Bergson around the clock : durée vécue et temps abstrait
Le temps est une donnée essentielle de l’existence et de la conscience que nous en avons. Si notre monde n’est ni un ni stable, c’est que tout existe sur le mode du temps qui passe. Le temps existe : nous en avons l’intuition, la sensation, et nous constatons ses effets en permanence. Le premier des effets du temps est la lutte de l’homme contre ce dernier. Mais savons-nous au moins contre quoi nous luttons ? Savons-nous au moins définir le temps ? Ne pas en être capable tout en le combattant rend notre combat semblable à celui d’un Don Quichotte face à ses moulins à vent. Un coup d’épée dans l’eau. Un coup de lame au travers de la flamme. Le temps se définit comme succession. Succession de quoi ? Peu importe, il énonce le principe même de la succession. En ce sens, il s’oppose à la simultanéité : deux instants ou deux secondes ne peuvent, par définition, avoir lieu en même temps. Ou alors, il s’agit de la même seconde, donc d’une seconde, et non deux. Philosophiquement, le temps est le concept par lequel nous tentons de saisir le principe du changement dans le monde et dans notre conscience. Il est le concept par excellence, désignant la nécessité de ce qui est à la fois réel et immatériel. En effet, le temps en lui-même n’est pas observable mais, de ses effets tangibles – les rides, la fatigue ou au contraire le regain d’énergie – , nous déduisons qu’il ne peut pas ne pas exister. L’eau est une métaphore classique de la temporalité, c’est-à-dire de la conscience du temps. Eau dynamique : le fleuve, la Seine du « Pont Mirabeau » d’Apollinaire. Eau statique : le lac de Lamartine, temps fantasmé qui s’arrêterait sur le plus beau de nos jours. « Ô temps, suspends ton vol ». Mais, comme l’écrit Héraclite (Fragments), « Tout coule, tout s’écoule » et « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Le problème qui se pose est dès lors celui de la nature du temps. Les questions de son origine et de sa destination n’ont pas lieu d’être dans la mesure où, infini, illimité, il n’a ni début ni fin. Scientifiquement et d’un point de vue théorique, la seconde se répète indéfiniment pour prolonger le temps à l’infini, comme le point la droite. D’ailleurs, pourquoi parle-t-on de « seconde » – et non de « première » ou de « deuxième » – ? Parce que c’est la même, qui se répète, au-delà de deux, un nombre indéterminé de fois. Techniquement, nos horloges permettent une quantification du temps ainsi que des repérages dans ce dernier, les calendriers un découpage en saisons, l’histoire une division du temps collectif et passé en époques. Pourtant, nous vivons le temps également à travers le sentiment de son unité.
Dès lors, le temps est-il une propriété du réel, un sentiment intime de l’être humain ou une mesure que notre perception du réel impose à ce dernier ? Une réalité, une idée ou un instrument ?
Le problème est que le concept de temps répond à ces trois définitions. Dès lors, l’une prévaut-elle sur les deux autres ? Le temps naturel, comme propriété du monde, est indéfinissable. Le temps est comme l’eau : on peut la voir mais, quand on essaie de la saisir, elle file entre nos doigts. À la question « qu’est-ce que le temps ? », Augustin répond : « Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » (Confessions, XI). Restent le temps subjectif et le temps objectif. Pour Bergson, le mot « temps » ne saurait être employé pour les deux acceptions sans que nous commettions certaines confusions, notamment la plus importante en la matière, qu’il nomme dans Durée et simultanéité la « spatialisation du temps » (Bergson, Durée et simultanéité, ch. VI « L’espace-temps à quatre dimensions »), c’est-à-dire l’attribution au temps des caractéristiques de l’espace : divisibilité, quantification, réversibilité. En fait, seul un temps artificiel peut posséder ces propriétés. Si le temps est une « donnée immédiate de la conscience », pour reprendre le premier titre de Bergson (Essai sur les données immédiates de la conscience), alors il ne peut être découpé, chiffré ou retourné en arrière. Telle émotion que j’ai ressentie un jour lors de tel événement forme une unité. Elle est par essence