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La justice transitionnelle

2/03/2013 | par Kora Andrieu | dans Monde | 3 commentaires

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A propos de son ouvrage
La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda, Paris, Gallimard, coll. « Folio Inédits », 2012.

 

La justice transitionnelle est une notion encore peu connue en France, en partie parce qu’il s’agit là d’un anglicisme, traduction basique de transitional justice. Certains préfèrent à ce titre parler de « justice de transition », voire simplement de « traitement du passé ». Le problème avec « justice transitionnelle » est que l’expression insinue, à tort, que c’est la justice qui est en transition, donc qu’il s’agirait d’une forme temporaire, éphémère et exceptionnelle du Juste, alors qu’il s’agit plutôt de la justice appliquée au contexte particulier des transitions démocratiques.

 

Historiquement, le concept naît en 1995, lors d’une série de conférences internationales au cours desquelles de nombreux experts se réunissent pour discuter des meilleures manières de promouvoir et d’accélérer les transitions de la « troisième vague » de la démocratie, dans le contexte de l’après-Guerre Froide. L’Argentine, qui a alors déjà mis en place une première « Commission Vérité », fait figure de modèle et de source d’inspiration, notamment pour les pays d’Europe de l’Est. Le développement de la justice transitionnelle est donc très conjoncturel. Il est lié à un moment constitué par la fin de la Guerre Froide, et se fonde sur l’idée d’une « fin de l’histoire », comme le disait Fukuyama : la démocratie libérale apparait, normativement au moins, comme le meilleur régime. Elle constitue donc l’aboutissement quasi naturel, le telos, des transitions politiques dans ce monde de l’après-Guerre Froide. C’est encore le cas aujourd’hui, comme l’on montré les changements récents du monde arabe : quand un régime tombe, on attend unanimement qu’il soit remplacé par un régime ouvert, tolérant et démocratique. L’inverse serait le signe d’une « transition ratée ». La justice transitionnelle, c’est l’ensemble des mécanismes censés favoriser ce passage vers la démocratie en encourageant la confrontation au passé.

 

L’idée forte en est que, pour qu’une société puisse parvenir à ce telos, à ce but qu’est la démocratie libérale, elle doit d’abord regarder son passé en face, se confronter aux violations passées, et assoir sur cette reconnaissance sa nouvelle légitimité. C’est là une idée assez forte, tant, dans de nombreux cas, on peut également considérer que rouvrir le dossier du passé peut raviver de vieilles rancœurs, susciter des tensions, et s’avérer contraire, dans l’immédiat en tout cas, à la paix et à la démocratie. Le cas de la France d’après la Deuxième Guerre mondiale, et du temps qu’il a fallu pour que l’on aborde franchement la question de la collaboration, est à cet égard révélateur – sans parler, encore, de l’Algérie. A ce titre, on a longtemps considéré que les nations étaient construites sur l’oubli : c’était l’idée de Nietzsche ou de Renan, notamment. Mais cela a beaucoup changé. On le voit dans le contexte des révolutions arabes, où très tôt la demande d’une confrontation au passé a émergé. La Tunisie s’est presque immédiatement engagée dans un processus complet de justice transitionnelle, nommant même un Ministère uniquement pour cela. D’autres pays ayant initialement opté pour l’oubli ont progressivement rouvert les dossiers du passé, comme le Brésil, qui vient de mettre en place une Commission Vérité pour faire la lumière sur la dictature militaire, l’Argentine, qui a renversé les anciennes lois d’amnisties, ou l’Espagne qui a finalement entamé l’ouverture de ses fosses communes et l’identification de ses disparus. Ces exemples semblent prôner l’idée d’une universalité des prémisses de la justice transitionnelle, contrairement à certaines critiques qui en font le pur produit d’une hégémonie occidentale.

