Äkta Människor : l’amour et la violence comme propres de l’humanité
Jeudi 2 mai dernier s’est achevée sur Arte la première saison de la série télévisée suédoise Real Humans (Äkta Människor). Rappelons en quelques mots le synopsis : dans une société suédoise très similaire à celle d’aujourd’hui, des robots humanoïdes, dits « hubots », sont commercialisés en masse, occupant les postes à fort rendement ou à caractère domestique : ouvriers, assistantes aux personnes âgées, etc. Il existe aussi des versions « sexbots », vendues légalement ou utilisées dans des pep-shows/bordels, après manipulation illégale du code source pour les rendre davantage « entreprenantes » auprès des clients. Pourtant, un groupe de hubots libérés du blocage Asimov, « les enfants de David Eischer », tente de survivre et vise à libérer tous les hubots. Le titre de la série reprend le nom d’un groupuscule extrémiste anti-hubot, tandis que le générique montre la nuque d’un hubot, dotée d’un port USB.
De manière un peu surprenante, cette série n’a suscité pour le moment que des recensions chronologiques de toutes les séries précédentes traitant de robots [1]. L’entretien par Arte avec le réalisateur, Lars Lundström, se contente de faire d’ÄM « une superbe opportunité pour aborder de manière métaphorique ce qui arrive actuellement dans nos sociétés : les bouleversements politiques, le mariage homosexuel, l’immigration illégale… » [2]. La métaphore la plus exploitée est celle de l’esclavage des Africains, auquel se réfèrent la pasteure lesbienne Aså lors d’un sermon dédié aux hubots, et l’avocate Inger Engman lorsqu’elle se dispute avec son mari au sujet du respect à accorder à leur hubot domestique. L’entretien ne fait qu’esquisser l’aspect philosophique intéressant de cette série : explorer la question de l’humanité.
Dans les notions qui ont servi à caractériser l’humain, les fameux propres de l’homme que seraient le rire, la bipédie, la pitié, etc., trois ressortent particulièrement ici et viennent confirmer une tendance des séries (et films) sur les robots : l’amour, la violence et la liberté ; les deux premiers servant à préparer et à prouver la troisième.
Historiquement, la liberté a été associée à la violence pendant les rebellions paysannes, puis les révolutions britannique, française et américaine, et enfin dans les mouvements de décolonisation. Exercer la violence comme marque de sa souveraineté, du fait que l’on s’appartient en propre. Dans ÄM, la preuve de la nature non humaine des hubots, est leur passivité, due au blocage Asimov : ils sont donc souvent frappés, sexuellement agressés, ou simplement commandés sans politesse par leurs propriétaires. Au Hubot Market, le patron utilise cette totale obéissance comme argument de vente, qu’il démontre par une monumentale gifle. Un être qui ne se rebelle pas peut-il être traité avec respect ? Après tout, les bêtes mordent, griffent, ou s’enfuient lorsqu’on les bat… Mais ce n’est pas ce que la caméra nous montre : à chaque coup ou agression, correspond un moment de suspens, où, le temps d’un battement de cils synthétiques, l’on se demande ce qui va se passer. Les marques de respect inattendues provoquent des moments semblables : la première fois que Lennart remercie son hubot gériatrique, celle-ci redresse légèrement la tête et ses pupilles semblent se dilater [3].
Les hubots libérés se distinguent par leur usage de la violence – surtout la meneuse, Niska, qui commet plusieurs meurtres. Cette violence possède une double caractéristique : elle est offensive et souvent vengeresse. Comme le soulèvement des machines mené par Skynet dans les films Terminator et la série Les Chroniques de Sarah Connor (TSCC – 2008-2009), et comme les Cylons de Battlestar Galactica (BSG – 2004-2009), ce qui pousse les humains à prendre au sérieux les robots, ces créatures qui n’auraient pas d’âme mais un logiciel [4], ce sont leurs réactions violentes censément impossibles – ou plutôt, impensables. Entre religion et mythe de Frankenstein, en passant par la métaphore de l’esclavage moderne, l’humanité des hubots d’ÄM se manifeste d’abord par leur capacité à contre-attaquer.
Toujours dans cette thématique de l’obéissance, entre dressage et programmation, l’amour est une question omniprésente dans la série. La nature clé de cette émotion est livrée par le hubot Béa Novak. Interrogée par Niska sur ses intentions envers Roger et le rôle qu’il va jouer dans leur plan de libération des hubots, elle explique que l’amour est la motivation la plus forte chez les humains, et qu’elle va donc le faire se tuer par amour pour elle. L’amour dans ÄM, mais aussi dans les Chroniques de Sarah Connor et Battlestar Galactica, se définit par le désintéressement et par la filiation ou la procréation. Il ne doit pas être un simple attachement programmé, une mission. L’amour doit être un désir et un acte de confiance. Là où le T-800 reprogrammé du T2 – Judgment Day s’acharnait jusqu’au sacrifice à protéger John Connor, le T-888 Cameron des Chroniques de Sarah Connor parvient seule à passer d’une reprogrammation à une autre, suite à l’endommagement de ses circuits. La série Battlestar Galactica va encore plus loin, en faisant de la procréation homme/Cylon la preuve de la réalité de leur amour, et par ricochet, d’un retour au biologique la condition de l’humanité en puissance des Cylons : la vie, l’amour, la mort.
Reste à savoir ce que vont nous dire les prochains épisodes d’ÄM : l’amour sera-t-il vraiment, comme l’affirme Béa, le propre de l’humanité ? Et selon quelles modalités ?
n
[1] M. Raynaud, « Zoom – Les robots dans les séries« , dossier Arte ; M. Lechner, « le robot aménagé« , Libération, 29 mars 2013.
[2] http://www.arte.tv/fr/lars-lundstroem-createur-de-real-humans-un-miroir-pour-nos-propres-existences/7364810,CmC=7369880.html
[3] Ce qui renouvelle, à travers la mise en scène, la question posée par la physiognomonie : comment distinguer les émotions spontanées (vraies) des émotions simulées (fausses) ? Comment savoir qu’un hubot reproduit l’expression d’une émotion ou qu’il se contente de ne pas réagir violemment ?
[4] C’est ce que le personnage de Starbuck assène au prisonnier Cylon Leoben, quand il lui parle de sa foi en Dieu : « Error, error, does not compute. I don’t have a soul, I have software. If I die, I’m gone. ».
Marie Quévreux est doctorante en philosophie à l'Université Pierre Mendès-France de Grenoble. Membre du comité de lecture de la revue Implications Philosophiques et membre du comité de rédaction de la revue Comment s'en sortir ?, elle coédite l'ouvrage Textes-clés de la Philosophie du genre à paraître chez Vrin en 2014, et a publié plusieurs articles sur le rire et l'humour.
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