incommensurable et appartient désormais à jamais au passé et au souvenir. Durée et simultanéité présente une critique de la notion de temps telle qu’elle est conçue dans la théorie de la relativité d’Einstein ; aussi Bergson introduit-il une distinction entre la « durée réelle » de la conscience philosophique et le « temps mesurable » de la science (ch. II « De la nature du temps »). La durée s’entend en tant qu’elle est concrètement vécue et pensée par le sujet et correspond à une expérience de la conscience. Le temps s’entend comme mesure scientifique abstraite – construite par l’intelligence humaine –, discontinue – les unités de mesures qui se répètent sont séparées – et homogène – toujours la même unité de mesure. En fait, la durée désigne l’état et la qualité d’une réalité qui se déploie et persiste, quand le temps quantifie la répétitivité d’un fait artificiel. La première présuppose la conscience, la seconde un outil. Il peut s’agir du même phénomène. Prenons l’exemple d’un morceau de musique que j’écoute. Il a une durée et se compose de X mesures à X temps. Nous savons que le temps chronométré du morceau n’a rien à voir avec la durée de son écoute. La version originale de Rock around the clock de Bill Haley fera toujours 2’12’’. Mais sa durée vécue demeure étrangère à cette mesure puisque la chanson peut me sembler courte ou long, selon qu’elle m’ennuie ou m’enthousiasme, que je danse dessus ou que je regarde les autres danser dessus. En outre, si j’ai toujours la chanson en tête, sous la forme d’un souvenir auditif, si son expérience acoustique se poursuit ainsi, peut-on dire que son audition soit vraiment terminée ?
« Écoutez la mélodie en fermant les yeux, en ne pensant qu’à elle, en ne juxtaposant plus sur un papier ou sur un clavier imaginaires les notes que vous conserviez ainsi l’une pour l’autre, qui acceptaient alors de devenir simultanées et renonçaient à leur continuité de fluidité dans le temps pour se congeler dans l’espace : vous retrouverez indivisée, indivisible, la mélodie ou la portion de mélodie que vous aurez replacée dans la durée pure. Or notre durée intérieure, envisagée du premier au dernier moment de notre vie consciente, est quelque chose comme cette mélodie. Notre attention peut se détourner d’elle et par conséquent de son indivisibilité ; mais, quand nous essayons de la couper, c’est comme si nous passions brusquement une lame à travers une flamme : nous ne divisons que l’espace occupé par elle. » id.
La durée est dite pure dans le sens où elle se conçoit sans altération de ce qu’elle est par essence, c’est-à-dire hétérogène – ses états de conscience et faits se succèdent dans leurs différences mutuelles – et fluide – ses états de conscience s’interpénètrent. La continuité de la durée comme donnée de la conscience présuppose le mémoire. Quel que soit le type de succession envisagée, il est « impossible d’imaginer ou de concevoir un trait d’union entre l’avant et l’après sans un élément de mémoire ». Bergson écrit : « Toute conscience est donc mémoire – conservation et accumulation du passé dans le présent. » (L’Énergie spirituelle, ch. I « La conscience et la vie »). De plus : « La conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. » id. Sans lien entre deux instants, il n’y a qu’un instant. Imaginons un temps musical et sur ce temps un silence, puis imaginons une reproduction de ce silence sur la partition. Sans lien, sans pont entre ces temps musicaux, le silence initial est seul et ne pourrait composer le 4’33’’ de John Cage dont la partition est un long silence qui forme un tout ou, si l’on veut, la répétition du même silence sur un temps, ce qui, pour la conscience, revient au même. À l’écoute – si l’on peut dire… – et grâce à la mémoire nous retenons les silences justes passés à travers le sentiment que nous en avons éprouvé et éprouvons encore, même s’il a changé, plus que par sa codification analytique et son solfège ne montrant que des quantités. Pour Bergson, si la ligne de feu de l’étoile filante est divisible à l’infini, sa mobilité et son mouvement sont un. Alors que le temps est statique en ce sens que ses composants sont figés, la durée pure constitue une indivisible mobilité.