 

De manière générale, la justice transitionnelle applique les termes de la psychologie individuelle à des nations : les souffrances tues ou niées reviennent toujours nous hanter… Sur la base de ce postulat, on assiste aujourd’hui à une véritable institutionnalisation et à une « disciplinarisation » de la justice transitionnelle, avec une tendance, qui peut être préjudiciable, à une forme d’expertise sur la question : des journaux, des manuels et même des centres de recherche sont spécifiquement dédiés à cette notion. Des équipes de « spécialistes » arrivent sur le terrain dès qu’une transition se profile, parfois avec des formules toutes faites et donc peu opératoires. Dans son développement actuel, le poids de la communauté internationale et des exemples passés est très important, et contribue à l’universalisation du recours à ses mécanismes. On s’inspire des « bonnes pratiques » des uns et des autres, on fait référence aux textes fondateurs de l’ONU… Quand l’Afrique du Sud réfléchissait à savoir que faire des anciens tortionnaires, ce sont les Chiliens et les Argentins qui l’ont conseillée sur la mise en place de la Commission Vérité.  Aujourd’hui, les Marocains ont une grande influence dans les pays arabe, avec leur expérience de l’Instance Equité et Réconciliation. Les Tunisiens, quant à eux, espèrent que leur propre processus servira un jour de modèle dans l’après-révolution arabe, et qu’il pourra être « exporté ».

 

Pour autant, les pratiques de la justice transitionnelle sont difficiles à réunir sous un même vocabulaire. Entre les prémices argentins et chiliens, le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, la Commission Vérité Réconciliation sud-africaine, le mato oput ougandais, ou les gacaca rwandaises, tous analysés dans cet ouvrage, il est difficile de trouver des dénominateurs communs. La justice transitionnelle est une conception très plurielle du Juste, qui fait appel à de multiples formules, mais, dans tous les cas, il s’agit de « faire quelque chose » pour affronter un passé de violations massives des droits de l’homme. C’est là une rupture fondamentale avec la Guerre Froide, où seule la paix, à tout prix, était mise en avant. Toute la particularité de la justice transitionnelle est donc qu’elle repose à la fois sur des exigences hautement normatives (rendre justice aux victimes, reconnaitre les abus passés), et pragmatiques (renforcer la règle du droit, prévenir les violations futures, démocratiser les sociétés). L’idée fondamentale est que les deux aspects se renforcent mutuellement : par exemple, il est attendu que la reconnaissance des responsabilités renforcera la confiance des citoyens envers leurs institutions et donc aussi, à terme, consolidera la démocratie.

 

Ce caractère multiple de la justice transitionnelle peut être appréhendé juridiquement, comme le fait l’ONU, qui divise la discipline en quatre droits, ou « piliers », fondamentaux : le droit à la justice, le droit à la vérité, le droit aux réparations, et le droit aux garanties de non-répétition. On peut aussi le comprendre par référence aux conceptions du Juste ainsi mobilisées, et c’est ce qui est fait dans cet ouvrage : une justice pénale, ou rétributive, une justice reconstructive, plus communautaire, et une justice davantage socio-économique. Dans la pratique onusienne, tous ces aspects doivent être combinés. En effet, dans la plupart des sociétés en transition, il est matériellement impossible de juger tout le monde : la seule réponse pénale n’est donc pas adéquate, et il faut penser des alternatives qui ne promeuvent pas, pour autant, l’impunité, comme les processus « traditionnels » de justice mobilisés en Ouganda ou au Rwanda. Mais dans le fond, tous ces mécanismes ont en commun d’être à la fois des instruments de justice et de reconnaissance.

 

Pour autant, il ne faut pas trop attendre de ces mécanismes. C’est une mauvaise compréhension que de faire de la justice transitionnelle une recette immédiate pour établir la démocratie ici et maintenant. Plus modestement, et dans l’immédiat, la justice transitionnelle peut renforcer la confiance, à la fois des citoyens envers les institutions et des citoyens entre eux, et permettre la reconnaissance des souffrances et des violences passées. Dans les deux cas, la dimension rituelle et symbolique sera fondamentale.

