où coexistent religions et ethnies sous une loi plus ou moins commune. Ce type de société suppose le respect des différences, et donc la défense des identités linguistiques, religieuses, et culturelles, en général. Or les mêmes sociétés sont les principaux vecteurs d’une culture mondialisée qui efface les différences, par le même vêtement, la même musique, la même langue d’échanges internationaux, le même fast-food, la circulation par internet des mêmes normes et repères. Finalement, des sociétés qui affirment et défendent les différences « à l’intérieur », fusionnent « à l’extérieur » dans une world culture indifférenciée.
Dernier exemple, les inégalités. Chaque Etat s’efforce tant bien que mal de réduire les inégalités en son sein, soit par souci de justice, soit par mesure de prudence sociale. Or, à l’international, on observe un essor fulgurant des inégalités : jamais sans doute dans l’histoire de l’humanité, l’inégalité aura été si grande entre le plus riche et le plus pauvre.
Cette tension généralisée et croissante entre indifférenciation et différenciation peut être comparée entre l’opposition d’une force centrifuge (les différences) et d’une force centripète (l’indifférenciation). Sans doute a-t-elle toujours existé dans l’histoire des échanges entre peuples ; mais aujourd’hui elle paraît prendre un tour et une allure critiques qui, sans prétendre tout expliquer, s’applique assez bien comme grille de lecture des contradictions de la mondialisation. Et ce, depuis la crise du couple sexué jusqu’aux grands conflits géopolitiques.
Modestement, chacun peut en observer les effets autour de soi, que ce soit dans ses propres choix individuels ou dans l’évolution de la société. Et l’on peut se poser la question de l’issue de ce processus : une seule civilisation uniforme (victoire de la force centripète), une explosion violente des différences (victoire de la force centrifuge), ou la poursuite indéfinie d’un équilibre fragile entre ces deux forces ?
Professeur agrégé en philosophie, Patrick Ghrenassia enseigne à l'IUFM de l'Université Paris-Sorbonne. Il a également enseigné au lycée ainsi qu'à l'Université Paris-Panthéon-Sorbonne. Intervenant notamment en histoire de la philosophie et en philosophie de l'éducation, il tient le blog "Bac 2013 : La philo zen" sur letudiant.fr. Suivre sur Twitter : @ghrenassia2
Commentaires
Non, les naturalistes darwiniens, ne ramenènt pas tout aux lois de la sélection naturelle. La sélection naturellesélection aussi les instincts sociaux. La lecture de Patrick Tort et de Joel Candau sont sur ce point très éclairantes. Patrick Tort prend l’image du ruban de Moebius pour mettre en scène ce glissement perpétuel entre nature et culture. Par le fait de cette tendance de fond de l’évolution, la sélection naturelle élimine ceux qui éliminent. Et de conclure dans « L’Effet Darwin » qu »un peu de science fait économiser beaucoup de philosophie.
par Suzy - le 23 décembre, 2012
Mondialisation ou comment passer de l’altruisme fermé à l’altruisme ouvert. A noter le glissement entre « identifions nous et nous partagerons » vers le ‘partageons et nous nous identifierons ».
http://www.unice.fr/lasmic/PDF/H2s%20=%20N2.pdf
par Suzy - le 23 décembre, 2012
Merci de rappeler les nuances a apporter entre darwinistes. Mais vous comprendrez que la brievete et la generalite du propos oblige a des raccoucis. De meme on pourra trouver des positions plus nuancees chez certains culturalistes. Et de toutes facons, ces etiquettes ont toujours quelque chose de reducteur.
par Patrick Ghrenassia - le 24 décembre, 2012
Patrick Ghrenassia, très magnanime écrit: « Mais vous comprendrez que la brievete et la generalite du propos oblige a des raccoucis. Et de toutes facons, ces etiquettes ont toujours quelque chose de reducteur. »
Alors pourquoi les employer ? La brièveté n’est pas une excuse pour l’imprécision de la pensée. En utilisant par exemple l’étiquette « darwiniste », on ramène le débat au niveau qu’il avait à la fin du XIXe siècle. Beaucoup aimeraient bien qu’on en reste là, cela permettrait de garder Darwin comme un épouvantail et surtout de ne pas le lire et de ne pas lire les oeuvres de ceux qu’il a influencé ou qui ont poursuivi (et souvent amendé et critiqué) ses travaux.
M. Ghrenassia écrit également: « Les défenseurs d’une indifférenciation sexuelle veulent replacer le sexe (naturel) par le « genre », construction culturelle. L’enjeu est l’avènement d’une humanité androgyne ou indifférenciée. »
Il se peut que certains représentants des « gender studies » aient pour objectif une indifférenciation sexuelle ou une humanité androgyne, mais ce n’est pas ce que je lis chez la plupart. Ce qu’ils examinent, c’est la polarisation de la culture par l’identité sexuelle et ses conséquences sur les individus, les oeuvres, les pratiques sociales. Cela a plutôt tendance à créer de nouvelles distinctions, et à ne pas enfermer les humains dans l’opposition male/femelle. Ils ne faut pas confondre les intellectuels avec les militants même si certains sont les deux. Et ne pas fabriquer une espèce de monstre à partir de positions extrêmes et assez isolées, pour, là encore, anesthésier la pensée. La plupart des militants L/G/B/T/(Q) critiquent la société et son caractère répressif, normateur et violent envers eux et leur mode de vie, décryptent les incohérences de certains hétérosexuels un peu trop proclamés. Cela peut déranger, d’autant que cela oblige chacun à mieux réfléchir, mieux se connaître en tant qu’être sexué, finalement à s’affirmer en connaissance de cause.
M. Ghrenassia écrit également: « Chaque Etat s’efforce tant bien que mal de réduire les inégalités en son sein, soit par souci de justice, soit par mesure de prudence sociale. Or, à l’international, on observe un essor fulgurant des inégalités : jamais sans doute dans l’histoire de l’humanité, l’inégalité aura été si grande entre le plus riche et le plus pauvre. »
Ce paragraphe m’intrigue car mon impression est exactement inverse: de nombreux Etats n’ont fait ces dernières années aucun effort sérieux pour réduire les inégalités. Ceux qui ont réduit les inégalités ou engagé de vastes réformes dans ce sens, l’ont fait après un changement de régime ou de dirigeant. Un Etat peut se sentir assez fort pour maintenir l’ordre sans mieux répartir les richesses. Si M. Ghrenassia a des chiffres récents qui corroborent la tendance mondiale qu’il avance, je suis preneur.
par Antoine Québéret - le 20 janvier, 2013
Pourquoi suis -je un chevreuil
par che - le 18 mars, 2014
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