L’impossibilité du découpage d’un mouvement qui ne soit pas un artifice de chicaneurs, d’ergoteurs ou de pinailleurs, peut être montrée par le début du Pont Mirabeau d’Apollinaire :
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne »
L’absence de ponctuation marque la fluidité de ces trois premiers vers. On peut se demander s’il faut comprendre « Sous le pont Mirabeau coule la Seine et nos amours. Faut-il qu’il m’en souvienne ! » ou « Sous le pont Mirabeau coule la Seine. Et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne ? ». Seuls les minutieux zélés, maniaques et angoissés, compteurs de bines – petits poids – comme l’on dit au Québec et frappés de la maladie de Poinsignon voudront savoir où mettre une ponctuation. Les autres se laisseront aller à leur plaisir de se faire porter par le fleuve sans se poser de question. C’est là toute la différence entre expliquer l’existence et la comprendre.
Le temps est un thème « rock’n roll » important. Les jours de la semaine ponctuent le rythme du Happy days de Gimbel et Fox (1974), générique de la série du même nom : « Rockin’ and rollin’ all week long. Sunday, Monday, Happy Days. Tuesday, Wednesday, Happy Days. Thursday, Friday, Happy Days. »
Le morceau de Bill Haley Rock around the clock (1955) marque, quant à lui, la victoire de la durée vécue sur le temps des horloges. On a beau compter le temps qu’il reste à danser – normalement jusqu’à minuit et pas après – la soirée, ou plutôt la nuit dansante, se poursuit (oui, je sais, de nos jours, minuit est l’heure à laquelle on commence à peine à danser…). L’horloge elle-même vieillit. Nous lui survivrons peut-être. Dans le morceau, regarder l’horloge n’a pas pour but de surveiller l’horaire afin de le respecter mais de narguer la machine et, en même temps, l’autorité qu’elle représente : je suis encore là même si ce n’est pas permis. Mais mon but n’est pas de désobéir. C’est plutôt que mon mouvement, ma fête et ma joie composent un ensemble que je ne veux pas interrompre arbitrairement parce qu’une pendule se met subitement à sonner. Les douze coups de minuit de Cendrillon et sa fuite, alors qu’avec le Prince le sentiment amoureux était installé, ne sont-ils pas le symbole même du coitus interruptus, d’un fait de l’existence profonde rompu par la morale ?
Le comportement qui consiste à faire fi de l’heure et donc des conventions liées aux organisations sociales est significatif de ce qu’est le rock, même à ses débuts, en costume et en robe à ruban, c’est-à-dire une expression de contestation, la volonté de vivre non pas l’instant présent mais le temps qui passe, le désir de ne pas le contrôler mais de glisser avec lui, sur lui, d’être mobile sur le mode même de l’existence. Secoue et roule : rock and roll. Arrêtons d’apprendre à nager sur le bord de la piscine en décomposant des mouvements par de ridicules gestes qui ne conviennent pas à l’eau mais à l’air, et plongeons directement dans le grand bain. Arrêtons de danser la valse en comptant « 1, 2, 3 », dansons le rock dans l’enchaînement fluide et la qualité improvisée de ses figures. Imaginons Bill Haley danser, jeter un œil sur l’heure qu’il est et philosopher un moment :
« Quand je suis des yeux, sur le cadran d’une horloge, le mouvement de l’aiguille qui correspond aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée, comme on paraît le croire ; je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent. En dehors de moi, dans l’espace, il n’y a jamais qu’une position unique de l’aiguille et du pendule, car des positions passées il ne reste rien. Au dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie. C’est parce que je dure de cette manière que je me représente ce que j’appelle les oscillations passées du pendule, en même temps que je perçois l’oscillation actuelle » (Durée et simultanéité, ch. II « De la nature du temps »)
Imaginons maintenant Bergson danser le rock :
« One, two, three o’clock, four o’clock, rock,
Five, six, seven o’clock, eight o’clock, rock,
Nine, ten, eleven o’clock, twelve o’clock, rock,
We’re gonna rock around the clock tonight. »
Dans cette ouverture du morceau, la terminaison systématique « rock » sur les trois premiers vers après l’énonciation des heures qui passent rappelle la prédominance de l’activité vécue, fondatrice de la durée, sur le temps théorique. Pareil pour la répétition persévérante « We’re gonna rock, rock, rock, ‘til broad daylight ». Faire le tour du cadran est le signe de l’unité, de la boucle bouclée, du mouvement accompli, de minuit à midi. L’ouverture permet un démarrage de la durée vécue. Le chant entre d’emblée a cappella, montant par pallier dans les aigus. Seuls les intervalles des phrases sont remplis par des coups à la batterie et une même note à la contrebasse et au piano. Puis l’ensemble de la formation prend son envol pour cinq parties, cinq phases successives et continues de la soirée et de la nuit. On retrouve là encore la distinction entre durée vécue à travers la danse et la musique rock, et temps mathématique de l’horloge. Dans le premier couplet, nous nous préparons et nous nous retrouvons : « Put your glad rags on and join me, hon’ ». Dans le deuxième, au milieu de la fête, nous encourageons l’orchestre à ne pas faiblir : « If the band slows down we’ll yell for more ». Dans le troisième, la septième heure sera celle de l’extase : « We’ll be right in seventh heaven ». Dans le quatrième, nous serons en pleine forme : « I’ll be goin’ strong and so will you ». Dans le cinquième, nous ferons une pause et recommencerons : « we’ll cool off then Start a rockin’ round the clock again ». Il ne s’agit pas là d’une programmation qu’il faut respecter à la lettre – à la seconde – mais les étapes continues d’un même mouvement. Ce sont cinq variations autour d’un même thème :
« We’re gonna rock around the clock tonight,
We’re gonna rock, rock, rock, ‘til broad daylight.