 

En effet, la justice transitionnelle est d’abord le moment d’un nouveau contrat social qui passe aussi par une mise en scène. On avait déjà vu un tel usage de la justice, lors du procès Eichmann, qui avait permis à Israël de se raconter et de se légitimer sur la base d’une mémoire unifiée de la Shoah, mais parfois aux dépens des règles du procès équitable. Dans les Commissions Vérité Réconciliation, cette dimension symbolique est très importante, comme en Afrique du Sud où Desmond Tutu allumait des bougies, chantait, pleurait et priait, ou au Maroc, avec les visites collectives des centres de torture, effectuées souvent dans des moments d’intense effusion émotionnelle. Cette dimension est essentielle, car les nations se construisent aussi sur des symboles. Mais il y a des exceptions, avec par exemple l’Allemagne de l’Est, analysée également dans l’ouvrage, et qui a endossé une autre approche plus froide, plus procédurale, sans entendre les victimes, et sans cette dimension expiatoire. La commission allemande a voulu simplement écrire l’histoire et révéler le fonctionnement du régime est-allemand. L’ambition était moindre qu’en Afrique du Sud, où, au contraire, la frontière entre le privé et le public a souvent été brouillée, avec une « sentimentalisation » évidente de la justice qui peut être problématique. Un juge ne pleure pas : en revanche, il est fréquent qu’un membre d’une Commission Vérité verse quelques larmes…

 

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Philosophiquement, cette « discipline » et cette pratique de la justice transitionnelle posent des questions essentielles, et nous invitent à repenser les principes mêmes du libéralisme politique présenté comme le « telos », comme la fin, des transitions. L’ouvrage tente, précisément, de « tester » le libéralisme d’un John Rawls à la lumière de ce cas extrême (hard case) représenté par les sociétés post-conflit, ou post-dictatoriales. Car ce que la justice transitionnelle, dans ses principes comme dans son application, démontre, c’est que ces sociétés font souvent appel à une conception bien plus épaisse, bien plus substantielle et charnelle du lien social que ne l’autorise un John Rawls. La référence, quasi constante, à des notions morales comme « réconciliation », « pardon », « guérison », ou l’idée même d’une mémoire collective, est une invitation à réfléchir aux manière d’intégrer cet appel aux valeurs tout en restant dans un cadre politiquement libéral, c’est-à-dire ouvert, pluraliste et tolérant – et donc neutre. Certains auteurs comme Ricœur ou Arendt apparaissent ici utiles pour réinjecter du sens au Politique dans ces sociétés traumatisées, et pour défendre une conception plus épaisse du lien social, qui ne verse pas dans un cadre totalement communautaire, mais qui ne considère pas non plus les individus comme des monades. La tension entre ces deux dimensions de la justice transitionnelle, entre son telos démocratico-libéral et les moyens plus communautaires qu’elle emploie souvent, n’est guère réductible, et le juste milieu s’avérera difficile à trouver. Prétendre que le politique et le juridique peuvent « guérir » les individus, est problématique si on le pousse à l’extrême, mais évacuer cette dimension du care, du soin, du souci de l’autre, serait également dangereux. Une esquisse de solution sera proposée, ici, à travers la notion de « capabilités » promue par Amartya Sen, qui nous permettra de penser la possibilité d’un perfectionnisme minimal réintroduisant, au cœur du libéralisme, une conception plus normative de l’humanité même de l’homme qu’il s’agit, ici, de rétablir tant dans la victime, que dans son bourreau.

 

 

Kora Andrieu

Docteur en philosophie morale et politique (Université Paris-Sorbonne), diplômée de Sciences Po et de la London School of Economics, Kora Andrieu est Officier des droits de l'homme dans le Bureau du haut commissariat aux droits de l'homme de l'ONU en Tunisie. Elle a enseigné la philosophie à Sciences Po et à l'Université Paris-Sorbonne. Elle a publié en 2012 chez Gallimard La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda. Suivre sur Twitter : @KoraAndrieu

 

 

Commentaires

Remarquable présentation, ça donne vraiment envie de lire le livre !

par Philippe Le Corroller - le 6 décembre, 2013


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