We’re gonna rock, gonna rock, around the clock tonight. »
La musique fait défiler la grille d’accords traditionnelle du rock. La batterie, d’un ou de deux coups de caisse claire ou d’un coup de cymbale fermée, marque à chaque fin de vers et durant tout le morceau les temps et le temps. Le classique solo de guitare après le deuxième couplet fait glisser dans un mouvement fluide ses cordes en tremolo. Le solo de saxophone après le quatrième couplet répète une phrase musicale d’abord calée sur les temps puis décalée, à contretemps, comme pour montrer par la syncope que la durée n’est pas homogène.
Qu’il s’agisse du morceau de Bill Haley et de ses comètes, de la comète de Halley ou de l’étoile filante de Bergson, la durée est toujours durée de quelque chose : la durée désigne par définition une aptitude à durer. Le temps, lui, peut exister tout seul, c’est là sa monstruosité, sa transcendance. Il passera toujours quand bien même rien d’autre n’existerait. Durer ne consiste pas à échapper au temps ou à le fuir. Durer, c’est faire face au temps. Durer permet de mettre de côté le sentiment qu’une pendule soit en même temps un conte (faute volontaire) à rebours.
En fait, il faut laisser le temps nous porter. Ce n’est pas qu’il nous porte vers la mort mais plutôt qu’un jour il s’arrête pour nous. La mort est une autre dimension où, justement, le temps ne passe plus pour nous. Certes Baudelaire écrit : « Ô douleur ! ô douleur ! Le temps mange la vie » (Baudelaire, « L’ennemi », Les Fleurs du mal). À nous cependant de faire de notre temps de vie une vraie durée, une vie remplie. Il faut se passionner pour les activités les plus riches. Serait-ce là du divertissement, dirait Pascal ? Mais nous n’allons tout de même pas passer tout notre temps à réfléchir sur notre condition humaine ! Il n’y a pas que la philosophie, dans la vie, il y a le rock, aussi… Et danser toute la nuit…
La nuit ne porte pas conseil, elle – en fait, le sommeil – efface les sentiments de la veille. La veille dans les deux sens du terme. Normalement, la nuit, c’est le sommeil. Donc veiller la nuit, qui est le divertissement par excellence, que nous fassions la fête jusqu’au petit matin ou que nous laissions l’angoisse nous empêcher de dormir, c’est refuser les conseils de la raison, c’est s’accrocher à ses sentiments. L’insomnie est la fête des vieux et la fête l’insomnie avant l’heure.
Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l'esthétique et l'éthique à l'Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente depuis, seul ou en power trio, la performance du Rock'n philo live, interprétations philosophiques de morceaux rock repris sur scène. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) et Rock'n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016). Vous pouvez aussi retrouver son site personnel : www.francismetivier.com.
Commentaires
BIEN
par BIEN - le 12 février, 2014
[…] aussi : Bergson around the clock : durée vécue et temps abstrait (Francis […]
par iPhilo » Rousseau et le cri rock : la construction d’une voix - le 24 janvier, 2021
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